Goodolmens - chroniques bretonnes

Chapitre 3 : À l'eau ?

2873 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 15/07/2024 13:13

Le Paradis et l'Enfer ne s'en étaient toujours pas remis. Par quel sortilège le démon Crowley avait-il survécu à une immersion dans une baignoire remplie d'eau bénite ? Par quel miracle l'ange Aziraphale ne s'était-il pas consumé dans un brasier allumé par un sous-fifre du Diable ? Quoi qu'il en soit, l'Archange Gabriel et sa Majesté des Mouches Belzébuth avaient, sans se concerter, décrété une trêve et s'étaient résignés à laisser en paix, du moins provisoirement, cet étrange tandem. Ledit tandem avait tout d'abord fêté dignement cet heureux dénouement au Ritz, comme il se doit, au cours d'un fabuleux dîner copieusement arrosé. Puis ils avaient quitté la capitale et envisagé une retraite paisible dans le Sussex, au cœur de la pittoresque bourgade de Tadfield. Le Jasmine Cottage déjà occupé, ils avaient déniché une autre charmante petite maison en vue d'une colocation – qui se révélait de jour en jour agréable et harmonieuse - en bordure de la rivière où s'ébattaient joyeusement toute une bande de canards. Ils y appréciaient déjà leurs petites habitudes, acquises ces temps derniers.


Aziraphale rentra un soir, échevelé et excité comme une puce :

- Crowley, mon cher, je suis passé devant la vitrine de Thomas Cook !

- Le missionnaire ? Mais il est mort il y a plus d'un siècle ! rétorqua le démon, le corps abandonné en vrac comme à son habitude en travers du canapé, un bras posé sur le dossier, les jambes sur l'accoudoir et les lunettes de soleil relevées en serre-tête dans la cascade de sa chevelure rousse.

- Mais non, le voyagiste !

- On dit "Tour-Opérateur" par ici, mon ange...

- Entendu. Si tu veux. Figure-toi qu'ils organisent début avril un voyage de dix jours en France. En Bretagne. J'ai vu les photos : c'est magnifique. Ils appellent cet endroit le Menez-Hom Atlantique. Des plages superbes, des chemins de randonnée, des chapelles, énumérait-il alors que dans sa tête défilaient en images des plateaux de fruits de mer, des crêpes et autres caramels au beurre salé.

- Pourquoi pas ? répondit le déchu après mûre réflexion. Ça nous changerait.


C'est ainsi que le 6 avril 2020 au matin, ils prirent place dans un confortable autocar de la compagnie, avec quelques autres habitants de Tadfield (ils devaient prendre les autres participants en cours de route).

Il y avait là Newton Pulsifer, un jeune ingénieur en informatique malheureusement malchanceux avec les objets high-tech en général et les ordinateurs en particulier, accompagné de sa jeune femme Anathème, talentueuse illustratrice de littérature enfantine, pour leur voyage de noces.

Derrière eux était installée la famille Young : Arthur et Deirdre, parents aimants et attentionnés du jeune Adam, pour lequel ils avaient concocté cette « immersion linguistique » à l'occasion de ses 11 ans, proposition qui avait enchanté le garçon.

Plus loin encore ronchonnait l'acariâtre R.P. Tyler, qui avait accepté, au terme d'interminables et acharnées palabres, d'emmener son épouse en France à l'occasion de leurs noces d'or. Celle-ci semblait ravie d'échapper pour un temps à sa routine de travaux ménagers, qui commençait à lui peser par moments. Quant à Monsieur, il comptait mettre à profit ce "forfait touristique" - qui lui avait coûté un bras – pour se renseigner sur les variétés bretonnes de pomme à cidre. La région en regorgeait, parait-il, et cette expérience de fabrication artisanale le tentait bigrement.

De l'autre côté de l'allée, cet ex-célibataire endurci de Sergent Shadwell, chasseur de sorcières de son métier – qui n'en avait jamais, Dieu soit loué, trouvé aucune – et sa nouvelle compagne Mme Tracy, medium de son état et ancienne professionnelle de soins et relaxation intimes.

Tout au fond prenait place la famille Dowling, Harriet et Thaddeus, avec leur fils Warlock, curieusement pile du même âge qu'Adam. Thaddeus, ambassadeur américain zélé officiellement en vacances, devait officieusement rencontrer dans ce discret coin de France son homologue d'Azerbaïdjan, pour évoquer les "petites contrariétés" entre la Russie et l'Ukraine, qui inquiétaient beaucoup son propre pays. Le fiston, un pré-ado blasé et imbu de sa personne, poussait à intervalles réguliers des soupirs exaspérés, manifestement pas aux anges de se retrouver embarqué dans ce périple.

Le plus difficile avait été de faire accepter les deux chiens, Adam décrétant qu'il "ne partirait pas sans Toutou", et aucun voisin ne se dévouant pour garder l'horrible animal - aussi bruyant que disgracieux - de Mr Tyler. Mis au courant des petites tracasseries administratives inhérentes au transport d'animaux domestiques, Aziraphale s'était arrangé pour antidater les certificats antirabiques des bestioles, ni vu ni connu. Leurs propriétaires n'y avaient vu que du feu.


Ils étaient maintenant installés dans un confortable hôtel aux abords de Châteaulin au nom prometteur : "l'EssenCiel". L'Aulne coulait paisiblement au pied de l'établissement, miraculeusement préservé de toute pollution. Anathème et Newton aimaient particulièrement s'y promener, le soir, au retour d'une journée de visite et de découverte. Ils s'y échangeaient serments enflammés, baisers fougueux, et parfois plus encore.

Ils avaient marché sur les vastes plages de Telgruc et de Plomodiern, arpenté le sentier des douaniers le long de la presqu'île de Crozon, admiré l'enclos paroissial de Pleyben (Crowley était resté à distance de ce qu'il appelait ces "bondieuseries"), apprécié la vue sur l'océan à la pointe de Trefeuntec ou de Tal ar Grip.


Au soir du 7 avril, lors du dîner, Crowley sembla préoccupé. Il se tortillait sur sa chaise et n'avait même pas terminé la première bouteille de vin, un Muscadet sur Lie pourtant excellent servi avec les huîtres.

- Quelque chose ne va pas, très cher ? l'interpella Aziraphale, auquel cette inquiétude n'avait pas échappé.

- Ça se rapproche. Je le sens.

- Quoi donc ?

- Je sais pas. Mais c'est pas bon, mon ange.

- Oh ! C'est sans doute cet élevage de porcs plus loin. Si le vent est un peu fort et qu'il est orienté...

- Je la connais, cette fichue odeur de cochons ! C'est pas ça, l'interrompit le démon. L'agacement pointait dans sa voix, et une grimace de dégoût tordait ses traits.


Ce qu'il avait reniflé n'était rien de moins qu'un groupe de démons, emmené par Belzébuth en personne. Mais quoi ? N'avait-elle pas promis de laisser en paix les deux entités surnaturelles sauvées, par bonheur, du sort funeste qui leur était destiné ? Eh bien, à quoi s'attendre d'autre de la part du Seigneur des Enfers ? Elle avait menti, c'était dans sa nature profonde.

Elle s'était entourée de Furfur, Dagon, Hastur, Ligur, Josh, et un obscur huissier à l'apparence d'une énorme boule de bowling. Ils étaient sept, qui attendaient dans l'obscurité en guettant la lune dans le ciel, au bord du lavoir de Lentoc'h. L'impatience les rendait nerveux.

- Josh, il faudra enlever ce cache-œil, quand même ! fit l'un

- Et toi, ironisa un autre à l'adresse de l'huissier, tu vas galérer à passer pour une jolie lavandière !

Les sarcasmes et les ricanements fusaient, masquant à grand-peine le trac qui s'emparait d'eux à mesure que le moment approchait. Certes, ce n'était que de vulgaires humains, malléables à merci. Cependant, il s'agissait d'une Super Lune, ce qui signifiait des pouvoirs encore plus puissants, et d'autre part leur vénéré monarque leur faisait l'honneur de sa présence, et ils aspiraient tous à s'en montrer dignes. Certains même caressaient l'espoir d'une promotion en interne, grâce à leurs prouesses remarquables.


Pendant ce temps, à l'hôtel, Crowley faisait les cent pas, les mains derrière le dos, maugréant des paroles inintelligibles.

- Explique-moi, au nom du ciel ! tenta l'ange, que l'angoisse contaminait petit à petit.

- Tu as remarqué ce lavoir, pas loin ? répondit le démon. Une légende raconte que certains soirs de pleine lune, les kannerezed noz, autrement dit les lavandières de la nuit, se retrouvent au lavoir pour piéger les humains. Des hommes, toujours.

- Mais qu'est-ce que tu me racontes ? Il n'y a plus de lavandières, les machines à laver le linge les ont remplacées depuis belle lurette ! Et que veulent-elles, d'après toi ?

- Ce sont des fantômes, des âmes damnées, punies jusqu’au jugement dernier pour on ne sait trop quelle raison. D'aucuns racontent qu'elles auraient enseveli un défunt dans un linceul sale. Mais d'aucuns racontent parfois n'importe quoi *. On dit aussi qu'elles auraient travaillé un dimanche - transgressant la règle du repos dominical - ou même après le coucher du soleil. Tout au long de la nuit de pleine lune, elles travaillent à laver, essorer et faire sécher des suaires dans l’attente d’être libérées. Elles interpellent les passants, quémandant leur aide pour essorer le linge, jusqu'à ce que les malheureux finissent les membres brisés et étouffés dans les linceuls.

- Mais ce ne sont là que vieilles et primitives croyances !

- Possible. Mais moi je te dis que des hommes vont sortir ce soir, qu'ils vont rôder autour du lavoir pour une raison qu'eux seuls connaissent (et encore, peut-être pas), et qu'ils courent un grave danger. J'aimerais autant qu'on soit pas loin, histoire de veiller au grain.

- Oh ! Comme c'est gentil de ta p...

- Je suis PAS gentil ! Je suis JAMAIS gentil ! Oublie une bonne fois pour toutes ce foutu mot de six lettres ! rugit Crowley en l'empoignant soudain par les revers de sa veste. C'est juste que... tu sais... les humains, c'est pas si mal une fois qu'on y est habitué... conclut-il en se calmant aussi vite qu'il s'était emporté.

Aziraphale était d'accord pour porter secours aux humain, bien entendu. C'était sa spécialité. Ils se rendirent donc discrètement au bord du lavoir, où ils ne tardèrent pas à entrevoir sept silhouettes blanches affairées au bord de l'eau.


Le premier humain à entrer dans leur champ de vision fut le sergent Shadwell. Il s'était rendu à "La Belle Époque", un charmant estaminet où il avait descendu moult chopines de Muscadet, un vin qui lui flattait le palais et malheureusement introuvable à Tadfield. C'est donc un peu perdu sur son chemin et passablement éméché qu'il longeait à présent le cours d'eau et, apercevant les blanches créatures, mit aussitôt ce phénomène sur le compte de son taux d'alcoolémie. Hélas, avant d'atteindre le lavoir, son pied glissa sur la berge et il se retrouva à l'eau, les quatre fers en l'air, ce qui provoqua son dégrisement immédiat.

- Sérieusement ? souffla le duc Hastur, dégoûté. Comment appâter un humain autant imbibé d'eau à l'extérieur que d'alcool à l'intérieur ?

Belzébuth ne dit rien, mais lui lança un regard qui signifiait "Attends la suite..."


Le deuxième fut Thaddeus Dowling, se rendant à son rendez-vous top secret avec Samir Mammadov, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan. Juste avant d'arriver au lavoir, son portable de travail sonna.

- Qu'est-ce que c'est encore ? marmonna-t-il en ouvrant le SMS.

"Je être malade. Médecin appeler nouvelle maladie Covid 19. Beaucoup contagieux. Rencontrage reporté." C'était signé S.M.

- Rha ! Quelle tuile ! bougonna-t-il en effectuant prestement un demi-tour.


Pendant ce temps, à l'hôtel, Arthur Young vouait son fils aux gémonies.

- Il a disparu ! criait-il à Deirdre. Ce garçon file un mauvais coton ! S'il devient fugueur, ça va très mal se passer ! Rappelle-toi la fois où il était puni et confiné à la maison, à peine le dos tourné qu'il avait disparu, avec son chien, un grand trou dans la haie au fond du jardin !

- Calme-toi, l'exhortait la maman. Ça ne peut pas être si grave. Il doit être dans les parages, à promener Toutou...

- C'est pas une heure pour ! Il fait nuit !

- C'est la pleine lune, il doit y voir comme en plein jour, tempéra-t-elle.

- Je vais le chercher ! Ça va barder, moi je te le dis !!!

Le voilà donc parti, appelant Adam à pleins poumons. Il se rapprochait dangereusement du lavoir.

- À toi de jouer ! souffla le démon à l'ange.

Azirapale se concentra, les doigts sur les tempes et les yeux fermés, et l'on entendit soudain un aboiement un peu plus loin sur la droite.

- Ah ! Toutou ! Si tu es là, Adam ne doit pas être loin ! songea le père de famille en bifurquant vers l'animal.


Le quatrième à se présenter fut Mr Tyler. Il avait repéré au cours de la journée un verger prometteur dans les parages, et s'était donné pour mission d'aller examiner ces pommes de plus près. Sans doute découvrirait-il quelles variétés étaient les plus aptes à produire un bon cidre... Ce nigaud réalisa en chemin qu'on n'était absolument pas en période de récolte. Les arbres n'étaient même pas en fleurs à cette période de l'année. Aussi, quelle ne fut pas sa surprise quand il reçut sur la tête une pomme, puis deux, suivies d'une véritable averse de fruits.

- Par les sabots de Satan, quelle est donc cette diablerie ? s'étonna-t-il en rebroussant chemin.

Cette diablerie était manifestement l'œuvre de Crowley, expert ès pommes depuis la nuit des temps, comme chacun sait.


Cependant, à l'hôtel, Newton et Anathème nageaient en plein débat familial.

- Il faut que j'appelle ma mère, pour lui donner des nouvelles ! dit le jeune marié.

- Ne t'en fais pas, elle ne va pas s'inquiéter. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, n'est-ce pas ? répondit la jeune femme.

- Quand même. J'ai déjà oublié dans la valise les sandwiches qu'elle nous avait préparés pour la route...

- OK, si tu y tiens !

Newton sortit donc sur le perron de l'hôtel, son portable ne passant pas à l'intérieur. Dehors non plus, manifestement. Il commença à s'éloigner, pour vérifier la réception un peu plus loin. Toujours aucune barre. Testant toujours plus avant, il finit par arriver aux abords du lavoir. L'ange et le démon, occupés à argumenter sur la nécessité d'avoir lancé une telle quantité de pommes sur le pauvre Tyler, ne le virent pas approcher, l'œil hagard fixé sur l'écran de son téléphone.

- Viens donc nous aider, Newton ! susurrèrent des voix près de l'eau.

Le jeune homme ne s'étonnait plus de rien, après les évènements qu'il avait vécus ces dernières semaines.

- Un petit service ne se refuse pas entre amis, dit il gaiement.

Il rangea son portable et prit le bout du drap que lui présentait l'une des mortes, en ayant soin de le tordre du même côté qu'elle. Il avait en effet appris de Shadwell, Sergent Inquisiteur de renommée mondiale et incollable sur les sorcières et les âmes errantes, que quiconque tord le linge dans le sens inverse s'expose à se retrouver les membres brisés et le corps emprisonné à même le linceul dans une spirale mortelle, et que, s'il refuse son aide, il se retrouve enroulé dans les linges et noyé dans le lavoir, sous les coups de battoir.

- Merde, il connaît le truc, celui-là ! s'exclama Furfur.

Bien entendu, tordre le suaire dans le même sens que la dame blanche ne produisait aucun phénomène d'essorage. Ils tournèrent ainsi le drap de longues minutes jusqu'à ce que la lavandière se lasse et jette, à bout de nerfs, le drap dans l'eau et dans un grand "Plouf" ! Excédée, Belzébuth cracha par terre une nuée de mouches bleues vrombissantes. Puis, face à cet échec cuisant et contenant sa rage à grand-peine, elle s'en fut vers des souterrains plus cléments, suivie de ses sbires. Inutile de préciser qu'aucun des sous-fifres n'obtiendrait d'avancement, manifestement...


De retour à l'hôtel, Aziraphale fit part de son soulagement à Crowley :

- Ils ont eu le derrière au chaud, n'est-ce pas mon cher ?

- Ouais. Chaud aux fesses, tu peux le dire, répondit le démon après quelques secondes de réflexion.

- Si nous allions visiter ce lavoir légendaire, tu sais ? Celui de la Mère Denis. Il paraît qu'elle était bretonne. J'ai vu une réclame il y a quelques années, pour une marque de machine à laver je crois.

Crowley sourit à ce terme désuet, renonçant pour l'heure à inculquer à son compagnon des notions de vocabulaire plus adaptées à ce monde moderne :

- Ce sera pour une prochaine fois mon ange. Il est en Normandie...



*emprunté à Terry Patchett dans "Mortimer"



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