Divines Arcanes

Chapitre 1 : Comme un chien dans un cimetière

2207 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 5 mois

Cette fanfiction participe au challenge "Les Belles et Bonnes Arcanes Majeures du Tarot" du forum fanfictions.fr (août 2024)



"Vous qui entrez laissez toute espérance"

L'Enfer, 1er cantique de la Divine Comédie de Dante ( Chant III, vers 9.)





Crowley se trouvait présentement au cœur du 9ème cercle de l'enfer, face à Belzébuth perchée sur un trône aussi sombre que sobre, à peine orné de deux paires de cornes et quelques chaînes. Elle fixait le démon d'un regard menaçant empli de redoutables promesses, un rictus sardonique aux lèvres.

- Crowley, mon étoile, tu as trahi la Cause, siffla-t-elle d'une voix mauvaise.

- Ngk, bafouilla le déchu en remontant ses lunettes de soleil sur son nez d'un geste nerveux.

- La petite Elspeth était en bonne voie de damnation éternelle, si seulement tu l'avais laissée mettre fin à ses jours en avalant cette fiole de laudanum. Tu connais tes classiques je suppose : suicide, cinquième commandement, péché mortel, grâce de Dieu, châtiment suprême, bla-bla-blaaa...

- Seigneur, je souhaitais juste qu'elle déterre quelques cadavres supplémentaires, qu'elle accumule un petit pactole en vendant les corps, qu'elle en vienne à le faire par plaisir plus que par nécessité, histoire de nous garantir une âme bien noire, mentit Crowley. Vous connaissez mon zèle et mon ardeur, Votre Malveillance. Les mémos que je vous adresse régulièrement attestent de ma ferveur à vous servir au mieux des intérêts de l'enfer... ajouta-il avec une servile courbette.


Il savait que Belzébuth s'était montrée impressionnée, tout au long des siècles, par la gloire dont il s'était soi-disant couvert quand bien même, à chaque fois qu'il fomentait quelque mauvais coup, les humains s'arrangeaient toujours pour inventer dix fois pire, sans qu'il ait à lever le petit doigt. Il en rajouta une couche :

- Votre Nuisance, qu'avez-vous pensé du grand incendie d'Édimbourg il y a trois ans de cela ? Cinq jours, je l'ai fait durer, causant force victimes.

- Mouais, je dois avouer que c'était bien joué, concéda Belzébuth, un tantinet radoucie.

Il se garda bien de préciser qu'un banal pot de graines de lin surchauffé s'était brisé, dans un atelier de gravure, enflammant accidentellement une pile de papier à proximité. Il n'avait fait que souffler sur les braises, en quelque sorte, se bornant à provoquer une cacophonie dans les ordres donnés aux pompiers, retardant ainsi dangereusement leur mission de sauvetage.

Le Prince des Ténèbres semblait réfléchir. Crowley n'aimait pas ça, mais alors pas du tout.

- Écoute, je te laisserais volontiers une nouvelle chance. J'ai envie de te croire, pour Elspeth, et j'ai confiance en tes capacités. Si tu me prouves ta loyauté et si tu cumules les méfaits, il se pourrait même que je te fasse Duc des Enfers. Qu'est-ce que tu en dis ?


Les pensées voltigeaient à une allure folle dans l'esprit du déchu. Son instinct lui dictait de faire profil bas et de paraître enchanté de la proposition. Il était bien conscient qu'il y avait là une chance à saisir, étant donné qu'il avait non seulement évité le suicide à la petite déterreuse de cadavres, mais de surcroît assuré son avenir avec le concours involontaire d'Aziraphale et de sa bourse bien remplie. La jeune fille s'était engagée à acheter une ferme et à accomplir le bien autour d'elle. Et ça, Belzébuth ne l'avait pas évoqué. Est-ce qu'elle bluffait ? Lui faisait-elle miroiter une future promotion, avec une clause qu'elle lui dévoilerait au dernier moment ? Est-ce qu'elle le testait, tout simplement ? Il n'avait guère le choix, cependant. Il lui fallait, de son mieux, feindre l'enthousiasme pour retourner sur terre - au moins provisoirement. Il n'avait pas l'intention de moisir aux Admissions, comme l'en avait menacé Dagon à son arrivée. Pas non plus enchanté de partager un open space avec Furfur comme co-worker...


- Votre Décrépitude me fait trop d'honneur ! minauda-t-il, singeant une outrancière révérence.

- Au vu de tes faits d'armes passés, je te nomme directement aux Calamités, sans passer par l'échelon Tentations. Tu vas remonter à l'étage et y faire de ton pire. Tu seras convoqué à nouveau dans quelque temps, pour un bilan de compétences et un entretien de carrière. J'ai dit.

- Seigneur Belzébuth... murmura-t-il en reculant avec d'obséquieux ronds de jambe.


L'instant d'après, il était de retour au cimetière. Après un regard méprisant à la statue de l'archange Gabriel, il quitta les lieux en réfléchissant aux dégâts qu'il allait bien pouvoir causer.

On était au cœur de la nuit, des jeunes passaient par grappes dans les rues, riant et s'apostrophant. « Voilà une idée magnifique, pensa-t-il, et à la portée d'un débutant ! » Il savait que venait de s'achever la construction de l'Université d'Édimbourg. Des jeunes... La cible idéale pour toutes les tentations possibles. Paresse, débauche, luxure, décadence, et d'extraordinaires quantités d'alcool, voilà des mots qui sonnaient à son oreille en une petite musique guillerette ! L'idéal pour se mettre en jambes.

(À la vérité, il ne souhaitait aucun mal aux humains, fondamentalement. Mais il lui fallait sauver sa peau et les apparences. Puis après tout, si ces jouvenceaux et damoiselles y trouvaient du plaisir, il ne voyait aucun mal à ça).


Ainsi passaient les jours, les semaines, les années. Il distillait le mal à petite dose, jusqu'à ce que son mémo de 1831 reçoive une réponse un brin agacée d'en-bas :

« Crowley, il me serait agréable de bavarder un peu. Rendez-vous au cimetière de Greyfriars, ma porte t'est toujours ouverte. »

Ça sentait le roussi. Il se précipita mollement à l'endroit mentionné.

- Bien bien bien. Qu'est-ce que nous avons là ? De la belle ouvrage en vérité, persifla Sa Majesté des Mouches. Tu pourrais faire un effort, mon étoile. C'est du petit joueur tout ça. Je te rappelle que ta place est toujours vacante aux Admissions. Ça te pend au nez, si tu ne me concoctes pas une bonne grosse catastrophe comme je les aime. Ça me manque... soupira-t-elle avec nostalgie, le regard dans le vague.

- Votre Infâmie, je vais m'y employer, je vous le promets, affirma Crowley, désireux de quitter cet endroit au plus vite. L'année prochaine, si tout va bien, vous aurez une généreuse moisson d'âmes.

- T'as tout intérêt, gronda-t-elle en agitant un doigt menaçant. Allez, au boulot !


Une fois dehors, le démon se mit à réfléchir. Il était acculé, il lui fallait cette fois-ci une vraie calamité pour satisfaire la soif de Belzébuth. « Des humains vont devoir être sacrifiés, j'en ai bien peur », pensait-il. Il mit plusieurs mois à affiner son plan. Ce projet avait pour nom « vibrio cholerae », autrement dit « vibrion cholérique ». Il ne s'agissait nullement de faire intervenir une personne agitée prompte à s'emporter, mais plutôt de déclencher des symptômes létaux de nausées, diarrhées, vomissements, déshydratation progressive, tension en chute libre, respiration laborieuse, jusqu'à une mort certaine au bout de quelques jours. L'avantage : le choléra étant extrêmement contagieux, il n'aurait qu'à introduire la bactérie (arrivée plus tôt sur un port anglais à 130 miles de là, en provenance de la Baltique), les contacts inter-humains et l'eau pas toujours salubre feraient le reste.

L'épidémie fit de nombreuses victimes. Belzébuth était aux anges et le fit savoir à Crowley par une courte missive de satisfaction avec les encouragements du jury.


Le démon, lui, était préoccupé, en proie au doute. Non pas qu'il regrettait, les mauvaises actions étaient dans sa nature. Seulement ça ne le réjouissait plus autant qu'avant. Il se souvenait de sa première entrevue en tant que Déchu, sur le mur de la porte orientale du jardin d'Éden, avec Aziraphale qui venait de donner son épée de feu à Adam et Ève, bannis du paradis terrestre. Ils avaient ri en évoquant la possibilité d'avoir inversé les rôles : lui de bien agir, l'autre de mal agir. Enfin, pour être exact, l'ange s'était vite repris en déclarant que ce ne serait « pas marrant du tout »... Il l'avait néanmoins protégé de son aile quand les premières gouttes de pluie s'étaient mises à tomber...

Il repensait souvent, avec nostalgie, à ses rencontres avec Aziraphale, depuis la création du monde jusqu'à la Révolution française, et encore récemment dans ce cimetière d'Édimbourg. Une relation toute ineffable, on ne pouvait trouver meilleur exemple ! De simples émissaires de leur camp respectif, ils étaient devenus... quoi ? Partenaires, camarades, collaborateurs, amis, associés ? Non, il ne trouvait pas le mot juste. D'ailleurs, peut-être que ce mot n'existait pas. Cependant plusieurs choses étaient sûres : il recherchait toute occasion crédible pour se retrouver en présence de l'ange, celui-ci s'était - sans doute – sciemment mis en danger à la Bastille pendant la Terreur pour occasionner son sauvetage, et, en tout état de cause, ils étaient complices depuis l'angélique mensonge à Gabriel au sujet des enfants de Job (et, de façon plus anecdotique, la tentation de gourmandise).

Bref, Aziraphale lui manquait. Était-ce réciproque ? Voilà la question qui le tourmentait de jour en jour. Il n'attendait qu'un prétexte pour provoquer une nouvelle rencontre.


Belzébuth lui foutait une paix royale depuis l'épisode du choléra. Pour entretenir sa couverture, il se contentait de petits méfaits, tout en réfléchissant à de futures calamités qui pourraient être utiles si elle s'impatientait de nouveau. Il pensait à un tremblement de terre, ou plus prosaïquement une paralysie de la ville sous les neiges et les glaces d'un hiver particulièrement rude. Et puis l'incendie avait toujours la côte en bas...

Quoi qu'il en soit, il s'ennuyait.


En 1862, n'y tenant plus et malgré ses peurs, il tenta une nouvelle approche, à Londres cette fois, St James's Park précisément. Ariraphale jetait des miettes aux canards : Crowley vit là un bon présage. Ils affectionnaient tous les deux les canards. Peut-être serait-il dans de bonnes dispositions à son égard ? En secret, il espérait beaucoup de cette rencontre. Après quelques banalités d'usage, il lui fit part de sa demande, écrite discrètement sur un petit papier. De l'eau bénite, rien de moins. Il jouait gros.

- Hors de question ! répondit l'ange, atterré. Ce serait du suicide !

Bien évidemment. Mais Crowley n'était pas disposé à vivre éternellement à la botte de Belzébuth, loin de son ami. Et il espérait bien que cet ami interpréterait sa demande pour ce qu'elle était : un SOS, une manifestation de souffrance, un appel au secours.

- Et as-tu une idée des ennuis que j'aurais s'ils apprennent, là-haut, que je... fraternise avec un démon ?


Nous y voilà. Des amis, qui fraternisent. Entendre l'ange l'énoncer lui fit l'effet d'un coup de poing en pleine poitrine. Crowley ne voulait pas seulement être ami avec Aziraphale. Mais il ne savait pas non plus comment combler le fossé entre l’amitié et ce qu’il voulait, qui était plus que ça, sans pouvoir mettre des mots dessus. Chose qu'il n'aurait - au grand jamais - admise de vive voix, cultivant avec ténacité une façade froide d'indifférence et de mise à distance. Pourtant, tout ce qui existait déjà entre eux, cette trame ténue tissée au fil des ans sur une chaîne fragile, lui semblait plus réel et plus solide que tout ce qu'il avait pu vivre jusqu'à présent. Leur « nous deux » lui était source d'harmonie, de réconfort dans ses moments de doute. Il émanait de l'ange une douceur ingénue qui cachait, il en était sûr, un soupçon de rouerie qui n 'était pas pour lui déplaire.

Il essuyait une rebuffade, mais il en avait vu d'autres. S'adapter, c'était la solution depuis l'aube des temps. C'est ainsi que l'humanité avait évolué, c'est ainsi qu'il changerait, lui aussi. Il allait apprendre la patience, ce qui n'était pas pour lui une mince affaire.


Pour l'heure, il était triste, frustré, et se sentait trahi. Que font les humains déjà en pareil cas ? Ah oui. Compter jusqu'à dix en respirant calmement.

Ce fut un fiasco. A trois, son sang bouillait littéralement. A cinq, la fumée lui sortait par le nez et les oreilles. A sept, il était crucifié au bord de la route, l'orage s'amoncelant au-dessus de sa tête avec des éclairs titanesques émanant de tout son être.


« Y'a du boulot » songea-t-il, tout à coup frappé d'une immense lassitude.






H.F. Thiéphaine « Comme un chien dans un cimetière » dans De l'amour, de l'art ou du cochon ? 1980


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