Goodolmens - chroniques bretonnes

Chapitre 4 : Tournerons

1986 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/10/2024 18:36

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : Dansons sous la pluie (mars avril 2023).

Catégorie Anciens défis no limits


Cette histoire est dédicacée à @circeto, à qui j’ai promis une scène de danse…





Depuis leur voyage en Bretagne l’an dernier, (¹) Aziraphale insistait auprès de Crowley, à intervalles réguliers, pour y retourner. Il assurait que ces quelques jours passés là-bas n’avaient pas suffi à combler sa soif de jolis paysages, ni sa faim (beaucoup plus prosaïque) de délices pour la plupart à base de sucre et de beurre salé.

- Je n’ai même pas eu le loisir de goûter au kouign-amann, ni même au kig ha farz ! se plaignait-il de temps à autre, avec un regard suppliant en direction du démon, qu’une malheureuse boule de poils désireuse de se faire adopter, dans un refuge de la SPA, n’aurait pas renié.

- Ngk, répondait invariablement Crowley, alangui sur le canapé et somnolant entre deux siestes, t’as qu’à en miraculer…

- Mais ce n’est pas pareil ! Je saurais, tout au fond de moi, que ça n’aura pas été préparé par le sympathique pâtissier du coin de la rue, ou le restaurateur qui me connaît par mon nom !

- Rhô… Le jour où je t’ai fait découvrir cette côte de bœuf dans la cave de Job, j’aurais mieux fait de rester couché, tiens…


Il mentait effrontément. L’ange n’ignorait rien de la fascination qu’il exerçait - plus ou moins consciemment - sur son compagnon, lorsqu’ils étaient à table. Pendant qu’il se délectait de délicieux petits plats mitonnés par des humains, Crowley, se croyant à l’abri derrière ses lunettes fumées, ne perdait pas une miette du spectacle. Subjugué, le menton posé sur sa main, il suivait la fourchette du regard, de l’assiette de l’ange jusqu’à ses lèvres, dans l’attente fébrile d’apercevoir un petit bout de langue gourmande, troublé par les voluptueux murmures d’appréciation qu’Aziraphale, les yeux à demi clos, laissait échapper ponctuellement.

Taquin, et pas si innocent qu’il paraissait, l’ange en rajoutait parfois, juste pour le plaisir ineffable d’entrevoir des étoiles danser dans les pupilles dorées qui le scrutaient….

Pour garder une contenance à peu près décente, le déchu se précipitait sur son verre, et en général deux bouteilles de Châteauneuf-du-Pape suffisaient à peine pour tenir jusqu’à l’addition.


- Et puis, j’ai envie de gavottes… soupira-t-il un soir, espérant que son insistance finirait par payer.

- Quoi ? Les biscuits ?

- Non, les danses !

- Je croyais que c’était passé de mode depuis belle lurette ?

- Pas le moins du monde. Il existe encore la gavotte Fisel, la gavotte Pourlet, celle de l’Aven, celle de Pont-l’Abbé,…

- Stop ! l’interrompit Crowley en levant ses mains, je me rends. C’est bon, t’as gagné, mon ange, on ira manger des crêpes et danser tes fichues gavottes !

- Oh ! Comme c’est… chouette ! s’exclama Aziraphale en battant des mains, un sourire euphorique illuminant son visage. Tu verras, tu ne le regretteras pas. Ça va être divin.


Les voilà donc partis, en cet été 2021, direction le Pays du Roi Morvan, au cœur de la Bretagne.

Le dernier dimanche de juillet avait lieu la traditionnelle Fête de la Crêpe à Gourin, dans le parc de Tronjoly. Ledit parc, un écrin de verdure où se niche un château du XVIIlème siècle, servait de décor à cette fête depuis plus de vingt ans.

Une bien belle bâtisse, ma foi ! Le logis central, restauré avec soin, abritait une exposition de photos retraçant l’histoire des émigrés bretons vers le Canada et les États-Unis, au cours des années 50. Poussés par la pauvreté, ils avaient été nombreux à quitter cette région de la Montagne Noire pour le « rêve américain », dans l’espoir d’y faire fortune.

L’ange s’était montré captivé, et avait passé plus d’une heure le nez planté devant chaque photo, lisant patiemment toutes les légendes. Derrière lui, le démon ronchonnait et piétinait, poussant quelques soupirs exaspérés accompagnés de force haussements de sourcil.


- Si nous allions voir les anciens outils agricoles, maintenant ? Ou bien encourager les concurrents du Concours Mondial de la plus Grande Crêpe ? proposa Aziraphale ingénument.

- Nah ! cracha Crowley exaspéré. J’ai besoin d’un remontant. Tu crois qu’ils ont un whisky buvable dans le coin ?

- Mais absolument ! J’ai ouï dire beaucoup de bien du Galaad. Peut-être en auront-ils à la buvette…

Les voilà en route pour le bar, l’ange pouvant difficilement résister à l’appel de la pétulante fraîcheur d’une bolée de cidre.

La météo était – pour une fois – clémente, et un soleil voilé baignait la foule, malgré un ciel moutonneux où quelques nuages passaient, vite emportés par le vent.

Pendant qu’ils se désaltéraient plus ou moins au calme, les danseurs sur le parquet sautillaient joyeusement, au coude à coude et main dans la main, sur une suite Plinn. Les cinq musiciens composant l’orchestre qui se produisait en ce moment étaient excellents, à n’en pas douter.

- Ils ont l’air si heureux, soupira l’ange avec envie.

Très lentement, Crowley tourna vers lui un visage impassible malgré la question qui lui brûlait les lèvres et qu’il finit par poser, un sourcil interrogateur dépassant soudain de ses lunettes fumées :

- Tu veux danser ?

- Oui, admit Aziraphale dans un souffle, lui retournant un regard empli d’attente mêlée d’espoir.

- Tu veux attendre une gavotte ?

- Peu importe, tout me va.

- T’es sûr ? Regarde-les, ils sont serrés comme des sardines, là-bas, sur la piste.

- Oh, très cher ! Je pourrais danser sur une tête d’épingle, sais-tu ?


Ils se frayèrent un passage parmi la foule qui s’écartait miraculeusement devant eux. Les premiers accords de guitare, en guise d’appel à la danse, les accompagnèrent jusqu’au parquet devant le podium. Il s’agissait d’une valse écossaise.

Ils se faisaient face.

- Me feras-tu l’honneur ?… murmura Crowley en offrant sa main gauche, paume vers le ciel, à l’ange qui y déposa la sienne avec la légèreté d’une plume. Puis il posa l’autre main au creux de sa taille, tandis qu’Aziraphale laissait reposer la sienne sur l’épaule de son cavalier. L’accordéon diatonique prit le relais, imprimant le tempo d’un doux balancement langoureux.

L’ange était enchanté, un sourire ravi éclairant son visage serein, malgré quelques gouttes de pluie qui commençaient à tomber. Il se laissait volontiers mener par Crowley, tout en se demandant par quel prodige ils connaissaient tous deux si bien les pas. La batterie était venue souligner la mélodie, lui impulsant une énergie nouvelle. Trois pas les emmenaient sur le côté, ponctués par un haussement des talons. Puis deux autres en sens inverse, et Aziraphale avançait le pied entre ceux du démon, pour reculer quand c’était le tour de son cavalier. Une pastourelle, suivie de quelques pas de valse, et on recommençait.

Il ne fallut guère longtemps au saxophone pour s’en venir gémir parmi les autres instruments. Leurs regards rivés l’un à l’autre, ils évoluaient sur la piste comme s’ils étaient seuls au monde. D’ailleurs certains danseurs avaient reflué à l’abri, la pluie se faisant plus drue.

Le dernier instrument à entrer en scène les fit sursauter. Qui a dit que la bombarde vrille les tympans ? C’est faux. Elle vous agrippe l’estomac pour ne plus le lâcher, lui imprimant à chaque reprise une torsion délicieuse. Petit à petit, les deux danseurs prenaient de l’assurance. Emporté par la musique, l’ange serra un peu plus fort la main qui le tenait. Celle du démon s’était déplacée un peu plus loin dans le dos de son partenaire, tandis qu’un sourire espiègle se dessinait sur son visage.


Son genou s’avançait maintenant avec plus de hardiesse entre les jambes de l’ange, frôlant sa cuisse, ses yeux à l’affût du moindre signe de gêne ou d’inconfort dans les iris turquoise. Mais non, ils étaient sur la même longueur d’ondes. Aziraphale, confiant, montrait aussi plus d’audace, laissant courir ses doigts dans les vagues rousses des cheveux de Crowley, au creux de sa nuque. Sous la pluie qui maintenant ne s’arrêtait plus, leurs corps se rapprochaient obstinément à chaque nouvelle figure.


Le sourire du démon s’était estompé, il était devenu d’un coup beaucoup plus sérieux. Bouleversé par les grands yeux d’azur éblouis et confiants qui ne quittaient pas les siens, il réalisa qu’il aurait voulu que ce moment dure une éternité. Le plus discrètement qu’il put, il claqua des doigts, non pas pour arrêter le temps, mais pour l’étirer au-delà du possible. La crainte d’attirer l’attention de l’Enfer sur ces petits accommodements avec la réalité terrestre ne pouvait rivaliser avec le désir de prolonger ces instants de pure grâce.

Puis il replaça sa main dans le dos de l’ange, un soupçon plus bas. Aziraphale ne fut pas en reste, qui déploya ses ailes de porcelaine dans un bruissement soyeux pour les abriter tous deux, à la fois de la pluie qui redoublait et du regard des mortels. Le démon déroula les siennes à son tour, entremêlant ses plumes de jais à celles de son cavalier. Leurs visages étaient si proches maintenant...

Malgré le déluge qui s’abattait, glissant sur eux comme sur le plumage des canards, et dont ils se souciaient comme de la première pomme, ils continuaient de tournoyer, indifférents au reste du monde. Personne ne semblait s’étonner que l’orchestre joue encore, malgré la piste vide.

C’était pitié, vraiment, que les humains réfugiés sous le grand auvent de la buvette ne puissent profiter du spectacle de ces deux êtres surnaturels emportés dans un ballet paradisiaque, au milieu des plumes noires et blanches qui voletaient tout autour d’eux !


Cependant, on arrivait au bout du sortilège diabolique, la valse prit fin, l’averse se calma. Le sourire n’avait pas quitté le visage d’Aziraphale, creusant de délicieuses fossettes sur ses joues potelées. Un arc en ciel s’esquissa dans le ciel, comme le présage d’un nouveau départ après l’Apocalyse qu’ils avaient su déjouer, la promesse d’une vie nouvelle où ils pourraient enfin être eux, du même côté, de leur côté.


- Nous… bredouilla l’ange une fois qu’ils eurent tous deux replié leurs ailes miraculeusement séchées.

Crowley, comprenant le premier qu’un avenir radieux s’offrait à eux, et qu’ils avaient pour le savourer tout le temps du monde, l’interrompit et lui susurra, les lèvres frôlant son oreille en lui procurant un délicieux frisson :

- Qu’est-ce que tu dirais d’aller manger une crêpe, mon ange ?






(¹) voir « À l’eau ? »


« Tournerons » est un titre des Sonerien Du in Puzzle 2, de 2004


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