Divines Arcanes

Chapitre 2 : La terre tremble

3847 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Cette fanfiction participe au challenge "Les Belles et Bonnes Arcanes Majeures du Tarot" du forum fanfictions.fr (août 2024)

Mon tirage :

5 - Le Pape (à l'envers) : stagnation, rigidité, pour le passé

20- Le Jugement : lucidité, nouveau départ, pour le présent

11- La Force : détermination, courage, pour l'avenir




Le sergent Shadwell n'était pas le mauvais bougre, dans le fond. Toute sa vie, il avait loyalement combattu les forces du mal, en vaillant et fidèle soldat de l'Armée Secrète des Inquisiteurs, fondée jadis par feu le très respecté Tu Ne Commettras Point l'Adultère Pulsifer. De ce père fondateur, il ne restait plus que le chapeau côtoyant, dans une vitrine poussiéreuse du petit appartement précédent du sergent, la si fameuse mitraillette de l’inquisiteur colonel Tuez Les Avant Qu’ils Vous Tuent Dalrymple. Cette petite merveille pouvait tirer des balles d’argent (contre les loups-garous) ou de l’ail (contre les vampires). Il astiquait l'arme soigneusement toutes les semaines.

Appartement qu'il avait donc récemment quitté, en emportant ces reliques, pour se « mettre en ménage », comme il disait, avec son aimable voisine Mme Tracy, officiellement médium, et officieusement pourvoyeuse de soins et relaxation intimes pour gentlemen avertis afin d'arrondir ses fins de mois. Si au début, cette activité l'avait profondément horrifié, le poussant à inclure cette maudite femelle dans la catégorie scandaleuse des gourgandines et ribaudes, les évènements s'étaient chargés de lui remettre les idées en ligne, en lui faisant relativiser toute cette histoire de belle-de-jour.


À l'époque, il se voyait général, en haut de l'affiche. Même colonel aurait suffi à caresser son ego dans le sens du poil. Voire major, en dernier recours. Cependant il n'avait jamais atteint ne serait-ce que le grade de capitaine. Quelle injustice, quelle cruauté ! Ses supérieurs ne réalisaient donc pas qu'il cumulait à lui seul toutes les qualités requises pour un bon inquisiteur : courageux, acharné, perfectionniste, et fidèle à la Cause ?

C'est en énumérant mentalement tous ses talents, bombant le torse, qu'il se rendait invariablement compte que de supérieurs, il n'avait point. Même les simples soldats se comptaient sur les doigts d'une main, d'ailleurs. Non : il était seul. Seul à se dresser, contre vents et marées, face aux forces des ténèbres qui menaçaient à tout instant de déferler sur l'Angleterre.

Un bail que ses camarades n'existaient plus que sous forme allégorique (table, chaise, placard, bouteille de lait), dans ses registres fantaisistes de solde, lui servant à extorquer quelques livres sterling à ses commanditaires, eux aussi de plus en plus rares. Et son travail se résumait dorénavant à éplucher la presse locale et nationale à la recherche de phénomènes sorcièreux. Lui qui n'avait pas son pareil pour dénombrer les tétons surnuméraires ou débusquer les chats portant des noms bizarres. Quel gâchis.

Ah ! L'ordalie, le bûcher, c'était le bon temps ! Il n'avait pas connu hélas cette époque héroïque, cependant il tirait une gloire factice d'être le dernier descendant d'une longue et féconde lignée d'inquisiteurs.


C'est alors qu'une lueur d'espoir avait illuminé son quotidien morose, en la personne du jeune Newton Pulsifer, qu'il entreprit de former à ces prestigieuses missions. Le gamin avait du flair, manifestement.

Si Shadwell lui avait dans un premier temps ri au nez à l'évocation d'un obscur village du Sussex où l'on jouissait, parait-il, d'un temps parfaitement approprié en toute saison, la suite prouva que la charmante bourgade de Tadfield cachait bien des secrets, à commencer par la présence en ces lieux de l'Antéchrist en personne. Et que le hasard n'était pour rien dans le fait que ses deux principaux commanditaires, Mr Fell et Mr Crowley, souhaitèrent qu'il s'y rende pour surveiller le mouflet, prénommé Adam.

Il eut mieux fait de s'exécuter, plutôt que d'envoyer au casse-pipe le jeune Newton. Combien il s'était rongé les sangs en réalisant qu'il l'avait jeté dans la gueule du loup (ou des louves, ou des succubes, certainement) qui s'empresseraient de lui faire subir d'innommables tourments !

Mr Fell et Mr Crowley, parlons-en, tiens. Un libraire habillé comme son arrière-grand-père, maniéré au possible, de la jaquette sans aucun doute. Et l'autre là, un grand échalas gothique planqué derrière des lunettes noires, des accointances avec la mafia selon lui. Il se méfiait de ces deux-là qui sortaient du lot, et qu'il soupçonnait capables des pires manigances satanistes. Mais ils payaient tous deux leur cotisation rubis sur l'ongle. Il n'allait pas cracher dessus. D'autant qu'il s'était résolu à demander l'aide financière de Mr Fell, marchand de livres rares et anciens, pour rejoindre Tadfield et sauver bravement Newton des griffes de ces créatures du Diable.

Évidemment, la situation dans la librairie avait échappé à tout contrôle quand il avait surpris le propriétaire des lieux en plein rituel de magie noire. C'est alors que, déballant son arsenal de lumière dont il ne se séparait jamais (à savoir : pendule, poucettes, allume-feu, cloche, livre, chandelle et épingle) il avait prononcé la formule d'exorcisme et, pointant son index sur ce suppôt de Satan, l'avait tout bonnement désintégré, à sa profonde stupéfaction. C'était sa première vraie victoire contre une entité maléfique. Comme quoi il ne faut jamais désespérer : le mal contient toujours en lui les germes de sa propre destruction.

Depuis, il regardait son doigt avec tout le respect et la considération qu'il méritait. Il s'estimait l'Élu, doté de l'arme suprême, monarque de doigt divin. Doigt qui allait lui servir peu de temps après pour ouvrir les portes multi-sécurisées de la Base Aérienne de Tadfield. Autant dire qu'il avait chopé la grosse tête.


Néanmoins, la suite allait lui montrer que son pouvoir n'était que pipi de chat comparé à d'autres. Car il était venu, et il avait vu. Venu sur un scooter volant, conduit par Mme Tracy en personnes (oui, au pluriel, car elle-même possédée par une autre entité). Vu cette aimable et inoffensive dame rassembler tout son courage et ouvrir le feu avec une antique arquebuse (heureusement sans faire de victime) ; vu trois gamins anéantir les quatre Cavaliers de l'Apocalypse avec pour seule aide un petit corniaud noir et blanc et une épée qui lançait des flammes ; vu un libraire familier s'extraire du corps de Mme Tracy en s'ébrouant ; vu un jeune couple sortir des locaux top-secrets de la base aérienne avec au visage la satisfaction du devoir accompli ; vu une tantouze sudiste et un gothique flamboyant, complices, semer le doute dans l'esprit d'un Archange Suprême et du Prince des Enfers avec une histoire de Grand Plan et de Plan Ineffable à laquelle il n'avait, il faut l'avouer, rien compris ; vu enfin le jeune Adam tenir tête à Satan lui-même et le renvoyer dans ses pénates au milieu d'un tremblement de terre et d'un tourbillon de poussière noire, en le reniant d'un simple « Vous n'êtes pas mon père ! » Ils avaient vaincu. Tous.


Tous les participants à cette mémorable aventure avaient ainsi gagné sa considération, son admiration sans bornes et son total dévouement. Lui vivant, personne ne leur ferait du mal, il se l'était juré. Son but ultime, à partir d'aujourd'hui : les défendre et les protéger, quoi qu'il advienne.


**********************************


Leurs maigres économies, à Mme Tracy et lui (enfin, surtout à elle) , suffirent à peine à acquérir ce « charmant petit cottage » à Tadfield. En réalité, la vieille bicoque prenait l'eau et aurait eu besoin d'une bonne couche de peinture dehors comme dedans, voire même de travaux de rénovation plus conséquents. Mais ils y coulaient des jours paisibles, elle mettant un point final à ses activités et profitant d'une retraite bien méritée, lui s'occupant avec entrain du jardin entourant la maison.



C'était un agréable après-midi de fin d'été. Il désherbait son parterre de dahlias quand il entendit des cris :

- Adam Young ! Tu peux être sûr que ton père sera mis au courant !

Il releva la tête et se mit debout. Son irascible voisin, R.P. Tyler, s'essoufflait à courir derrière le gosse, qui le narguait d'un grand éclat de rire, une pomme dans la main.

- Hello Mr Tyler ! Qu'est-ce qui vous arrive ?

- Il m'arrive que ce chenapan m'a encore volé des pommes ! Je compte bien mettre Mr Young au courant des agissements sauvages de sa progéniture !

- Allons allons, c'est juste quelques pommes. Faut pas lui en vouloir pour si peu, vos arbres en sont pleins, tempéra Shadwell.

- Qui vole un œuf vole un bœuf ! Ça commence avec une pomme, et ça finit par arracher le sac à main des vieilles dames en pleine rue, au nez et à la barbe de la police, et fumer des gros pétards de drogue ! Sale engeance ! Graine de voyou ! Future racaille !

La moutarde monta vite au nez de l'ex-inquisiteur. Une chose qu'il ne supportait pas depuis l'aventure de la base aérienne, c'était qu'on porte atteinte aux protagonistes qui, il s'en rendait compte avec de plus en plus d'acuité de jour en jour, avaient rien de moins que sauvé le monde. De colère, il passa au tutoiement sans s'en rendre compte :

- Hey ! Moins de gaz ! Tu commences à m'échauffer les oreilles, vieux grigou ! J'ai une vague idée d'où tu pourrais la mettre, ta pomme. T'en as pas marre de perdre ton temps à emmerder le monde pour des bagatelles ? T'as pas mieux à t'occuper ? Fiche-lui la paix au gosse. Une pomme, ça lui fait plaisir, et pis t'en as des tonnes d'autres. Tu les boufferas jamais toutes, et tu les emmèneras pas dans la tombe, hein ?

- Oui mais... c'est-à-dire que... bafouilla Tyler, stoppé dans son élan justicier par la fureur du sergent.

- Rentre chez toi, emmène ton saucisson sur pattes pour une bonne balade, ça va te remettre les idées en place ! Et laisse ce gamin tranquille, ou t'auras affaire à moi ! grogna Shadwell pour mettre un terme à la conversation.

Tyler s'en retourna, tout penaud, maudissant intérieurement son nouveau voisin, dont il avait à vrai dire un peu la trouille.



Quelque temps plus tard, on sonna à la porte.

Il était tranquillement en train de lire au salon, dans l'antique fauteuil qu'il avait rapporté de son ancien chez-lui, un vieux bouquin intitulé « La vie exécrable de Guillemette Babin, sorcière », de Maurice Garçon.

Car s'il avait définitivement mis un terme à son activité d'inquisiteur, il continuait de se passionner pour le sujet, par nostalgie peut-être. C'est pourquoi il avait gardé des liens avec Mr Fell et sa librairie, à Soho, où il se rendait régulièrement - par le train, plutôt qu'avec le scooter hors d'âge - pour emprunter quelques livres et papoter avec le libraire. Aziraphale, ravi d'avoir converti le sergent aux délices de la nourriture intellectuelle, ne se faisait jamais prier pour conseiller au fin lettré qu'il était devenu tel ou tel vieil ouvrage traitant de sorcellerie. Il lui faisait entièrement confiance pour les lui restituer en parfait état.

C'est ainsi que Shadwell avait déjà dévoré le « Dictionnaire infernal » de Jacques Collin de Plancy, où il avait fait connaissance avec tout un tas de démons dont il ne soupçonnait même pas l'existence, et enrichi sa culture concernant les incantations et les formules magiques (notamment « Abracadabra ») *

Donc on dérangeait Shadwell dans sa lecture. Il s'en alla ouvrir en grommelant.

- Bonjour Monsieur. C'est bien ici qu'habite Mme Tracy ?

- Jézabel ! C'est pour toi ! cria-t-il à travers la pièce.

Le surnom de Jézabel était resté. Si au départ il le prononçait avec toute la réprobation inhérente à l'ancien métier de Mme Tracy, il l'employait maintenant avec affection, d'autant qu'il le trouvait joli. La Jézabel en question l'avait bien compris.

Elle arriva de la cuisine où elle leur préparait une bonne tasse de thé, drapée dans un improbable caftan, hallucinant de couleurs et de motifs, la mise en plis impeccable, et les regarda au travers de ses longs cils fardés d'une épaisse couche de mascara.

- Oui ? fit-elle d'une voix flûtée

- Centre des Finances Publiques et des Impôts, s'annonça l'un des deux visiteurs en lui tendant une carte : un petit homme bedonnant, la moustache agressive et la calvitie naissante. Costume cravate, propre sur lui. Elle eut un mouvement de recul, et s'abstint de lui proposer une tasse de thé.

- C'est à quel sujet ? grinça-t-elle, sur la défensive.

- C'est à propos de revenus que vous auriez... hum... omis de déclarer. On nous a fait part d'un train de vie... comment dire... en inadéquation avec les gains perçus lors de vos activités de... euh... cartomancienne.

- J'étais une médium reconnue et respectée dans tout Londres, pas une vulgaire diseuse de bonne aventure ! s'offusqua-t-elle. Quel train de vie, au nom du Ciel ?

- Eh bien votre appartement semblait meublé de nombreuses antiquités de valeur, et vous possédez un scooter parmi les plus onéreux, nous a-t-on dit.

- Cette vieille bécane archaïque ?

- Justement, c'est un collector de nos jours, s'obstina le zélé fonctionnaire.

- Et qui vous a raconté ça ?

- Il s'agit d'une certaine Brenda, dont je tairai le patronyme car nous lui avons garanti l'anonym...

- Cette vieille peau de Brenda ! explosa-elle en levant les bras au ciel dans un froufrou de soieries synthétiques. Après tous les services rendus ! Quand je pense que j'ai réussi à la mettre en relation avec son défunt mari ! Voilà comment elle me remercie, cette sal...

- Calme-toi, ma tourterelle... intervint Shadwell. Je suis sûr que ces messieurs font juste leur boulot.

Son cerveau carburait à toute allure, réalisant qu'ils ignoraient apparemment tout de la deuxième source de revenus de sa dulcinée, à l'origine de la plus grosse partie de ses économies. Puis, se retournant vers les agents du fisc :

- Écoutez-moi bien, vous autres sangsues, rugit-il entre ses dents. Tout ce que la Jézabel avait est ici, dans cette maison. Vous pouvez le constater de vos yeux, y'a rien qui vaut des fortunes, comme vous dites. Quant au scooter, y'a longtemps qu'il a rendu l'âme et qu'il a fini à la ferraille (c'était faux, mais ils n'avaient nul besoin de le savoir). Pis vous irez dire à l'autre harpie de Brenda qu'elle s'occupe de ses oignons, sinon c'est moi qu'irai lui causer du pays entre quatre z'yeux. Si quelqu'un veut causer du mal à la grande catin de Babylone, ben il devra me passer sur le corps ! conclut-il en se redressant d'un air martial, des éclairs dans le regard.

Les préposés à la ponction monétaire ne bronchèrent pas. Impressionnés par l'assurance de Shadwell, ils firent des yeux le tour de la pièce. Effectivement, ils ne virent rien là qui fut digne d'alimenter secrètement un compte en Suisse.

- Je vous présente mes excuses, fit le petit rondouillard. On nous aura mal renseignés. Pas la peine de s'énerver.

- C'est ça, répondit le sergent en maugréant. Ben la prochaine fois, vérifiez vos sources. Je vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin.

Il échangea avec Jézabel un regard de soulagement et un sourire de connivence.

- 9 sucres et du lait concentré, comme d'habitude, mon chou ? demanda Mme Tracy en s'en retournant préparer le thé.


On arrivait à la fin septembre. Un beau matin, Shadwell décida de se rendre à Londres pour une visite à Mr Fell. Il venait de terminer « De la démonialité » de Ludovico Maria Sinistrari d'Ameno (traduit du latin par Isidore Liseux) et il avait hâte d'échanger ses impressions avec ce spécialiste de littérature ancienne. Il insisterait aussi pour qu'Aziraphale accepte enfin l'invitation à venir les voir à Tadfield (l'homme était des plus casaniers). Enfin, il espérait pouvoir lui emprunter un peu d'agent pour changer une fenêtre du cottage qui ne tenait plus que de peur.

Le carillon familier retentit quand il entra et il salua d'un enthousiaste « Bonjour Mr Fell ! » Le libraire se tourna vers lui, un air chiffonné au visage :

- Oh ! Bien le bonjour, sergent ! Ravi de vous voir ! Comment vous portez-vous ?

La note d'inquiétude dans ses paroles n'échappa nullement à Shadwell.

- Ça va, merci, fit-il en scrutant la pièce attentivement. Je suis venu vous rapporter le bouquin...

Il y avait là, comme à chacune de ses visites, le grand rouquin habillé en noir de pied en cap, confortablement vautré sur l'antique fauteuil du magasin, les jambes négligemment croisées par-dessus l'accoudoir élimé, ses éternelles lunettes de soleil sur le nez, qui l'accueillit d'un « Salut Shad ! » désinvolte. Le sergent, habitué à le voir en ces lieux aussi à l'aise que s'il était chez lui, se souvenait à chaque fois de ce moment où, sur la base aérienne, l'homme avait jeté ses bras vers les cieux, les escamotant tous deux, avec le libraire, l'espace de quelques secondes. S'il n'avait pas tout compris, il pressentait cependant que ce moment avait été décisif dans la victoire contre l'ennemi. Lui aussi semblait soucieux.

Au fond de la pièce se tenait une jeune fille discrète, observant les rayonnages avec application, vêtue de ce qui s'apparentait à un uniforme de police d'un autre âge.

L'atmosphère était pesante, menaçante. Le temps semblait suspendu. Tout dans cette boutique transpirait le danger.

C'est alors qu'il le vit... Un vieil homme tranquille et sûr de lui, aux cheveux blancs impeccablement peignés, chemise blanche et cravate sombre, un main dans la poche d'un long pardessus noir, l'autre tenant un gobelet de boisson chaude, chocolat ou café. Non, café, d'après l'arôme qui s'en échappait. Un courant d'air glacial parcourut l'échine de l'ex-inquisiteur. Le regard sauvage de ses yeux clairs, le sourire carnassier : c'était un sorcier, à n'en pas douter. Son instinct d'inquisiteur lui hurlait cette évidence. Et de la pire espèce, de ceux qui se cachent derrière une vertu de façade. Il n'aurait pas été étonné que cette créature ait plus de tétons que nécessaire, ni qu'un chat noir du doux nom de Belzébuth surgisse de sa poche en crachant pour lui sauter à la gorge. Et - comble de malheur - il n'avait pas avec lui son attirail de lumière, qu'il laissait désormais bien rangé au fond d'un tiroir. Seulement son doigt.

- Je t'ai apporté un café, Aziraphale, proposa le sorcier d'une voix d'outre-tombe, alors qu'il tendait au libraire le gobelet bleu.

Mr Fell était en grand danger, manifestement. Il fallait réagir. N'écoutant que son courage, il se déplaça d'un pas rapide entre les deux hommes, tendant son index devant le visage de l'ensorceleur :

- Tu vois ce doigt mon gars ? Il peut te ramener à ton créateur en une fraction de seconde !

- Ne soyez pas ridicule et rengainez vos menaces, mon brave. Je La rejoins quand bon me semble, siffla le vieillard d'un ton hautain, en avançant d'un pas.

- Arrière, suppôt de Satan, vil démon infernal ! Je t'aurais prévenu ! Je m'en vais t'atomiser façon puzzle que même si tout Londres s'y met, on retrouvera jamais tous les morceaux !

- Tu ne me fais pas peur, humain. Tu ne sais pas à qui tu t'adresses, et tu vas le regretter dans les minutes qui viennent.

Galvanisé par cette provocation, le sergent continua d'avancer lentement, le doigt toujours pointé vers l'adversaire. Il était maintenant tout près. Hélas, il se prit le pied dans un tapis hors d'âge qui s'obstinait à rebiquer dans les coins. Il essaya de se rattraper d'une main au bureau tout proche, mais s'effondra sur le torse de l'ennemi, qui laissa échapper le gobelet fumant. Le café se répandit sur le sol, éclaboussant au passage chaussures et tapis.

Le vieil homme secoua sa main en toisant Shadwell :

- Toi, tu ne perds rien pour attendre, siffla-t-il entre ses dents.

Puis, s'adressant à Aziraphale et Crowley, qui avaient assisté à la scène avec stupeur :

- Et vous deux, je vous ai à l'œil, ne croyez surtout pas que vous allez vous en tirer si facilement. Je reviendrai.

Les deux comparses, qui avaient conscience d'avoir échappé à un sort funeste, même s'ils ne savaient pas exactement lequel, l'observèrent pendant qu'il se dirigeait vers la porte.

- Ça m'étonnerait que tu nous retrouves, le défia Crowley.

- Ah oui ? Et pourquoi cela ?

- Ben, on va pas moisir ici, je crois. On a dans l'idée un petit cottage assez loin de Londres...

- Où donc ?

- Ngk, tu crois tout de même pas qu'on va te le dire, loser ? Allez, je suis trop gentil, je te donne un indice : c'est dans un des dix parcs nationaux d'Angleterre. Cherche, et amuse-toi bien ! conclut Crowley dans un grand éclat de rire.


Après le départ d'un Métatron dépité, Aziraphale proposa un toast. Il s'en fut chercher dans sa réserve une bonne bouteille de Châteauneuf-du-Pape, ainsi que quatre verres en cristal de Bohême, qu'il remplit et tendit à chacun.

- Oh ! Je vais juste regarder le mien, si vous le permettez, fit Muriel, gênée. Je dis toujours que le meilleur dans un verre de vin c'est...

- À la vôtre ! l'interrompit Shadwell avant d'avaler une gorgée du breuvage. Oh ben, il est fameux, apprécia-t-il en claquant la langue. Gouleyant, bien charpenté, la cuisse chaleureuse... ajouta-t-il en sifflant son verre avant de le tendre au libraire pour un nouveau remplissage.

- Monsieur Shadwell, mon instinct me dit que mon... ahem... mon ami et moi, nous vous devons une fière chandelle, conclut le libraire, en adressant au démon un sourire attendri et complice.

Celui-ci lui lui retourna son sourire en levant son verre :

- À ce monde, déclara-t-il en trinquant avec Aziraphale

- À ce monde, murmura l'ange à son tour, à notre monde...




*Véridique. Page 3.


H.F. Thiéphaine « La terre tremble» dans Fragments d'hébétudes, 1993




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