Goodolmens - chroniques bretonnes

Chapitre 2 : Juste avant l'Enfer

2417 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/06/2024 12:06

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : Le Lieu Sacré - (septembre octobre 2022).

Catégorie Anciens défis no limits





C’est pas un métier de tout repos. Toujours garder l’œil sur ces mécaniques qui s’arrêtent jamais, faut être minutieux, précis, adroit, rapide au besoin. Et non, l’argent coule pas dans ma bourse en proportion de la sueur qui ruisselle de mon front. Je suis guère riche, contrairement à ce que pensent les bonnes gens de la contrée. On me voit même parfois comme un voleur. Pourtant, je prélève que mon dû sur ce qu’on me confie : 1/10 de chaque rasière. On me jalouse, on se défie de moi. A-t-on pensé que sans mon âpre labeur, tous autant qu’ils sont auraient ni farine, ni pain pour assurer leur subsistance ?


En plus, le bruit constant des engrenages et des poulies, de jour comme de nuit, ajouté aux longues heures de besogne, décourage quelque peu les demoiselles de se mettre en ménage. Aussi, à maintenant 29 ans, je demeure célibataire. Mais je manque à tous mes devoirs : je me suis pas encore présenté. Mon nom est Mathurin Le Mélinaire. Dans ma famille, on est meunier de père en fils.


J’ai pour seule compagnie Onyx, un jeune chat noir. Il était là un beau matin, sur le pas de ma porte, miaulant à fendre l’âme. J’ai pas pu me résoudre à l’ignorer : j’ai alors commencé de le nourrir et il s’est trouvé fort à son aise dans mon moulin, à Plouguerneau, sur les rives de l’Aber-Wrac’h. Depuis, il s’emploie à se rendre utile en contrepartie du gîte et de la pitance, et il me rend bien service : il a pas son pareil pour chasser les souris et les rats de mes réserves de grains.


Comme si l’ouvrage suffisait pas, je dois faire souvent un détour de plus d’une lieue pour livrer ma farine juste en face de la rivière, à Lannilis. Je me passerais volontiers de cette corvée, qui me fait perdre un temps considérable...


Oh évidemment, on est pas de bois ! Et j’ai parfois bien du contentement quand une aimable servante se rend à mon moulin pour y faire moudre le grain de son maître. Plus d’une s’est roulée avec moi, pas farouche, sur les tas de froment, d’orge ou d’avoine. J’ai souvenance en particulier d’une accorte chambrière... Mais pour autant, ça fait pas de moi un mauvais bougre !


*****************


- Crowley, mon étoile, ça fait plaisir de te revoir ! commença Belzébuth du haut de son trône auréolé d’une nuée de mouches vrombissantes.


Le déchu se préparait au pire. Il savait que ce sobriquet était du pur sarcasme de la part du Seigneur des Ténèbres et qu’il ne présageait rien de bon. Il s’était retrouvé englouti, il y a une dizaine de minutes, dans un trou béant ouvert à son intention au cimetière de Greyfriars à Edimbourg, suite à ce qui pourrait s’apparenter à une bonne action. En effet, il s’était arrangé pour éviter à la jeune Elspeth une damnation éternelle causée par son activité – fort peu rémunératrice au demeurant – de déterreuse de cadavres au profit du chirurgien local, Mr Dalrymple, dans un but de dissection et d’études.

Éric et confrères l’avaient alors solennellement escorté jusqu’au Grand Patron.


- Tu sais que les âmes ne nous tombent pas toutes cuites dans le chaudron, continua Belzébuth - il faut du temps pour corrompre un politicien ou tenter un prêtre. Celle d’Elspeth nous était acquise pour très bientôt, d’autant qu’elle n’aurait pas bénéficié d’une longévité exceptionnelle, au vu des dispositifs de protection du cimetière.

- Ngk, répondit Crowley embarrassé.

Il se recroquevilla dans ses boots et réajusta ses lunettes pour se donner une contenance.

- Je te donne exactement 48 heures pour me trouver une âme de remplacement. Tu vas devoir faire vite, et bien réfléchir à ta future proie. Je ne tolérerai aucun retard ni aucun échec.

- Sinon ?…

- Je crois que tu préfères ne pas savoir, conclut le Prince des Enfers d’une voix plus coupante qu’un scalpel, dans un sourire tordu.

- Bon, ben, j’y vais, hein... À plus, ciao, bredouilla-t-il en reculant misérablement.

On ne sait si c’était la frousse ou le fait de se déhancher en marche arrière (nettement plus difficile) qui lui donnait plus une allure de pantin désarticulé qu’une démarche de top model sur un podium.



« Me voilà dans de beaux linceuls », songeait le déchu en reprenant ses esprits. Qui je vais pouvoir harponner en si peu de temps ? Il me faut quelqu’un de pas mal pécheur à la base, et qu’un rien pourrait faire basculer au point de conclure le Pacte.


On sait tous que l’Enfer et le Paradis disposent d’une avance considérable sur le monde humain en matière de technologie. L’informatique n’avait donc plus de secrets pour les démons (sauf pour le duc Hastur, indécrottable réfractaire à la notion de « progrès »). Il existait notamment un système très ingénieux, une sorte de répertoire des humains les plus facilement corruptibles. Un algorithme perfectionné prenait en compte différents paramètres, tels que : score atteint dans chacun des 7 péchés capitaux, désirs inavouables, niveau de convoitise de quelque chose absolument hors de portée, pointure, âge du capitaine, et tout un tas de données aussi précises qu’indispensables. Un outil diablement fiable, équipé d’une mise à jour en temps réel, qui fournissait pour chaque âme une note sur 20. Avant de rejoindre la surface, il entra dans la pièce où bourdonnait doucement un gros ordinateur et se connecta rapidement au système avec son mot de passe. Le logiciel lui cracha un score de 19 (la luxure explosait le plafond) avec un nom : Mathurin Le Mélinaire à Plouguerneau, Bretagne, France.


Pas de temps à perdre : en route.


*****************


J’ouvre un œil : il doit être aux alentours de 5 heures, le soleil se lève à peine. Une brève toilette à l’eau fraîche et j’enfile pantalon, chemise, gilet et bonnet contre les poussières. Je prépare ma soupe du matin, au lait et aux œufs, où je rajoute un gros quignon de pain. Onyx se frotte à mes jambes en ronronnant. Je le gratifie d’une caresse, et verse un peu de soupe dans son écuelle. Après un morceau de fromage, me voilà fin prêt pour la journée. J’entends les souliers ferrés de Louis le garçon meunier, qui vient d’entrer, tout chiffonné d’avoir dormi sur une paillasse à côté de l’écurie.

Aujourd’hui, c’est la tournée des clients. Je préfère m’en charger car j’ai des comptes en suspens avec quelques-uns, et j’ai aussi un tonneau de vin à livrer pour une auberge. Louis restera au moulin pour les clients qui viendront. Un coup d’œil sur la table pour m’assurer qu’ils manqueront de rien : saindoux, pain, lard, fromage pour les estomacs creusés par la route et les conversations, et pour faire couler : un verre de rouge, un petit blanc ou une rasade de goutte. C’est que l’assiette et le verre font ou défont la réputation d’un moulin, aussi sûrement que la qualité du travail accompli !


Il est 6h et demi, je harnache mes deux chevaux, Tonnerre et Flambard, et les attelle au chariot chargé de la veille. Il est temps de se mettre en route.


L’angélus sonne quand j’ai fini ma journée de livraison. Le soleil décline et j’approche du moulin. Une journée bien remplie.

Peu avant d’arriver, voilà que j’aperçois une mince silhouette, vêtue de noir, adossée au mur de la chapelle de Prad-Paol. Les bras croisés, de drôles de lunettes noires devant les yeux, le voilà qui bouge en m’apercevant. Il s’avance alors vers moi d’un pas chaloupé, nonchalamment, comme s’il avait l’éternité devant lui. Ses cheveux, longs et ondulés, sont d’un roux éclatant qui accroche la lumière rasante du soleil couchant. La chair de poule s’installe de mon crâne à mes orteils. Il s’arrête à la hauteur des chevaux qui, en alerte immédiate, remuent les oreilles et soufflent bruyamment en dodelinant de la tête. Leurs muscles frissonnent sous la peau, les sabots commencent à frapper le sol. Je descends pour les rassurer en leur caressant l’encolure : « Là, là, tout doux... »


- Mathurin le meunier ? C’est ça ? me demande l’apparition d’une voix rauque.

Il enlève alors ses lunettes. Ma Doué Beniget ! Voilà les yeux les plus extraordinaires que j’ai jamais vus ! Les iris d'un étrange jaune ambré qui mangent tout l’espace, avec de longues pupilles en fente comme ces serpents qui se prélassent sur les pierres chaudes en plein été.

- Oui, c’est bien moi, je bredouille, hypnotisé par l’incendie de ce regard qui me cloue sur place.

- Dis-moi, qu’est-ccce que tu désires vraiment ? qu’il me siffle à voix basse.

- Ah, euh, je bégaye. C’est que, vous voyez, s’il y avait un pont pour traverser l’Aber-Wrac’h, alors j’aurais plus ce long détour à faire pour livrer à Lannilis. Voilà qui serait rudement commode et m’enlèverait une sacrée épine du pied.

- Demain, sssi tu le souhaites et sssi tu acceptes que la première âme qui traversera ce pont sssoit mienne, tu pourras passer la rivière au sssec.

Trop las pour réfléchir, et trop heureux de l’aubaine, j’accepte d’un :

- Tope là ! Marché conclu !

Sa main est brûlante quand elle tape dans la mienne...


De retour au moulin, trop préoccupé pour faire honneur au dîner, j’avale rapidement une soupe épaisse de légumes et du lard froid sur du pain. J’ai la gorge nouée que même le verre de vin a du mal à couler. Pourtant, il faut s’atteler aux comptes du jour. Je me trompe plusieurs fois. Les chiffres dansent devant mes yeux. Si j’avais commis la plus grosse bévue de mon existence ? Je le connais pas ce gars, et il est tellement bizarre. Et comment il va s’y prendre pour fabriquer un pont en une nuit ? C’est sorcellerie, je vois que ça. J’ai bien envie de retourner le trouver, lui dire que j’ai changé d’avis, mais une parole est une parole. S’il réussit, il voudra que je traverse pour tester la solidité de l'ouvrage. Alors mon âme sera à lui, j’avais pas bien réalisé. Non non, c’est pas sorcellerie, c’est diablerie ou tout comme. Je me couche dans l’angoisse, à côté des meules car en ce moment le moulin tourne même la nuit, et il faut se tenir prêt à recharger la trémie au moindre signal. Je ferme pas l’œil, bien évidemment. Je tourne et je retourne la situation sous toutes les coutures. Faut trouver une solution pour me tirer de ce mauvais pas.



*****************



Sitôt la nuit venue, Crowley se met à l’ouvrage. Il empile des pierres de gué, les plus grosses d’abord, puis bouche les trous avec des plus petites, à l’aide d’un énorme marteau. Il travaille d’arrache-pied jusqu’à l’aube. Lorsque le jour tente de percer l’épaisse nuit noire, l’ouvrage touche à sa fin : il ne reste que quelques blocs de granit à assembler.


Le soleil se lève. Mathurin sort du moulin, les yeux cernés et les cheveux en bataille, comme un qui aurait mal dormi, tenant dans ses mains un lourd sac de farine. Mais le déchu n’a que faire de sa qualité de sommeil. Le temps presse.

- Alors ? Heureux ? demande-t-il avec un sourire narquois.

Il jubile, dans la certitude de sa réussite et le soulagement de la mission accomplie.

Les yeux écarquillés du meunier vont du démon au pont, puis du pont au démon, de longues minutes durant.

- Par Dieu Tout-Puissant ! s’exclame enfin Mathurin.

- Pas de gros mots ici. Après vous, ajoute la silhouette noire dans une espiègle révérence.

Le meunier n’a d’autre choix que de s’engager sur le pont. Il s’avance d’un pas traînant, puis s’arrête au beau milieu, posant son sac comme pour se reposer.

- Qu’est-ce qu’il fait ce crétin ? pense Crowley un brin sur des charbons ardents.

Le sac à terre, l’homme dénoue alors le lien qui fermait l’ouverture. Sous le regard médusé du déchu, en jaillit un chat noir qui rejoint l’autre rive en quelques enjambées affolées !


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« Tout porte à croire que les animaux ont une âme ». C’est en tout cas ce que laisse à penser la réaction du démon, qui, furieux de s’être fait rouler dans la farine, jeta son marteau avec une telle force que l’outil vint se ficher sur un talus en bordure de la route de Lannilis à Lesneven. Et cette histoire ne sera nullement profitable aux chats noirs qui ont, depuis des lustres déjà, mauvaise réputation. Le Pont du Diable (ainsi que le Marteau du Diable) existent toujours. Aujourd’hui encore, certains se plaisent à raconter que si des hommes viennent à tomber du pont, ce n’est pas parce qu’ils sont ivres, mais parce qu’un démon, pour se venger, les aura bousculés.


Quoi qu’il en soit, l’âme d’un chat contre l’âme d’un humain, ça n’a pas dû plaire à l’Enfer…



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