Divines Arcanes

Chapitre 3 : Soleil cherche futur

2933 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour il y a 17 jours

Cette fanfiction participe au challenge "Les Belles et Bonnes Arcanes Majeures du Tarot" du forum fanfictions.fr (août 2024)


Mon tirage :

13 - La Mort : transformation, fin de cycle, pour le passé

17 - Les Étoiles : amour, élévation, pour le présent

0 ou 22 - Le Mat : départ, indépendance, pour l'avenir







Malgré son jeune âge, le démon Éric était un vieux routard de la décorporation. Le Diable seul savait pourquoi : aussitôt qu'une intervention était prévue à la surface, c'est sur lui que ça tombait. Et c'était rare qu'elle se déroule sans anicroche.

Il mettait pourtant un point d'honneur à en analyser et planifier la réalisation, à l'aide d'un tableau Excel des plus perfectionnés comportant sept colonnes : objectifs, compétences sollicitées, appropriation du matériel, obstacles prévisibles, mutualisation des résultats, synthèse, degré d'atteinte des objectifs. Un outil de toute beauté et d'une utilité tout à fait relative, qu'il avait conservé de son cursus à l'Institut Urticant des Forces Machiavéliques, effectué à son arrivée aux Enfers. Un petit bijou qui nécessitait dix fois plus de temps que l'exécution de la tâche en elle-même, le rêve de tout démon qui se respecte. Le must.

En secret, il aspirait à devenir Maître de la Paperasse, un incontournable rouage bourreaucratique, une entité respectée dont on ne saurait se passer dans l'Infernale Administration, le plus loin possible des vicissitudes du terrain. Il rêvait de remplir des cases de tableaux à double entrée pour un oui pour un non, dans un fauteuil confortable devant l'écran bleuté de son ordinateur, avec comme seul bruit de fond le ronronnement régulier du ventilateur de la machine (si l'on pouvait faire abstraction de la cohue, des bousculades et des diverses invectives échangées dans les couloirs souterrains par des démons irascibles, bien entendu). Son seul espoir résidait dans un faux-pas de Dagon, l'actuel titulaire du poste : une bonne grosse bourde qui le ferait immanquablement rétrograder.

En attendant, il rongeait son frein et essuyait les plâtres, ici ou à chaque offensive sur terre. Parce que ça finissait mal, en général. Heureusement qu'il retrouvait son enveloppe corporelle en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire !


Comme cette fois où Hastur et Ligur l'avaient envoyé dans la gueule du molosse infernal, pour s'assurer que le chien avait faim... Sérieusement ? Le monstre n'avait fait qu'une bouchée de lui, avant que les deux comparses ne lui ouvrent grand la porte et qu'il s'élance dans un galop puissant et impérieux pour retrouver son maître à la surface. Le malheureux démon avait disparu en une bouillie d'os, de sang et de chairs – car oui, les démons (tout comme les anges) étaient pourvus d'une complexion quasiment humaine – pour réapparaître aussitôt dans un frémissement du temps, pareil au souffle du vent printanier dans les feuilles des arbres renaissants. La conclusion était sans appel : l'animal était bel et bien affamé.


Il avait morflé aussi dans la plaine de Megiddo, où devait se produire le début de la fin des temps. Il exposait tranquillement au duc Hastur les étapes de la rencontre prévue entre le molosse infernal et l'antéchrist – Warlock Dowling, fils de l'ambassadeur américain au Royaume Uni – censée amorcer le processus de l'Apocalypse. Fruit d'un long travail de préparation, la présentation s'étalait sur quatre pages remplies d'une écriture serrée, agrémentées d'un enchevêtrement de flèches colorées et de tous les signes de ponctuation connus à ce jour. Quel dommage de réduire en cendres pareille œuvre d'art ! Mais, au milieu des champs d'avocatiers s'étalant à perte de vue, il avait osé une blague sur l' « avocalypse ». Or Hastur était pourvu d'un sens de l'humour voisin de zéro. Il détestait les blagues, n'en faisait jamais et ne supportait pas qu'on en profère devant lui. Il avait donc, d'un doigt furieux, décorporé le pauvre Éric, consumé sur place dans les flammes et les étincelles d'un malencontreux court-circuit. Bien entendu, le jeune démon s'était rematérialisé aussitôt en s'ébrouant, époussetant ses vêtements sombres d'une main nerveuse et reprenant l'exposé après un regard circonspect au duc.


Shax non plus ne l'avait pas épargné, le jour où soixante-dix démons s'étaient vu convoqués à la conférence pour le lancement de l'attaque sur la librairie A.Z. Fell and Co. Le pauvre ne pouvait pas s'empêcher de poser une question ou demander une précision sur un point qu'il estimait inexact (Est-ce qu'on allait attaquer des anges, comme Furfur l'avait laissé entendre ? Pourquoi n'étaient-ils qu'1/75ème d'une légion ? Par quoi remplacer le Grand Transporteur en panne pour se rendre à la surface ?) Il aimait la rigueur, la clarté des énoncés, et le calcul mental. Shax, qui détestait qu'on l'interrompe pour de pareilles futilités, s'était montrée aussi patiente qu'un malinois face à un bonhomme Michelin dans un club de dressage, et l'avait proprement désintégré d'un arc électrique de 666 kiloampères et 150 décibels, consumant sa corporation en ne laissant au pied de sa chaise qu'un petit tas de cendres fumantes auréolé d'un lueur ultraviolette. Quelle soupe au lait celle-là !


Non que le phénomène en lui-même soit irrémédiable ou douloureux, mais ça restait désagréable, avec le cœur qui s'emballe, la respiration qui s'accélère et des frissons qui remontent le long de la colonne vertébrale. Un instant où vous étiez comme coupé du monde, perdu entre l'être et le néant. Et vous aviez beau connaître l'issue favorable du mécanisme, toujours une pointe d'inquiétude vous griffait l'âme durant ces quelques secondes suspendues dans le temps et l'espace.


Bien sûr, il avait bénéficié aussi de coups de bol : les démons ne sont pas non plus abonnés ad vitam æternam à la malchance. Le jour du jugement des traîtres Aziraphale et Crowley par exemple. Sur une impulsion, il s'était porté volontaire pour apporter les flammes de l'Enfer aux étages supérieurs, afin d'exécuter l'ange renégat. Il avait préféré quitter les lieux avant la mise à mort car son âme, bien que damnée, demeurait trop délicate pour supporter bien longtemps les scènes d'horreur. Durant les rares soirées tranquilles au fond des souterrains, il adorait regarder les comédies romantiques sur Télé Fournaise 1, et aussi parfois le sport sur TFStyx. Il avait une sainte horreur des films de vampires ou de zombies et se tenait à l'écart de toute ambiance gore. Gulli était sa chaîne préférée, mais c'était rare qu'on lui laisse la télécommande pour en profiter autant qu'il aurait voulu. Il regrettait secrètement la belle époque de « L'île aux enfants ».

Pendant ce temps-là, c'est Usher qui, dans le dernier cercle de l'enfer, avait servi de cobaye pour vérifier que l'eau bénite apportée par Michael en vue de dissoudre Crowley était bien authentique. En l'apprenant, à son retour, il se persuada qu'il n'aurait pas manqué de se retrouver lui-même plongé dans la baignoire pour le test, s'il s'était trouvé à proximité de l'échafaud émaillé. Il en avait poussé un profond soupir de soulagement. On lui raconta plus tard que le condamné n'avait pas fondu dans le liquide infâme, ce qui le laissa perplexe pendant un bon moment.




Mais aujourd'hui, c'est le grand jour. Une page va se tourner : une guerre est proche, tous le savent. Shax a enfin réuni son 1/75ème de légion devant la librairie, où est censé se cacher l'archange Gabriel. Ils vont franchir la porte à sa suite et ça va être une boucherie. Les damnés jubilent et s'impatientent, Éric est plus hésitant. Déjà la patronne harangue ses troupes :

– Nous somme les déchus ! Forts, déterminés, redoutables ! Ce qui nous fait défaut en nombre, nous le compensons en maléfé... maléfiqui... maléficité ! Pas de quartier ! Il nous faut l'archange, mais vous pouvez réduire les autres en bouillie ! Ne faites pas dans la guipure !

– Pardon ? l'interromp Éric en levant une main timide.

– Oui, je veux dire dans la dentelle, évidemment...

L'un d'eux fracasse une vitre de la devanture avec un gros pavé sur lequel est fixé par un élastique un petit mot de la cheffe :

LIVRAI NOU GABRIEL


Cependant, ils ne pouvaient entrer que sur invitation (Livre III, chapitre VI, article premier, paragraphe VII du code d'intervention bipartite) et c'était loin d'être gagné.

A l'intérieur, la panique règne. Le libraire, cependant, s'est saisi d'un lourd chandelier pour tenter en vain d'impressionner l'ennemi. La détermination se lit sur son visage crispé par la rage, tandis que les invités du bal courent en tous sens en poussant des cris de basse-cour. Sauf deux femmes qui semblent conserver leur sang-froid et échangent quelques mots à voix basse avec le propriétaire des lieux.

Éric a immédiatement reconnu, sous les traits du libraire, l'entité céleste censée disparaître dans les flammes de l'enfer qu'il avait livrées au firmament, s'étonnant qu'il fût lui aussi sorti indemne de la mise à mort. Azira quelque chose, non ? Aziraphale, voilà, il s'en souvient maintenant. Mais pour l'heure, il a d'autres chats à fouetter. Comme trouver un moyen de pénétrer dans la boutique.


La chance ne tarde pas à leur sourire, par le biais d'une des deux femmes qui entourent l'ange et qui fanfaronne, après qu'un damné lui ait lancé piques et quolibets :

« Viens me le dire en face, si tu l'oses ! »

C'est là une invitation en bonne et due forme à franchir le seuil.

Dans la seconde qui suit, et après un rapide coup d'œil vers la patronne pour confirmation, ils envahissent l'espace disponible entre les meubles antiques et les piles de livres s'agglutinant ça et là. Les humains avaient réussi à fuir, il ne sait comment. Ne restent que l'ange, la brune et la blonde qui forment sa garde rapprochée, une personne apparue soudainement en haut de l'escalier en colimaçon, qui a l'air de s'être entortillée maladroitement au saut du lit dans une couverture en tartan pour préserver un semblant de décence, ainsi qu'une petite silhouette au fond de la pièce, pétrifiée devant les rayonnages, un livre ouvert à la main, vêtue d'un costume couleur œuf de pigeon, de la pointe des chaussures jusqu'au bout de son casque en forme de cloche.

Les choses s'accélèrent. Les gardiennes du temple littéraire se sont ruées sur les nombreux extincteurs de la boutique et aspergent à présent leurs assaillants de mousse, d'eau, de poudre ou de neige carbonique. Par la flamme originelle de l'Enfer, pourquoi y a-t-il tant de ces engins ici ?


Quelques démons, touchés, sont décorporés dans l'instant. Aziraphale et ses agentes de sécurité, montés à l'étage, les bombardent à présent de lourdes encyclopédies. Éric évite les projectiles du mieux qu'il peut. Et ce n'est pas chose facile, car il a les yeux rivés sur la créature au fond du magasin. Ses yeux noisette plantés dans les siens, elle semble paralysée comme un lapin pris au piège dans le halo aveuglant des phares d'une voiture. On dirait un cornet de glace à l'italienne. Parfum vanille. Alors qu'elle le regarde, son visage jusqu'ici terrorisé se détend peu à peu. Sa bouche s'incurve, les extrémités remontant vers ses pommettes, creusant deux adorables cavités à la surface de ses joues tandis que ses yeux se plissent et que ses iris lancent des feux de Bengale. Un truc de dingue ! Le concept du « sourire », il en avait vaguement entendu parler, comme d'une légende urbaine. Mais jamais il n'avait assisté au phénomène. Le soleil gravé sur le casque de l'être – qui ne peut être que céleste – rayonne d'une lumière chaude et dorée. C'est alors que le cornet de glace se met à parler :

« Que se passe-t-il, Monsieur Fell ? » souffle-t-elle craintivement à l'adresse du libraire.

Oh ! Sa voix était plus douce qu'un rideau de velours brodé de fleurs délicates. Le jeune démon se sent fondre du dedans. A l'intérieur de sa corporation déferle une tempête de neurotransmetteurs qui enflamme ses joues, accélère son cœur, écourte son souffle, illumine son regard, et saupoudre son dos d'incontrôlables frissons et ses mains d'infimes gouttelettes de sueur. Un spasme inexplicable lui tord le ventre, tandis qu'il tente de prononcer une suite de sons qui auraient pu former des mots, si tant est qu'il eût songé à y insérer quelques voyelles. La volonté complètement anéantie, il fait un pas vers la divine apparition. Cependant, comme coupé du monde un bref instant, il a manqué un épisode : l'ange libraire avait matérialisé son auréole pour la lancer au beau milieu de la mêlée.


Évidemment, il pose le pied dessus. Par le ventricule gauche de Satan ! Cette décorporation-là ne ressemble pas aux précédentes ! Vavoom ! Une furieuse décharge électrique lui parcourt sauvagement le corps. Rien n'existe plus, et vient le moment où il revoit se dérouler toute sa vie de démon en l'espace d'une fraction de seconde. Ça ressemble à la mort, à ce que racontent les humains. En réchappera-t-il cette fois ? C'est qu'une auréole angélique s'avère autrement plus brutale qu'un doigt démoniaque ou qu'un molosse infernal.

Cependant, au bout d'un moment dont nul ne peut estimer la durée, il réapparaît au beau milieu de la librairie. Alors il éclate d'un rire franc et tonitruant, et comprend qu'il n'est plus tout à fait le même... La seule manifestation physiologique qu'il avait jusqu'alors rencontrée de ce phénomène était le grincement funèbre d'une hyène en pleine quinte de toux, émis par Hastur quand le jeune Warlock lui avait asséné que « Non, décidément, il ne sentait pas la rose ». Toujours tétanisée au fond de la boutique, la divine créature n'avait d'yeux que pour lui.




Le lendemain...


Le lancer d'auréole avait coupé court à la bataille. Aziraphale, fraîchement nommé Archange Suprême, n'aimait rien tant que de mettre en pratique le divin commandement « Aimez-vous les uns les autres ». C'est pourquoi il avait confié sa librairie à Muriel, tout en s'arrangeant discrètement pour qu'Éric soit promu au rang de « Surveillant Général d'Ambassade » pour la même boutique. Il avait parfaitement interprété les regards échangés entre les deux au moment de l'attaque démoniaque, et comptait bien mettre à profit son nouveau statut pour jouer en quelque sorte les entremetteurs, et compenser ainsi son propre fiasco en la matière. Car Crowley avait décliné son offre de regagner le Paradis avec lui. Et lui avait refusé de rester sur Terre en sa compagnie. Il s'en mordait les doigts chaque minute de chaque heure, mais les exigences de la Toute-Puissante passaient avant ses propres désirs.


Il ne doutait pas un instant que Muriel et Éric chercheraient toutes les façons possibles et imaginales (voire inimaginables) de multiplier les rencontres, comme autant de petits pains bénis. Qu'il s'agisse d'un ange et d'un démon ne constituait nullement un obstacle. Leurs patrons respectifs ne venaient-ils pas de s'envoyer dans l'espace ? Alpha du Centaure semblait-il.

Hors de question, cependant, d'influencer leurs sentiments ! Les tourtereaux conservaient leur libre arbitre. Il n'avait de toute façon aucun pouvoir en ce domaine. Son rôle s'était borné à faciliter les choses. La suite viendrait, ou pas. Mais il y croyait. Il voulait pour ces jeunes personnes un nouveau départ, et allait veiller sur eux comme une poule sur ses poussins. Il ferait tout son possible pour qu'ils profitent ensemble d'un avenir délivré des influences du Ciel et de l'Enfer, aussi toxiques l'un que l'autre, selon Crowley. Non, ils ne seraient plus tributaires des ordres d'en Haut ou d'en Bas. L'un pile, l'autre face. Le jour et la nuit. Le Yin et le Yang. Ils formeraient un nouveau « nous », un groupe de deux tout neuf qui ne demandait que la paix et la tranquillité sur la Terre, pour l'éternité. Amen.


Aziraphale n'était pas stupide. Il se rendait bien compte qu'il désirait pour ses nouveaux protégés ce que lui-même et Crowley avaient échoué à concrétiser. Peut-être l'amour naissant de ces deux-là constituerait un bon présage pour leur avenir à eux ? Peut-être... Attendons voir...

En attendant, et puisqu'un nouveau Plan semblait sur les rails, là-Haut, il ne paraissait pas utopique d'envisager que Muriel et Éric finissent par fonder une famille. Une ébauche d'idée avait commencé de germer dans l'esprit du nouvel Archange Suprême, concernant le Second Avènement. Un nouveau Messie, vraiment ?... *


* voir « De jolis petits petons »








Soleil cherche futur : titre dans l'album du même nom, H.F. Thiéfaine, 1982





Laisser un commentaire ?