Ineffablement nous
Dans les jours qui suivirent, Aziraphale explora les archives du Paradis, prétextant rechercher le moyen le plus efficace de détruire Crowley, bien que le but recherché soit effectivement l’inverse. Il était à la recherche d’une faille, d’un moyen de protéger Crowley sans se faire démasquer. Chaque page feuilletée, chaque rituel même les plus ridicules passés en revue, tout lui paraissait insuffisant.
Jusqu’à ce qu’il trouve dans un parchemin une vieille mention d’un rituel oublié pour accomplir un miracle incognito : un sort de protection céleste, désormais interdit, qui pouvait dissimuler toute trace d’une personne, pour l’Enfer comme pour le Paradis. C’était différent de ce qu’ils avaient fait pour cacher Gabriel, bien-sûr, car cela détruisait toute trace de souvenir de la personne sur qui le sort était jeté, chez toute personne qui aurait pu la connaître... à l’exception du lanceur du sort.
Le problème ? Il devait descendre sur Terre pour le réaliser, et chaque action qu’il entreprenait hors des ordres du Conseil était scrutée. Mais il fallait bien qu’il trouve un moyen de protéger Crowley...
Il voulut alors trouver un moyen de le contacter, indirectement, sans que le Paradis ne le sache, afin de l’avertir du danger qui le guettait. Il savait qu’envoyer un message direct, avec sa voix et son apparence était hors de question, le Paradis surveillait tout... mais ce n’était pas la seule raison qui le freinait... Aziraphale était également complètement effrayé à l’idée d’entamer une conversation avec Crowley après... leur dernière. Il se toucha encore une fois les lèvres... et ferma les yeux. Il ne savait même pas par quoi commencer s’il devait lui parler à nouveau... des excuses ? Lui demander son pardon ? Lui dire qu’il avait raison ? Même la danse de ‘’j’avais tort, tu avais raison’’ ne suffirait pas pour se faire pardonner. Il se mordit la lèvre, et se creusa la tête, pour trouver des signes que seul Crowley comprendrait. Il fouilla dans ses souvenirs leur passé commun, leurs moments partagés, les discussions avec lui... Puis une idée lui vint. La Bentley de Crowley.
Il se concentra intensément, mobilisant toute sa foi et sa volonté pour insuffler un petit miracle discret dans la vieille voiture. Un simple détail, mais qui ne pourrait pas passer inaperçu par le démon.
Dans les rues de Londres, Crowley roulait sans destination précise, ses lunettes de soleil vissées sur le nez, le visage fermé. Il refusait de penser à Aziraphale. Refusait de se souvenir de son sourire, et donc se concentrait sur la route, sur les décors qui défilaient à toute vitesse, indéfiniment, sous ses yeux. Soudain, les enceintes de la Bentley grésillèrent. Une chanson se lança toute seule : ‘’Good Old fashioned Lover Boy’’ de Queen. Rien de trop surprenant, sa voiture lançait toujours d’elle-même des chansons de ce groupe. Crowley faillit tout de même freiner brusquement en plein milieu de la route. Il connaissait bien cette chanson, mais se rappela qu’il l’avait écoutée avec Aziraphale, pour la première fois, dans cette même voiture. Il se força à respirer profondément.
« Non, non, non, non ! Grogna-t-il nerveusement, en tentant d’éteindre sans succès l’autoradio. C’est juste un hasard. Juste un foutu hasard. »
La Bentley ne lui obéissait pas. Il fit mine d’accepter et d’ignorer la chanson, mais soudain, la musique changea... : ‘’A Nightingale sang in Berkeley Square’’. Crowley mit un petit moment à réagir puis fou de rage, il frappa d’un grand coup de poing dans la radio, qui explosa en étincelles. Il se gara en plein milieu de la route, et sortit de sa voiture, continuant à pied.
« Tu l’as bien cherché, maudite caisse. »
Aziraphale, attendait un signe en retour. Rien. Pas de réponse. Il mordit sa lèvre inférieure, inquiet. Était-ce trop subtil ? Crowley l’avait-il compris ? Il se souvenait pourtant de la référence du ‘’rossignol’’ dans leur dernière discussion, même s’il n’avait pas trop compris pourquoi il avait évoqué ce volatile avant de... l’embrasser. Aziraphale rougit à cette pensée, puis se ravisa. Il fallait tenter autre chose.
Crowley s’était réfugié dans son appartement. Il tenta de se détendre avec une bonne douche aussi bouillante que les rivières infernales. Il en sortit et attrapa sa serviette. Une odeur lui arriva en plein visage. Une fragrance douce et familière, qu’il pouvait reconnaître entre mille : un mélange de vieux livres, de thé au miel et... d’Aziraphale. Il se figea.
Non. Impossible... Il inspecta la salle de bain. Il n’avait pourtant pas d’eau de Cologne. Il ne portait jamais de parfum non plus. Il n’y avait aucune raison pour que l’odeur d’Aziraphale imprègne l’air comme ça. Sa mâchoire se serra. Il sortit précipitamment, claquant la porte derrière lui et grogna d’un ton profondément irrité : « Bordel l’Angelot, fous-moi la paix. Je crois que je deviens complètement fou. »
Aziraphale, lui, sentait l’angoisse l’étreindre. Encore un échec ? Il ne recevait toujours aucune réponse. Peut-être qu’il fallait qu’il soit plus direct.
Le lendemain matin, Crowley se rendit au café de Nina, et prit six expressos à emporter dans un gobelet. Il s’en alla de suite, ne souhaitant pas entamer de discussion avec elle, et porta le gobelet à ses lèvres, puis s’étouffa. Il toussa un bon coup, puis ouvrit le capuchon du gobelet : une plume blanche flottait dans le liquide noir. Il hurla et jeta le gobelet par terre, qui s’explosa au sol. La plume, immaculée, resta intacte au milieu du café noir renversé sur l’asphalte. Les mains de Crowley tremblèrent. Sa respiration était saccadée. C’était une plume d’ange. Pas n’importe laquelle. Il le sentait.
« Arrête ça, Aziraphale... » murmura-t-il, la voix rauque.
Mais la colère prenait le pas sur le reste. Il refusait d’être hanté ainsi. Il ne voulait pas de ses rappels, de ces souvenirs qui le déchiraient.
Aziraphale était à bout. Il sentait Crowley s’éloigner, lui échapper, et cela était insupportable. Avait-il fait une erreur ? Crowley lui en voulait-il à ce point ? Ou pire... était-ce trop tard et les anges lui avaient déjà fait du mal ? Un dernier essai. Il mit tout son espoir dans un dernier signe.
Lorsque Crowley rentra chez lui, il remarqua immédiatement quelque chose d’étrange dans son appartement... deux tâches de couleur qui n’avait pas lieu d’être parmi ses plantes vertes en parfaite santé : une jonquille d’un jaune resplendissant qui s’était entremêlée à une rose rouge. Ces deux fleurs avaient fleuri dans l’un des pots, où était pourtant planté une monstera. Il les fixa, muet. C’en était trop. Dans un accès de rage et de douleur, il balaya tout. Il jeta les pots de toutes ses plantes qui s’écrasèrent contre le mur, la terre se répandit sur le sol. Il piétina la jonquille, puis saisit la rose, la serra jusqu’à sentir les épines lui entailler la peau, puis la jeta aussi violemment.
« Ça suffit ! hurla-t-il à plein poumons. » Sa voix se brisa. Il tremblait de tout son être.
Il resta immobile au milieu du désordre, les poings serrés, le souffle court. Puis il s’effondra sur le sol, dos contre le mur, et baissa la tête. Il ne voulait pas pleurer, il ne l’avait encore jamais fait jusqu’à présent.
Mais il pleura quand même.