Les belles et bonnes fortunes d'un dé

Chapitre 4 : Rendez-vous à la fin du monde

2189 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Cette fanfiction participe au jeu d'écriture du forum Fanfictions.fr "Les dés sont jetés" (octobre 2024)

Le but du jeu : lancer un dé à 20 faces pour chacun des six paramètres, ce qui nous donne les clés d’un one shot.

Mon tirage :

caractéristique du héros : 5 - empathique

un lieu : 2 - la nuit

un objectif : 11 - le temps

un objet : 5 - une bague

une rencontre : 16 - secret

un obstacle : 17 - un enfant




L'ange et le démon étaient dans le pétrin, manifestement. Selon le Plan, l'antéchrist - le jeune Warlock - devait rencontrer aux alentours de ses 11 ans un molosse venu spécialement du fond des enfers pour l'occasion. Le gamin nommerait alors le chien, il obtiendrait ainsi les pouvoirs héréditaires de son père, le Prince des Ténèbres, et débuterait l'Apocalypse.

Ni l'un ni l'autre n'était franchement emballé par la tournure que prenaient les événements. Aussi, depuis la remise de l'enfant au couvent Ste Béryl, ils avaient tout tenté pour que le gosse ne soit ni trop bon ni trop mauvais, faisant en quelque sorte office de parrains. On arrivait au moment de vérité : Warlock Dowling aurait onze ans le lendemain. L'urgence imposait une rencontre au sommet.


Il était onze heures trente ce soir-là, quand Aziraphale enfila son manteau et quitta la librairie, dont il ferma soigneusement la porte à clé, pour se rendre au kiosque à musique du parc tout proche, l'un de leurs points de rendez-vous habituels avec Crowley. La nuit était tombée depuis longtemps. Arrivé sur les lieux, il ferma les yeux et se concentra quelques instants, tout en tournant sa chevalière en or autour de son auriculaire, sept fois dans le sens contraire des aiguilles d'une montre, prononçant mentalement la formule ancestrale pour invoquer le démon.

– Hey ! Aziraphale !

– Crowley. Il faut qu'on parle.

– De l'Apocalype, oui. Je sais.

– On ne peut pas laisser les choses en l'état. La terre ne peut pas disparaître, n'est-ce pas ? La fin des temps ne PEUT pas arriver, nous sommes d'accord ? Cet enfant est une énorme épine dans le pied à lui tout seul. Que peut-on faire ?

Aziraphale avait presque crié, la voix grimpant dans les aigus, au bord de la crise de panique.

– J'ai réfléchi, le rassura le démon. Le gamin, il pourrait lui arriver un pépin...

– Comment ça, un pépin ? Comme dans la pomme ?

– Nah, une tuile, quoi.

– Comme chez les couvreurs ?

– Bon sang mon ange, t'as encore des progrès à faire en vocabulaire humain ! Une infortune, un malheur, si tu préfères.

– Non, je ne préfère pas, Crowley. Précise ta pensée, mon cher.

– Je veux dire que tu pourrais le tuer.

– Mais... je n'ai jamais... je ne pense pas que j'en serais capable. Toute créature a reçu la vie des mains du Tout-Puissant, et chacune d'entre elles mérite respect, bienveillance et miséricorde. Je n'ai jamais fait de mal à une mouche, alors un enfant...

– Oh ! Tuer des enfants n'a pourtant jamais arrêté ton camp, ajouta perfidement Crowley. Dois-je te rappeler le Déluge ?

Un long silence s'ensuivit.

– Je n'étais pas, et ne suis toujours pas, impliqué dans les Grandes Décisions.

– Ouais, c'est un peu facile. Pas de sang sur les mains, hein ? ricana le démon.

– Les voies du Seigneur sont...

– Impénétrables. Je sais.

– Et le Plan divin est...

– Ineffable, oui. Je crois que tu me l'as déjà dit.

– Et pourquoi ne le fais-tu pas, toi ? Tu es un démon après tout, et les démons font le mal, c'est dans leur nature, non ?

– C'est moi qui l'ai amené au couvent, je te rappelle. Si je l'élimine maintenant, je vais directement attirer les soupçons. Ils savent, en bas, que j'ai fini par m'acclimater un peu trop bien à la vie sur terre, et que j'étais pas très chaud pour cette affaire d'Apocalypse. Un truc qu'on peut pas facilement cacher au duc Hastur. C'est peut-être pas le pingouin qui glisse le plus loin, mais il a un flair redoutable pour démasquer les démons renégats.

– Comment ça, quel pingouin ?

– Laisse tomber. C'est une expression humaine.

– Et qui sont les démons renégats ?

– Des comme moi, Aziraphale. Ne crois pas que je suis le seul spécimen, on est plus nombreux que tu penses à évoluer sur la ligne de crête, à nous arranger avec l'Enfer jusqu'à un certain point. Mais je suis le seul à... « fraterniser » avec l'ennemi.

– Oh, je vois, bredouilla l'ange, troublé par la portée de ces mots.

Lui non plus n'était pas blanc comme neige vis à vis du Paradis, et cela depuis le mensonge originel au sujet des enfants de Job. Quant à « fraterniser » avec l'ennemi, ce n'était pas exactement le terme qui convenait, mais c'était le premier qui avait franchi ses lèvres en ce jour de 1862, lorsqu'il avait refusé de fournir à Crowley l'eau bénite qu'il lui réclamait. D'ailleurs, existait-il un mot humain pour qualifier le genre de relation qui s'était instaurée entre eux au fil des siècles ?..

– Eh bien alors, tu pourrais peut-être, je ne sais pas moi, geler le temps ? Pour que cette rencontre avec le molosse infernal n'ait jamais lieu ?

– Tu sais bien que ça serait seulement provisoire. Je peux pas geler le temps éternellement.


Aziraphale réfléchissait désespérément à une solution. Pas simple d'arrêter le processus une fois que tout le projet était sur les rails. Ah ! On peut dire que le ciel et l'enfer avaient bien orchestré l'affaire ! À croire qu'ils s'étaient concertés. Ce qui n'était pas impossible, à bien y réfléchir. Après tout, Lucifer avait une revanche à prendre depuis cette histoire d'ange déchu. Et la clique emplumée n'attendait qu'une occasion pour asseoir sa victoire finale, totale et incontestable. Ils étaient de mèche, aucun doute. Cette guerre, ils la voulaient tous.

– Et si on envoyait le gamin sur un autre système stellaire ? Alpha du Centaure, Cassiopée, Betelgeuse ? L'univers est si vaste...

– Tu m'apprends rien, mon ange. C'est moi qui ai créé toutes ces étoiles. Tout ça pour sservir de vulgaire papier peint, et tout foutre en l'air au bout de sssix petits millénaires, t'avoueras quand même qu'il y a de quoi enrager. Une telle beauté, à la poubelle ? Ssssans blague !

Crowley se mettait à siffler, comme le serpent qu'il était aux origines, quand la colère le prenait. Aziraphale rentra la tête dans les épaules en lui lançant un regard inquiet.

– Et de toute façon, tu crois pas que les parents déclencheraient illico des recherches en alertant la police ? Sois un peu sérieux, ajouta le démon.

– On pourrait l'enlever alors, et l'échanger avec un autre gosse qui lui ressemble ?

– Mais tu prends les parents pour de parfaits abrutis ou quoi ? Mettons qu'on trouve un presque sosie du gamin, ils vont s'en rendre compte, évidemment. Je te concède qu'ils ne portent guère d'attention à leur progéniture, ces bâtards. Ah ça, pour jouer les mondains dans les cocktails de l'ambassadeur, y'a du monde, mais pour chanter des berceuses au môme tous les soirs, heureusement que j'étais là !

Aziraphale ne put réprimer un frisson en se remémorant les paroles de ladite berceuse, que Crowley lui avait rapportées, du temps où ils faisaient respectivement office de nounou et de jardinier pour la famille Dowling :


Endors-toi, rêve de douleur,

de sang, de ténèbres, de terreur.

Il viendra, mon enfant chéri,

ton règne, quand tout sera détruit.

Endors-toi et laisse les pleurs

aux humains, dans un grand malheur.

Riche ou pauvre, roué, ingénu,

bientôt tous auront disparu.

Endors-toi et entends les cris

de ceux qui hurlent dans la nuit :

les âmes damnées, les déchus,

accourant réclamer leur dû.


Seul Arthur Rimbaud avec ses « Corbeaux » était capable de lui infliger de pareilles noires visions.

Dieu merci, il avait œuvré du mieux qu'il pouvait pour contrecarrer l'empreinte démoniaque que Crowley tentait d'imprimer sur la jeune âme malléable du petit. Et il espérait y être parvenu.

– Et même, même... C'est le fils de l'ambassadeur américain, bordel ! Tu penses bien qu'il y aura à son anniversaire une foultitude de gorilles en embuscade, armés jusqu'aux dents, prêts à bondir sur le moindre clampin un tant soit peu suspect ! Et eux, ils ont la photo du gamin imprégnée sur la rétine, peut-être même qu'on leur a greffée directement au cerveau, s'ils en ont un. Non, c'est mort. Il est trop tard, conclut le démon, fataliste.


La nuit porte conseil, paraît-il. Ils décidèrent donc de réfléchir chacun de leur côté à cette équation insoluble. C'était l'impasse. Tous deux cherchaient vainement une solution pour empêcher la rencontre de l'antéchrist et du molosse infernal, qui déclencherait l'accession aux pouvoirs du fils de Satan, et le départ de la chevauchée des quatre cavaliers de l'Apocalypse. Et eux, tout ce qu'ils voulaient, c'était juste arrêter tout ça. Qu'on leur foute la paix, pour qu'ils puissent continuer cette douce et paisible existence. Si possible, pour l'éternité. Et si possible, ensemble. Aussi bien Crowley (comme Hastur l'avait flairé), qui avait pris goût au confort et au mode de vie humains du XXIe siècle et appréciait son café, son whisky, sa voiture, son an... qu'Aziraphale qui, quant à lui, ne pouvait se passer de ses livres, son thé, ses restaurants, son dém...


Bref. La fin de la fin des temps, voilà ce qu'ils visaient. Rien de moins.


Ils se retrouvèrent miraculeusement le lendemain, près de l'endroit où devait se dérouler la fête. C'était une magnifique propriété à quelques quarante miles de Londres, résidence d'été de l'ambassadeur, en lisière d'un charmant village niché au creux d'une nature vallonnée. Pour profiter d'une vue d'ensemble, ils s'étaient garés au flanc de la Colline au Faisan.

– Nickel, fit remarquer le démon. D'ici, on voit parfaitement le manoir, le parc et les alentours. On pourra pas manquer le clebs quand il va se pointer.

Ils observèrent quelques camionnettes, stationnées devant la grille du manoir. Des employés s'affairaient à en sortir et installer chaises, barnums, décorations, sono, pâtisseries et boissons fraîches.

– Justement, intervint l'ange. Si on ne peut rien faire pour l'enfant, on peut agir sur le chien, peut-être ? L'intercepter, pour le soustraire au face à face ?

– Super idée, ouais. Si t'as le moindre début d'une vague esquisse d'idée de l'endroit où il se trouve et par où il va rappliquer, et accessoirement, à quoi il ressemble, je suis preneur, ironisa Crowley. On le chope et on le refourgue à Saint Roch. Ah ! Ah ! Ah ! Oublie. On improvisera.


Ils sortirent de la Bentley, pour profiter un peu de l'air sain de la campagne (enfin, c'est ce que souhaitait Aziraphale, car Crowley se moquait bien de respirer l'atmosphère londonienne saturée de pollution). L'ange s'éloigna en flânant sur le chemin, les mains derrière le dos et le nez en l'air, contemplant alternativement le ciel d'un bleu limpide et le bord du chemin, parsemé de petites fleurs de toutes les couleurs. Le démon s'adossa à la carrosserie et se mit à siffloter, les mains dans les poches.

Aziraphale revint à la voiture, les joues rosies par le grand air, la mine réjouie et la main serrant un bouquet de jolies fleurs des champs.

– Tu comptes pas poser ces cochonneries sur les sièges de la Bentley, j'espère ? siffla Crowley en arquant un sourcil effarouché. J'ai pas prévu le plaid en tartan pour les protéger.

– Mais c'est joli ! plaida l'ange d'une petite voix plaintive. Ce sont des boutons d'or. Ils sont de la même couleur que tes...

– C'est des pissenlits, asséna le démon retenant à grand-peine un éclat de rire. Ça tache. J'ai l'impression que tu t'y connais mieux en chants d'oiseaux qu'en flore sauvage, mon ange !

Aziraphale jeta au loin les pauvres fleurs incriminées, et se mit à se frotter les mains pour en ôter les traînées blanchâtres laissées par le liquide laiteux qui s'écoulait des tiges. Crowley se remit à siffler « I'm in love with my car » en attendant l'arrivée prévue du molosse infernal, tandis qu'au manoir, la fête battait son plein.


Ils ont attendu, attendu.

Il n'est jamais venu.

Ngk...*


* Toute ressemblance avec une chanson célèbre de la fin des années 60 n'est pas une coïncidence.



Laisser un commentaire ?