Ineffablement nous

Chapitre 3 : Un mensonge céleste

1583 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a 2 mois

Aziraphale arpentait les couloirs nacrés du Paradis, un sourire crispé figé sur son visage. Tout était toujours aussi harmonieux, immaculé, parfait... il avait l’impression d’être une tâche d’encre sur une page blanche, même en étant tout de blanc vêtu. L’Archange Gabriel, bien qu’absent, avait laissé une administration impeccable derrière-lui, et ses subordonnés s’attendaient à ce qu’il reprenne les rênes sans poser de questions. Mais des questions, il en avait. Beaucoup.

Il s’arrêta devant une immense baie vitrée donnant sur une mer de nuages dorés. Loin sous ses pieds, le monde terrestre poursuivait sa course indifférente. Quelque part là-bas, Crowley était... où, d’ailleurs ? Il se refusait à imaginer la réponse.

« Archange Suprême Aziraphale ? »

Il se retourna vivement. Muriel, avec son éternelle expression d’apprentie émerveillée, se tenait devant lui, un rouleau de notes à la main.

« Ah ! Muriel. Je suis heureux de te voir. Comment se passe la vie sur Terre ? Oh ! Et la librairie, comment se porte ma librairie ? Tu es ici... Rien de fâcheux, j’espère ?

_ Oh ! Non, non ! Tout va à merveille sur la petite planète des humains, ils sont fascinants, et la librairie... j’adore ! C’est encore plus fascinant que fascinant ! Oh, mais j’oubliais, dit-elle en reprenant d’un coup un air sérieux...

_ Oui, que puis-je faire pour vous ?

_ C’est plutôt moi qui devrait vous poser la question ! On m’a missionnée de vous rapporter que vous avez reçu dernièrement plusieurs assignations concernant l’Ordre Céleste et... hum... quelques réunions sur la ‘’rééducation des âmes égarées’’. Vous n’avez pas répondu... et ils se sont dit qu’ils pourraient m’envoyer car en tant qu’Ange ayant aussi un peu vécu avec les humains, je pourrais un peu mieux vous comprendre, si vous voyez ce que je veux dire... »

Aziraphale pâlit légèrement. Il savait ce que cela signifiait : des sessions de ‘’redressement’’ pour quelques esprits déchus et démons triés sur le panier, afin de grossir les rangs du Paradis. Il avait délibérément ignoré ces réunions car le sujet le gênait profondément. L’ange frissonna soudain. Crowley leur serait-il passé entre les griffes, enfin, entre leurs mains célestes ? Cette idée le bouleversa.

« Dites-moi Muriel... demanda-t-il hésitant, en ajustant nerveusement son nœud papillon... Avez-vous vu récemment le démon Crowley pendant que vous étiez à Londres ?

_ Oh oui ! Enfin non, pas tout à fait. Je l’ai vu, passer et repasser avec son véhicule noir, fascinant ce genre de moyen de locomotion, les humains sont vraiment ingénieux ! Oh, pardon je m’égare. Parfois il jetait un regard vers la librairie. Puis repartait en trombe... Il n’avait pas l’air très... ravi ? Je ne sais pas trop, je découvre tout juste les émotions... Oh ! Et vraiment les livres, ils sont fascin-...

_ Savez-vous s’il fait partie des âmes déchues dont il est question pour... la rééducation ? coupa Aziraphale, qui s’impatientait.

_ Oh... eh bien... officiellement, il est toujours classé comme entité déchue en activité... mais... il y a des discussions.

_ Des discussions ? »

Elle baissa ses yeux, vers ses notes, triturant le parchemin du bout des doigts.

« Disons que certains autres anges et Archanges estiment que... Crowley est irrécupérable, et dangereux. J’ai entendu aussi parler d’un Plan, le concernant...

_ C’est-à dire un plan ? C’est étrange, personne ne m’en a parlé... En quoi consiste-t-il ? Qui en a eu l’idée ?

_ Je ne suis pas assez haut placée pour savoir quoi que ce soit à ce propos... Oh mais j’allais oublier ! C’est pour ça que je suis venue, vous devez vous rendre à la réunion organisée dans quelques minutes lumière. Vous feriez mieux d’y être pour participer aux prises de décision ! Je peux y aller ? Les livres ne vont pas se lire tout seuls, et j’avais tout juste commencé un livre fascinant de Jane Austen avant d’être convoquée ici...

_ Je... merci Muriel. Vous pouvez disposer. »

Elle hocha la tête avant de disparaître dans un éclat de lumière. Aziraphale, lui, resta figé, le regard perdu dans le vide. Si Crowley était en danger, il devait agir. Il devait comprendre ce qui se tramait ici. Et pour cela, il lui fallait des réponses. Et s’il y avait bien une chose qu’il savait, c’était que le Paradis ne révélait pas ses secrets sans qu’on les lui arrache. Alors il poussa la porte de son bureau et se rendit dans la salle du Haut Conseil, où se réunissaient les Archanges et le Métatron.

Il marcha d’un pas nerveux et prit place sur le siège qui lui était réservé. Les autres Archanges arrivèrent également. Le Métatron était absent, ce qui apaisa légèrement l’inquiétude d’Aziraphale. Michael entama la réunion, d’un ton autoritaire :

« Je te salue, Archange Suprême Aziraphale. Nous t’attendions, ta présence est cruciale. Bien, nous pouvons commencer la réunion. Nous avions prévu de parler initialement des sessions de rééducation pour les âmes déchues, mais des rapports venant de la Terre nous ont alerté sur une autre urgence : la menace que représente le démon Crowley. Aziraphale, le Métatron a ordonné que tu sois présent pour statuer sur son cas, car tu le connais bien. »

À l’évocation du nom de son ami, Aziraphale sursauta. Cependant il répondit, en essayant tant bien que mal de camoufler sa nervosité :

« Il y a erreur, je ne le connais pas... si bien... c’est un démon après tout ! En tout cas, j’ai rompu tout lien avec lui en... vous savez, en acceptant le poste d’Archange Suprême, ici. Mais que disent vos rapport ?

_ Le démon Crowley a démontré récemment une instabilité croissante, poursuivit Michael. Il ne répond plus à l’autorité de l’Enfer, et pourrait représenter un réel danger. Quand tu étais sur Terre, il se contenait, comme un molosse gardé en laisse. Mais qui sait de quoi il serait capable maintenant que tu es ici ?

_ Le Métatron a donc estimé qu’il valait mieux l’éliminer de l’équation. asséna Uriel. »

Le sang d’Aziraphale se glaça. Il savait que Crowley était certainement en colère, blessé suite à son départ, surtout après leur dernière discussion houleuse... mais en aucun cas une menace pour l’Humanité, l’Enfer ou le Paradis ! Ce n’était pas un démon malveillant, juste un être perdu dans un monde qui ne lui laissait pas sa place.

« Peut-être qu’il est simplement... troublé ? tenta-t-il, en essayant tant bien que mal de garder un ton neutre. Je pourrais essayer de lui parler, de le raisonner, ou de lui dire de se faire oublier... »

C’est alors que le Métatron apparut dans la pièce, sans crier gare. Il parla comme s’il avait déjà tout écouté depuis le début :

« Tu sembles particulièrement attaché à lui, Aziraphale, le coupa-t-il, en haussant un sourcil. Et c’est bien cela le danger. Un ange ne peut s’attacher à un démon, encore moins un Archange Suprême. On a déjà failli courir à la catastrophe avec le précédent Archange Suprême Gabriel et son amourette immonde pour cette puante de Belzébuth. Non, tu ne peux pas descendre voir ce démon. Vous êtes encore trop... liés. Cela nuit à ton travail ici, et par extension, au Paradis, et même à l’Univers. Il faut se débarrasser du problème, t’en débarrasser. Il faut donc éliminer le problème, de quelque manière que ce soit, afin que le Paradis retrouve sa sérénité et que tu puisses accomplir les grands projets que nous allons te confier sans risquer d’être distrait. Maintenant il nous reste seulement à trouver de quelle manière l’atteindre sans nous causer trop de paperasse ou des problèmes avec l’autre camp. »

Aziraphale inspira profondément et prit sur lui, même s’il avait envie d’hurler. Il ravala sa colère et s’efforça de sourire.

« Bien. C’est entendu, dit-il calmement, en inclinant la tête. En tant qu’Archange Suprême... stagiaire, je suivrai les directives du Conseil, et j’œuvrerai pour le Bien et je réfléchirai sous peu à un moyen de résoudre... d’éliminer notre... problème. »

Le Métatron et les Archanges acquiescèrent, visiblement satisfaits, puis prirent congé. Mais dans son for intérieur, Aziraphale avait déjà pris une décision : il ne laisserait pas Crowley être détruit. Ce grand mensonge céleste lui pesait bien moins que l’inquiétude qui le rendait presque fou à propos de son ami.


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