Les belles et bonnes fortunes d'un dé

Chapitre 5 : Fruits défendus

2778 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 23 jours

Cette fanfiction participe au jeu d'écriture du forum Fanfictions.fr "Les dés sont jetés" (octobre 2024)

Le but du jeu : lancer un dé à 20 faces pour chacun des six paramètres, ce qui nous donne les clés d’un one shot.

Mon tirage :

caractéristique du héros : 3 - couard

un lieu : 19 - l'eau

un objectif : 20 - la richesse

un objet : 7 - une chaussette

une rencontre : 5 - un pacte

un obstacle : 20 - l'air




« C’est une belle journée pour planter des pommiers ! » pensait Mr Tyler en ce matin du 25 novembre 2017. Ne dit-on pas qu’à la Sainte Catherine, tout bois prend racine ? La veille, il avait consulté la météo qui annonçait des valeurs autour de 46°F à 50°F au cours de la journée. Cette matinée était prévue sous un grand soleil, avec un léger vent de sud-ouest. L'après-midi, après un épisode nuageux, le vent chasserait progressivement la grisaille. La nuit suivante devait bénéficier d’un ciel clair et d’une température clémente.

C’est que notre homme n’avait pas renoncé à son idée : récolter des pommes, fabriquer du cidre, et faire fortune. « C’est notre projèèèèèè ! » avait-il déclamé à son épouse Abigail, en cet été précédent, les bras levés au ciel, et dans le regard un éclair de folie qui n’avait pas manqué d’inquiéter la pauvre femme (dont ce n’était absolument pas le "projet"). Leur chien, un teckel nommé Apple, s’était alors prudemment réfugié sous la table en couinant, la queue entre les pattes. Son échec breton * n’avait nullement refroidi ses ardeurs cidricoles. Il en était revenu bredouille, pour cause de mauvais timing dans ce voyage organisé pendant lequel il prévoyait de glaner quelques utiles informations sur les variétés les plus adaptées. Mais qu’importe ! "À cœur vaillant" etc.

Certes, le potager de Mr Tyler était largement garni de plates-bandes de légumes divers, ainsi que de quelques massifs de dahlias et autres productions florales dont il ne voyait pas l’utilité, mais dont il prenait grand soin, sur l’insistance d’Abigail. L’arrière de son terrain était déjà bien fourni en arbres qui produisaient de délicieuses pommes à couteau ou à cuire, qu’il se faisait un plaisir d’offrir à ses voisins contre rémunération sonnante et trébuchante, au black bien entendu. Il n’y a pas de petit bénéfice. Il n’avait toutefois pas loisir d’en céder à Mr Young, son garnement de fils se faisant un malin plaisir de venir en personne lui chaparder ses fruits sous son nez dès que l’occasion se présentait. Adam était un sale gosse mal élevé, voilà la vérité. S’il n’avait tenu qu’à lui, ç’aurait été la maison de correction direct.


Il avait donc acheté récemment une nouvelle parcelle de terre, à quelques encâblures de sa maison. Ce terrain de presque dix acres était bordé par une rivière, qui n’était autre que la Tamise, serpentant paresseusement au pied des champs de Mill End. Il s’était alors tourné vers le pépiniériste le plus réputé de Tadfield, qui tenait le magasin L’Arrosoir Souriant en périphérie du bourg. Eyden, le gérant, s’était fait un plaisir de conseiller son client :

– Je vous recommande la Newtown Pippin, très sucrée, aux arômes prononcés de concombre et de melon. Il en résultera une belle fraîcheur pour votre cidre. Adams Pearmain est très aromatique aussi. Si vous souhaitez apporter au produit fini une touche d’amertume plus prononcée, la Dabinett, douce-amère, sera tout indiquée. La Kingston Black est géniale aussi. Elle produit un jus rouge, abondant et corsé, doux et fruité avec un arrière goût tannique aux saveurs de noisettes, citron et caramel au beurre salé. Toutes ces variétés sont parfaitement adaptées au terroir.

– Ah... Et combien d’arbres préconisez-vous ?

– Ça dépend. En basse-tige ou en haute-tige ?

– …

– Si vous n’êtes pas sûr, commencez donc en demi-tige avec 180 sujets à l’acre. En basse tige, le rendement est meilleur mais il vous faudrait 320 plants. Et 24 en haute tige. C’est vous qui voyez. Mais gardez à l’esprit qu’il n’y a rien de mieux que le mélange de variétés pour obtenir un produit parfaitement à votre convenance. Variétés douce, douce-amère, amère et acidulée, en proportions que vous adapterez.

– Et vous me garantissez la qualité de vos produits ?

– Mr Tyler, enfin ! Il en va de ma réputation dans tout Tadfield et ses environs ! se récria le spécialiste. Mes collaborateurs et moi sommes très attachés à la satisfaction de nos clients, et nous apportons tout notre soin à la qualité et à la vigueur de nos plantes. Des contrôles qualité sont régulièrement effectués. Cette quête de l'excellence nous permet de vous offrir la garantie "100% reprise" jusqu'à 5 ans, qui consiste à remplacer un article n’ayant pas repris par un produit identique, si vous avez bien suivi les conseils et précautions de plantation du Guide de Culture joint à votre achat. En cas d’impossibilité, un avoir vous sera délivré. Un pacte de confiance, en quelque sorte. C’est cela, Monsieur, L’Arrosoir Souriant !


Noyé sous les conseils, notre cidrier amateur s’en retourna donc chez lui avec quelques 100 plants des différentes variétés préconisées par Eyden. Trop timoré pour démarrer une exploitation à grande échelle, il avait préféré se cantonner à des débuts prudents. « Rêvez grand, mais commencez petit ! » avait-il lu quelque part. Il y avait malgré tout laissé une petite fortune, ce qui lui avait labouré le cœur au moment de signer le chèque.

Et voilà donc Reece Patrick Tyler, en cette matinée lumineuse de novembre, affairé à planter ses pommiers. Il se disait qu’en les positionnant le plus près possible de la rivière, il n’aurait qu’à se servir pour arroser les jeunes plants. Toujours ça de gagné sur la facture d’eau !

Le malheureux se mit rapidement à transpirer sous son chapeau de paille. Pfff… La journée n’y suffirait pas !

Deux jours plus tard, il pouvait se féliciter de l’ouvrage accompli. Ses pommiers plantés et arrosés, il put enfin prendre un peu de repos et soigner ses courbatures. Il tablait sur une première récolte dans au moins trois ans, voire cinq, ce qui lui laissait tout loisir d’affûter ses connaissances tout en bichonnant ses arbres, et aussi d’acquérir le matériel nécessaire, du pressoir à la boucheuse. Une rapide étude de marché lui permettrait d’évaluer à quel moment ses investissements une fois amortis lui assureraient un gain conséquent et une fortune qu’il espérait rapide. Et bien sûr prévoir une solide clôture grillagée, peut-être même électrifiée, pour décourager toute intrusion ou vol de ses précieux fruits. « À nous deux, Adam Young ! » ! songeait-il, fort peu charitable, en imaginant la future mine déconfite du gamin.


Il devait consacrer le mois de février suivant au premières tailles fruitières de ses protégés. Cependant, il remarqua rapidement que les sujets des premiers rangs près de la rivière n’étaient pas en excellente forme. Par ailleurs, le sol était détrempé et ses bottes en caoutchouc s’enfonçaient dans la terre humide à chaque pas, remontant avec un "plop" de ventouse quand il relevait le pied. Elles devaient présenter quelques entailles et fissures, car ses chaussettes furent rapidement mouillées. Seule sa pingrerie était à blâmer, car bien fatiguées, les malheureuses bottes auraient mérité d’être remplacées. « Elles me feront bien encore une saison », avait-il tranché.

Bref, les jeunes pommiers près de l’eau avaient mauvaise mine. Il décida d’attendre le printemps pour voir s’ils allaient s’en remettre.

Ils ne s’en remirent pas. Certes, c’était trop tôt pour une première floraison, mais les arbres à l’autre bout du terrain semblaient sains et vigoureux, tandis que ceux longeant l’eau étaient de piètre allure, grisâtres et rabougris. Rentré chez lui, il quitta bottes et chaussettes à la porte, enfila ses charentaises et s’en fut consulter le Guide de Culture de L’Arrosoir Souriant.

« Un substrat trop détrempé induit le pourrissement des racines : la plante ne peut plus se nourrir correctement, ses feuilles ramollissent et jaunissent, puis se nécrosent et meurent. Un excès d'eau peut aussi faciliter les attaques parasitaires. » lut-il avec effroi.

Par la fourche du Diable ! Pour sûr, ceux-là étaient plantés dans une zone trop humide ! Il s’en voulait de n’avoir que survolé le chapitre 2 : "Situations à éviter".

Il était fautif, évidemment, et pas très fier de lui.

Poltron par nature, il n’en était pas moins cupide. Aussi ces deux traits de caractère se disputèrent-ils l’honneur de peupler les rêves qui, la nuit suivante, l’empêchèrent carrément de fermer l’œil. Au matin, l’air chiffonné et le regard torve, sa décision était prise, car il était encore plus radin que pleutre : il allait tenter le coup auprès d’Eyden.


– Mr Tyler ! Comment allez-vous ? l’apostropha l’aimable pépiniériste.

– Ça va, ça va… Mais j’ai des petits problèmes dans ma plantation…

– Dites-moi tout, répondit Eyden, se penchant par-dessus le comptoir, sur le ton de la confidence.

– Eh bien j’ai quelques arbres, qui, voyez-vous,…

Et notre pomiculteur débutant de lui conter ses déboires au verger.

– Où ça vous me dites qu’il est, votre terrain ?

– À Mill End.

– Mill End ? Mais mon pauvre ami, c’est classé zone humide, toute la bande qui longe la Tamise, sur au moins douze pieds de large ! Rien ne poussera là-dedans, à part des saules !

– Humm… Je vois… fit le malheureux au comble de la gêne, l’air tourmenté et le regard fuyant. Et pour notre… hem… arrangement ?

– Vous parlez du Pacte de Confiance ? se récria le commerçant. Tout ceci n’était-il pas précisé dans le Guide de Culture ?

– Si, mais…

– Dont vous avez pris connaissance avec tout l’intérêt requis ?

– Bien sûr, mais…

– Et dont nous n’avez pas jugé bon de tenir compte, asséna pour finir le gérant.

L’accusé ne savait plus où se mettre. Pris en faute comme un gamin surpris à chaparder. Il eut une pensée aussi fugace que compréhensive pour le petit Adam Young.

– Écoutez, Mr Tyler, fit Eyden d’un ton radouci. Vous êtes un bon client, je vais consentir un effort commercial pour cette fois. Je vous propose de remplacer ou rembourser la moitié des plants perdus. Vous en pensez quoi ?

– Oh ! Merci beaucoup, vraiment, vous êtes bien aimable !

Il s’empressa d’accepter, songeant que c’était toujours mieux que rien. Il s’en retourna avec vingt jeunes plants de remplacement, ses nouveaux enfants, la prunelle de ses yeux. Il les planterait bien sûr du côté le plus sec du terrain. Il était encore dans les temps.


La situation était meilleure au verger, dorénavant. Mr Tyler ne manquait pas d’aller quotidiennement surveiller la croissance de ses pommiers. Il en revenait régulièrement crotté jusqu’aux genoux.

Un beau jour, Abigail explosa :

– Reece Patrick Tyler ! lui hurla-t-elle depuis la cuisine (Bigre ! Ça s'annonçait mal…). J’en ai par-dessus la tête de ramasser tes chaussettes mouillées dans l’entrée ! Fais au moins l’effort de les déposer au linge sale ! Et, pour l’amour du ciel, achète une nouvelle paire de bottes !

– Entendu, mon canard, répondit piteusement l’intéressé.


Plusieurs mois et une nouvelle paire de bottes plus tard, tout allait pour le mieux dans le petit Eden de Tyler. Ses arbres semblaient en pleine forme, son terrain était farouchement protégé des intrusions par une solide clôture (grillage en 1,60m de hauteur, maillage serré en treillis métallique galvanisé à chaud, épaisseur de fil Ø 2mm. Le top.) qu’il avait complétée par un fil électrique qui courait tout le long du faîte.

Il potassait différents ouvrages ou sites internet pour ne plus commettre d’impair, échaudé par la perte de ses plants à ses débuts. Il ne voulait rien laisser au hasard, et avait hâte de récolter ses premiers fruits.


C’est en mai 2019 que survint le drame. La centrale nucléaire de Turning Point, qui fournissait l’électricité d’un bon quart sud-est du pays, cessa un beau jour toute activité. Cet arrêt brutal provenait d’un défaut majeur dans l’anatomie même de la construction : le réacteur, autrement dit le cœur du système, avait disparu dans la nuit comme par magie. Aucun des plus éminents spécialistes interrogés n’avait été capable d’émettre la moindre ébauche de début d’hypothèse. On avait même dû demander l’autorisation d’ouvrir l’enceinte de confinement, par téléphone, en pleine nuit, au secrétaire d'État à l’Énergie et la Stratégie Industrielle, provoquant l’irritation non dissimulée du jeune éphèbe partageant ses draps. Le jeune homme, qui espérait mettre les voiles le plus tôt possible, fit un signe au-dessus de son poignet avec l’index de l’autre main, signifiant au presque ministre que « l’heure avance et le compteur tourne » et qu’en d’autres termes, tout temps écoulé était dû, meublé ou pas de charmantes occupations.

Tout ça pour ne trouver au final, en lieu et place du réacteur de plus de trois-cents tonnes, qu’un bonbon au citron enveloppé de papier translucide. C’était à s’arracher les cheveux.

Le très haut fonctionnaire, dépité, le téléphone toujours en main, finit par se lever dans un soupir excédé, congédia d’un geste son compagnon nocturne, et ordonna dans la foulée qu’on remette en route au plus vite Radcliffe-on-Soar, dernière centrale à charbon du pays, dont la fermeture définitive était prévue cinq ans plus tard, après presque six décennies de bons et loyaux services. Une seule des quatre unités fonctionnait encore, il faudrait réactiver les trois autres.


À partir de là, la situation prit rapidement un tour catastrophique. La centrale, une fois repartie à plein régime, émit à nouveau dans l’atmosphère ambiante quantité de méthane, oxydes d’azote, gaz carbonique, dioxyde de soufre et de carbone, particules fines, mercure et autres métaux lourds. Il ne fallut guère plus d’un an pour que l’air soit entièrement pollué dans un rayon d’au moins cent-vingt miles autour de Radcliffe. Pollution aurait été aux anges, si elle n’avait pas été proprement effacée de la surface de la terre sous la pointe de l’épée de feu brandie par le jeune Brian, en ce jour mémorable sur la base aérienne désaffectée de Tadfield. Sûr que sa couronne en aurait frétillé d'excitation.

Les arbres et les plantes dépérissaient inexorablement, les pluies acides n’arrangeant rien. Impuissant et consterné, Reece Patrick Tyler assistait à la lente agonie de son verger, dont les feuilles jaunies et tachées tombaient au sol aussi sûrement que s’envolaient ses rêves pétillants et dorés d’une fortune coulant à flots.


Aucun pommier ne survécut. Toutefois, il n’était pas du genre à envisager de se pendre avec le fil électrique entortillé en haut de la rassurante clôture de son terrain. Pragmatique et opiniâtre, il songeait déjà à une solution alternative : importer directement la matière première en achetant ses pommes en France.



Notes :

J’ai gardé les prénoms de la famille Tyler inventés pour mon péché d’avarice.

* voir "À l’eau ?" dans la série "Goodolmens"



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