Les belles et bonnes fortunes d'un dé
Cette fanfiction participe au jeu d'écriture du forum Fanfictions.fr "Les dés sont jetés" (octobre 2024)
Le but du jeu : lancer un dé à 20 faces pour chacun des six paramètres, ce qui nous donne les clés d’un OS.
Mon tirage :
caractéristique du héros : 13 - violent
un lieu : 6 - oppressant
un objectif : 9 - la liberté
un objet : 3 - un parchemin
une rencontre : 19 - du métal
un obstacle : 13 - un passage
Nous sommes en 1656. Toute l'Angleterre tremble sous le joug de l'Inquisition Espagnole... Toute ? Non ! Car un village peuplé d’irréductibles Britanniques résiste encore et toujours à l’oppresseur. Et ils ne rendent pas la vie facile aux garnisons d'inquisiteurs qui arpentent les campagnes en traquant l'hérétique.
Ici les jours sont tous pareils. Ils s'écoulent, paisibles, au rythme des tâches quotidiennes. Les hommes aux champs, les femmes s'activent à traire les vaches, produire beurre et fromage, nourrir les volailles, pétrir le pain, cuisiner les repas, préparer le chanvre et le lin, filer la laine, tenir la maison propre, s'occuper des enfants.
Les jours de marché, elles s'en vont vendre beurre, fromage, lait, œufs, poulets, porcs, oies et toutes sortes de céréales, pour faire rentrer quelques couronnes dans le foyer, et acheter ce qui manque au ménage. Il n'est pas rare qu'elles s'emploient en outre à aider leur mari pour remplir la charrette à fumier, conduire la charrue, charger les foins, planter et récolter le blé, le seigle et le houblon, ou encore ratisser des cultures fraîchement fauchées telles que l’orge et l’avoine.
Certaines se plaignent parfois de la fatigue de ces longues journées de labeur, et de leurs nuits trop courtes. Mais, bon an mal an, la vie suit son cours.
En lisière du village d'Amberster est une petite chaumière. Là vit Agnès Nutter. Tout le monde connaît et apprécie Agnès. Elle n'a pas son pareil pour soigner les petits et grands maux de chacun. Elle sait les secrets des simples, qu'elle cultive dans son jardin ou qu'elle va récolter sur la lande, au bord des chemins ou dans la forêt toute proche.
Une plaie qui s'infecte ? Agnès. Un flux de ventre ? Agnès. Un bébé qui se présente mal lors d'un accouchement ? Agnès encore. Car elle a aussi d'excellentes aptitudes à faire venir les enfants au monde. On ne saurait se passer d'elle.
Elle aurait pu profiter de ses dons pour amasser une petite fortune, mais non. Tout ce qui lui importe, c'est de venir en aide à son prochain.
- Oh, Agnès, merci mille fois ! Comment te rétribuer ? demandait souvent le patient, guéri.
- Eh bien, si tu as trop de choux ou de poireaux, cela me conviendra parfaitement, répondait-elle dans un sourire bienveillant.
Ainsi les villageois paient-ils leur « consultation » : qui d'un panier de légumes, qui d'un poulet, qui de deux douzaines d'œufs. Une vie simple, la satisfaction de rendre service, suffisent au bonheur d'Agnès.
On ne lui a jamais connu de mari, mais qu'importe. C'est une femme trop précieuse à la communauté pour qu'on s'arrête à ce genre de détail. Sûrement un homme passa dans sa vie, autrefois, car elle donna naissance à une fille, la petite Vertu, maintenant l'épouse de John Device. Le jeune couple habite un autre village à quelques lieues de là.
Elle possède en outre un don fort utile : celui de prédire l'avenir. Il n'est pas rare qu'on vienne la trouver avec à l'esprit une question : cinquante tiges d'achillée dans sa main ou des feuilles de thé au fond d'une tasse et elle vous donnera la réponse…
- Agnès, la récolte sera-t-elle bonne cette année pour le blé ?
- Oui : La manne verte viendra du ciel.
Évidemment, tout ne saurait être rose à Amberster. De la jalousie à la malveillance, le pas fut vite franchi pour Jude Badger, un homme détestable et méchant, une langue de vipère dont tout le monde se méfie. L'une de ses vaches était morte dans la nuit de façon inexplicable. Et le voilà parti, tôt ce matin, trouver dans la grande ville voisine l'inquisiteur général Tu-ne-commettras-point-l'adultère Pulsifer, à qui il comptait bien dénoncer cette sorcière d'Agnès Nutter, qu'il rendait responsable de sa mésaventure.
- Monseigneur, dit-il à Pulsifer dès qu'une entrevue lui fut accordée, il est dans notre village d'Amberster une sorcière qui m'a causé grand dommage. Sûr, c'est elle qui a ensorcelé ma vache pour la faire périr.
- Avez-vous d'autre éléments qui vous font soupçonner une telle ignominie ? demanda l'inquisiteur, dont le visage afficha aussitôt une grimace de dégoût.
- Oh ! Eh bien, elle fabrique des potions bizarres pour les villageois, je suis certain qu'elle pratique des rituels démoniques.
- Et ?
- Elle vit seule, Monseigneur, et n'a point de mari. Je ne serais pas plus étonné que ça qu'elle s'accouple au Diable en personne lors du Sabbat.
- Ne m'en dis pas plus, brave homme. Et accompagne-moi dans ton village.
Pulsifer était d'un naturel brutal, coléreux, volontiers méchant. Sa fonction d'inquisiteur comblait au mieux ses élans compulsifs de cruauté. Il fut donc ravi qu'on lui apporte sur un plateau une nouvelle affaire.
Il se croyait investi d'une mission sur terre : délivrer la populace de ses croyances primitives, libérer ces esprits simples de toute influence maléfique ou sorciéreuse, et remettre les âmes dans le droit chemin, à savoir la confiance totale et aveugle en Dieu Tout-Puissant.
Il fit dans Amberster une entrée fracassante, accompagné de toute une garnison, dont son fidèle second, l'inquisiteur colonel Tu-honoreras-ton-père-et-ta-mère Barker.
- Colonel, allez quérir tantôt des fagots auprès des habitants. Qu'on édifie le bûcher sans tarder, lança-t-il à Barker sitôt arrivé sur la place du village.
- Mais, sauf votre respect, Monseigneur, vous n'avez pas encore convoqué la prévenue et...
- La prévenue est coupable, cela ne fait aucun doute, le coupa sèchement Pulsifer.
Les habitants, médusés, assistèrent donc à la construction du grand bûcher au beau milieu de la place. Une corde de bois fut nécessaire pour ériger dans la journée cette inquiétante pyramide surmontée d'une étroite estrade avec un mât, autour duquel était enroulée une corde qui devait servir à lier les mains de la condamnée. Parfaitement rond, d'où qu'on le regarde, l'assemblage serrait le cœur de quiconque laissait son regard s'y attarder.
Pulsifer n'avait encore rien dit, mais chacun pressentait bien à qui l'ouvrage était destiné. Les villageois se lançaient des regards soupçonneux, se demandant avec angoisse qui avait bien pu convoquer dans leur paisible bourgade cette armée d'uniformes noirs et de chapeaux bizarres. Ce bûcher dégageait une aura oppressante.
Le lendemain matin, Agnès fut convoquée par Barker dans la sacristie de l’église. Elle s’y rendit sans crainte, et observa placidement l’inquisiteur sortir ses instruments d’une mallette : un pendule, une cloche, une bible, une chandelle et une longue aiguille. Elle n’en fut nullement troublée.
Peu de temps après, Pulsifer fit le point avec son subalterne :
- Alors, colonel, avez-vous planté l’aiguille dans le corps de cette créature ?
- Non, Monseigneur. L’aiguille est toute rouillée.
- Et alors ?
- Je suis inquisiteur, pas tortionnaire, sauf votre respect, mon général !
- Par le ciel, ce n’est pas avec vos réticences de pucelle effarouchée qu’on arrivera au bout de la procédure ! Mais soit. Voici une aiguille neuve.
Il lui tendit l’objet, une fine tige de 6 pouces de long, d’un métal rutilant, à l’extrémité parfaitement affilée.
- Faites-en bon usage, cette fois…
Dans l’après-midi, Pulsifer s’enquit des résultats :
- Est-ce chose faite, Barker ? Où avez-vous piqué ?
- À l’oreille, Monseigneur.
- Et ?
- Le sang n’a point coulé. Sans aucun doute, elle a l’oreille des démons supérieurs.
- Conclusion ?
- Elle m’a assuré que j’avais guéri sa crise d’arthrite, qui s’était réveillée la veille. Elle m’a aussi demandé la même chose de l’autre côté, m’informant que ce serait parfait pour se mettre une jolie paire de créoles… Qu’a-t-elle voulu dire par là, mon général ?
L’inquisiteur en chef était perplexe. Il envoya son second effectuer une discrète enquête de voisinage.
Barker revint au rapport le lendemain matin :
- J’ai appris qu’elle avait soigné la vérole de son voisin Jim Bennet, la semaine passée. Et aussi qu’elle possédait un chat noir, prénommé Azraël.
- Je le savais ! hurla Pulsifer, en levant les bras au ciel. C’est une sorcière, toutes les preuves sont là ! Je m’en vais de ce pas rédiger l’acte d’accusation ! jubila-t-il en se saisissant d’un parchemin et d’une plume.
Cependant, les villageois n’étaient pas restés les deux pieds dans le même sabot. Les femmes, surtout, avaient parfaitement compris ce qui se tramait, à voir l’inquisiteur colonel rôder de par les ruelles, interroger les habitants et fouiner autour de la chaumière d’Agnès.
Son amie la plus proche, Sarah Friend, vint la voir, terrifiée :
- Agnès, ils veulent ta peau ! Ils vont te brûler sur le bûcher, sans même un procès équitable !
- Je sais, répondit tranquillement Agnès. D’ailleurs, ils sont en retard.
- Mais ce n’est pas inéluctable ! Tu peux, tu dois fuir !
- Ma pauvre Sarah ! C’est écrit. Les astres ne mentent pas. Il est d'autres feux que les miens, voilà ce qu'ils m'ont révélé. Mais les miens, de feux, vont me réduire en cendres sur ce bûcher, j'en ai la certitude.
- Agnès, comment quelqu'un de si intelligent peut-il être aussi stupide ? Évidemment qu'il est d'autres feux que les tiens ! Les soupes mijotent aux mêmes heures, dans tous les chaudrons de nos chaumières, sur les flammes des cheminées ! Ça ne signifie nullement que tu doives périr par le feu, je t'assure ! Réagis ! Cette prophétie n’est pas pour toi !
Pour toute réponse, Agnès lui adressa un sourire triste et résigné.
Ses affaires étaient en ordre. Sa fille et son gendre recevraient bientôt l’unique exemplaire imprimé de l’œuvre de sa vie, « Les belles et bonnes prophéties d’Agnès Nutter, sorcière », accompagné des instructions nécessaires. Tout irait bien.
Sarah quitta la chaumière, mue d’une soudaine détermination.
Pendant que l’ennemi rédigeait son ignoble pamphlet, énumérant des chefs d’accusation tout droit sortis de son imagination enfiévrée, comme « guérit les gens par la magie», « fait mourir le bétail », « fabrique des potions et élixirs surnaturels » ou encore « utilise un chat noir pour des sortilèges », Sarah s’en alla rameuter toutes les femmes disponibles au village, les exhortant à l’action.
Son acharnement fut récompensé. Et toutes dirent : « Non ! On ne peut pas laisser faire ça ! »
C’est ainsi qu’en cette fin d’après-midi, la délégation de sept inquisiteurs, menée par le général Pulsifer, s’engagea sur le chemin qui mène chez Agnès, mais se vit bloquée par une armada de femmes enragées. Il était hors de question de toucher un seul cheveu de leur compagne, cette amie si chère, si bienveillante, qui œuvrait sans relâche pour le bien de tous. Si elle ne voulait pas se défendre, elles le feraient à sa place.
Le passage était bien gardé. Il y avait là Sarah, bien sûr, qui menait la fronde, mais aussi Mary, Susan, Hannah, Élisabeth, Jane, Margaret, Catherine, Ann, et bien d'autres. Toutes les femmes du village étaient là, armées de bâtons, fourches, battoirs, jusqu'aux plus modestes cuillères en bois.
Déroutés par les cris et les injonctions de ces furies, les inquisiteurs stoppèrent leur avancée, interrogeant leur chef du regard. Les rebelles criaient des « Dehors les bouffons ! » et des « Allez tous au diable ! » en brandissant et entrechoquant leurs outils, dans un tintamarre menaçant.
Pulsifer, qui savait qu’un bain de sang nuirait à sa réputation, ne put se résoudre à l’affrontement. Il n’allait pas risquer de ruiner sa carrière pour une sorcière de campagne affublée d’un chat noir, d’autant qu’une autre affaire de la plus haute importance l’attendait dans le Suffolk, à Bury St Edmunds, où deux femmes venaient d’être dénoncées par leurs voisins, et accusées d'ensorcellement contre plusieurs enfants. Rose Cullender et Amy Denny allaient payer pour Agnès.*
Je reviendrai ! menaça-t-il néanmoins en s’en retournant, furibard.
Agnès profita de ce court répit (qu’elle n’avait, il faut bien l’admettre, pas vu venir cette fois) pour interroger les astres, qui lui répondirent bien gentiment : Là où l'oiseau de fer ne se pose plus. Elle en avait conclu que l’oiseau en question était l’inquisiteur en chef, et qu’il ne reviendrait plus à Amberster. Elle sortit enfin de chez elle pour annoncer la bonne nouvelle à ses amies, et les remercier chaleureusement.
En effet, on ne revit plus Tu-ne-commettras-point-l'adultère Pulsifer et sa bande malfaisante.
Ainsi reprit la vie paisible du village. Agnès prenait toujours soin de ses semblables.
S’armant de patience, elle réussit même à leur inculquer quelques notions d’un mode de vie sain, comme par exemple consommer plus de fibres, éviter de manger trop salé-trop sucré-trop gras ou faire dix fois le tour du village en courant sans que personne ne les poursuive. Elle eut plus de difficulté avec le concept de boire de l’eau, les villageois préférant une bonne pinte de bière ou de cidre, et lui rétorquant qu’ils ingurgitaient déjà bien assez d’eau dans leurs tasses de thé.
On raconte qu’à Amberster, l’on vivait en meilleure santé et plus vieux que dans le reste du pays.
On raconte aussi qu’Agnès aurait inventé une nouvelle façon de soigner, qui lui permit de guérir quantité de désagréments parmi ses patients : douleurs diverses dont arthrose, lombalgie, sciatique, ainsi que maux de tête et troubles du transit intestinal.
Cette technique prendrait au début du XXe siècle le nom d’auriculothérapie.
* Procès des sorcières de Bury St Edmunds, en 1645 et 1662