Goodolmens - chroniques bretonnes

Chapitre 1 : Deux bossus sous influence

2528 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 17/05/2024 11:25

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr : réécriture d'un conte (fév. 2017), catégorie "anciens défis no limits"




Aussi gourmand qu’une chatte d’évêque, comme dirait plus tard Toulouse-Lautrec, Ariraphale avait un sérieux penchant pour les crêpes. Ces « soleils dans une assiette », comme ils les appelait, lui avaient presque valu une décorporation en bonne et due forme par le biais d’une terrible machine à couper les têtes à la Bastille - sous le règne de la Terreur - son péché mignon l’ayant conduit à Paris pour une dégustation impromptue. Il n’avait dû son salut qu’à la présence inespérée de Crowley, le sauvant à la fois d’une fin provisoire atroce et d’une tonne de paperasse.

Aussi, longtemps après cet épisode, son démon tentateur et néanmoins ami lui avait suggéré :

- Tu sais que tu peux trouver de meilleures crêpes qu’à Paris ?

- Ah oui ? Où donc ? demanda l’ange, l’œil frétillant.

- En Bretagne, c’est là le berceau.

C’est pourquoi ils étaient, ce mois de mai 1828, à l’extrémité du Pays de Cornouaille, près du lac de Guerlédan. Ils déjeunaient ce jour-là à la crêperie « Dentelle et Chocolat » de Saint Gelven, miraculée pour l'occasion, où Aziraphale découvrait les galettes de sarrasin (dont une fameuse à la fondue de poireaux, andouille de Guémené, crème fraîche et moutarde, qui l’avait envoyé en aller simple sans escale sur un petit nuage, et dont il se souviendrait longtemps). Crowley, pour sa part, avait mis une option sur la bouteille de cidre et s’était rassasié de son spectacle favori : l’ange savourant son repas ...

En guise de digestion, Aziraphale avait suggéré de pousser jusqu’à l’Abbaye de Bon-Repos, magnifique à ce qu’il savait.

- On raconte qu’il y a environ 650 ans, à l’orée de la forêt de Quénécan, au confluent du Blavet et du Daoulas, le Vicomte Alain III de Rohan se serait endormi dans la vallée après une chasse harassante. Tombé dans un sommeil profond, la Vierge lui serait alors apparue en songe, lui inspirant l’idée de construire là le lieu de son repos éternel. Guidé par cette parole, le Vicomte et son épouse Constance de Bretagne dressèrent l’acte de fondation de l’abbaye, la si bien nommée « Notre-Dame-de-Bon-Repos », le 23 juin 1184.

Décidément, l’ange était un puits des science. Pas étonnant, avec tous les bouquins qu’il lisait ...

Son compagnon, réticent à tout ce qui pouvait toucher Dieu, de près ou de loin, accepta en ronchonnant mais, arrivé devant l’imposante bâtisse, il admit qu’elle avait un certain cachet, bien qu’à l’abandon et dans un état de ruine avancé. L’ange s’arrêta tout à coup et le stoppa d’un geste en posant la main sur sa poitrine :

- Tu sens ?

- Nan, je sens rien du tout, grogna le démon.

- On ressent tant d’amour !

- Pfft ! Tu rêves. Et puis moi l’amour ça me fout les jetons …

La nuit tombait doucement sur leur promenade. Ils étaient arrivés aux Landes de Liscuis. Aziraphale fredonnait :

- M’en allant sur la lande, coupons le gui lonla, je rencontre une belle, ring-dong ma dondaine …

- Ngk, fit Crowley en rougissant légèrement. Tu sais des chansons françaises … euh … bretonnes ?

- Bien sûr mon cher ! Tu serais surpris ! J'ai de solides notions de la langue : « La plume de ma tante ... »

- OK, OK, le coupa le démon exaspéré.

- Je pleure mon cœur volage, coupons le gui lonla, que vous m'avez volé ...

La pente était rude, mais le jeu en valait la chandelle. Sur le plateau recouvert d’ajoncs et de bruyère en fleurs se prélassaient les immenses pierres d’une allée couverte. A se demander comment des humains avaient réussi à construire un tel assemblage. Cette beauté sauvage et mystérieuse, conjuguée au panorama sur la vallée du Daoulas dégageait une atmosphère propice aux rêveries et aux légendes, d’autant qu’on apercevait la lune pleine et ronde dans la pénombre du ciel.

- Tu connais les korrigans ? interrogea Crowley.

- Non, qu’est-ce que c’est ? répondit Aziraphale avec curiosité.

- « Qui » serait plus adapté. Ce sont des lutins malicieux qui vivent par ici. Guère plus hauts qu’une main, ils savent se montrer bienveillants ou malfaisants, selon leur humeur. On dit qu’au mortel qui les dérange, ils peuvent proposer des défis qui, s’ils sont réussis, donnent le droit à un vœu. Par contre, en cas d’échec, la sentence peut être cruelle.

- Sornettes et balivernes que tout ceci !

- Ne te ris pas du Petit Peuple, mon Ange, c’est plus prudent pour toi …



*******************************



Au bourg de Saint Gelven vivaient de nombreux ouvriers embauchés pour la construction du canal de Nantes à Brest, tout proche. L’un d’eux s’appelait François Kerlidou. Travailleur acharné et consciencieux, toujours d’humeur égale, il savait dans les veillées en compagnie de ses voisins enchanter son auditoire en contant légendes et histoires du pays. Une seule chose le chagrinait : il était bossu de naissance.

La journée de labeur avait été longue, et il rentrait tard ce soir-là, traversant la lande à la nuit tombée. Alors qu’il atteignait le vaste plateau, il entendit de petites voix fluettes qui chantaient : lundi, mardi, mercredi.

- Tiens ! se demanda-t-il, qui donc peut chanter ainsi dans ce lieu désert ? Il s’approcha tout doucement, le plus silencieusement qu’il put, et vit une centaine de petits korrigans qui dansaient en rond en se tenant par la main. Leurs pieds exécutaient un chorégraphie sautillante, étrange et ravissante. L’un d’eux s’époumonait à chanter : lundi, mardi, mercredi, et tous les autres reprenaient en chœur, accélérant la cadence de leurs pas : lundi, mardi, mercredi.

L’ange éberlué et le démon ravi ne perdaient pas une miette du spectacle.

- Pile ou face ? fit le démon en sortant de sa poche une pièce de monnaie, un sourire narquois aux lèvres.

- Pile, répondit l’ange après mûre réflexion.

La pièce fut jetée en l’air. C’était un jeu qu’ils avaient inventé pour se distraire en compagnie des humains. Le gagnant avait le droit d’influencer la prochaine personne rencontrée dans une occasion qui méritait qu’on s’y attarde. Un homme aux prises avec les korrigans représentait sans nul doute une situation distrayante.

- Pile, il est pour toi, chuchota Crowley. Je prendrai donc le suivant, pour une petite tentation. Tu sais qu’il me reste un fond de laudanum depuis Elspeth, à Edimbourg ? Je parie que ça peut nous rendre aussi minuscules que ces nains. Une goutte suffirait. On pourrait entrer dans leur ronde, ils n’y verraient que du feu, ce serait marrant.

Aziraphale pressa ses doigts sur ses tempes en fermant les yeux, se concentrant pour envoyer des ondes bienveillantes au malheureux François, puis accepta la proposition du démon, ravi de tester une nouvelle danse.

Les voilà donc rapetissés tels des korrigans, prenant place dans leur cercle sans qu’aucun d’eux ne s’en émeuve.

François tentait prudemment de faire demi-tour, sur la pointe des pieds, car il avait entendu dire qu’un voyageur attardé traversant une lande où dansent les korrigans est sûr d’être entraîné dans leur ronde et forcé de tourner avec eux jusqu’au premier chant du coq. Mais malgré sa discrétion, les danseurs nocturnes l’avaient remarqué et, interrompant leur folle cavalcade, ils se ruèrent vers lui en poussant des cris stridents. Ils l’entourèrent en lui criant tous à la fois « Viens danser avec nous !». Il n’en menait pas large et se dit qu’il ne serait sans doute pas bon de les contrarier. La ronde se reforma donc avec lui et le chant reprit : lundi, mardi, mercredi !

Au bout de quelques minutes, François commença à être fatigué de tourner en rond à toute vitesse et il en avait assez de répéter sans cesse les mêmes paroles.

- Pardon, mes amis, mais votre chanson me paraît un rien répétitive. Elle est trop courte et il manque la suite, dit-il pour gagner un peu de répit.

Les korrigans s’arrêtèrent, perplexes.

- C’est qu’il n’y a pas de suite, dirent-ils.

- Comment il n’y a pas de suite ? Mais je la connais, moi, la suite.

- Vrai ? Tu connais la suite ? Oh ! alors dis-la nous.

- Bien volontiers.

Et le tailleur, après avoir repris son souffle, de chanter : jeudi et vendredi !

Les korrigans poussèrent des acclamations enthousiastes.

- You ! You ! Magnifique ! Que voilà une belle chanson ! La rime y est. Allons, les amis, reprenons la danse ! Et ils se remirent à danser en chantant : lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi !

Quand ils virent que les pas de François étaient moins assurés qu’au début, ils arrêtèrent leur ronde sur un signe de leur chef. Debout sur la plus haute pierre, un collier d’or à son cou et une couronne scintillante au front, il déclara :

- Mon ami, tu viens de nous rendre un fier service ! Depuis sept mille ans nous cherchons à apprendre les paroles que tu viens de nous dévoiler. En punition de mauvais tours que nous avons, autrefois, joués aux fées de la contrée, nous avons été condamnés à vivre de nuit dans cette lande, jusqu’à ce qu’un humain termine notre chanson. Grâce à toi, elle est presque finie, je le sens. N’y ajoute plus un mot maintenant, car seul un autre homme peut l’achever. Que désires-tu, François, comme récompense ?

- Comme récompense ? Ma foi… je ne sais pas… je ne cherchais pas une récompense.

- Eh bien, veux-tu de l’or ? Nous avons des trésors cachés sous la Terre …

- Non merci. Mais s’il était en votre pouvoir de m’enlever ma bosse, et de me rendre aussi droit que le bâton de la bannière de ma paroisse, je vous en serais reconnaissant !

- Bien entendu, nous le pouvons ! Korrigans, à l’ouvrage !

Des dizaines de petites mains le saisirent, puis le soulevèrent et le lancèrent en l’air, presque aussi haut que le clocher de l’église. Quelques instants plus tard, François était debout sur ses jambes, et sa bosse avait roulé dans l’herbe. Les korrigans disparurent, laissant un roux et un blond qui se cachèrent en s’aplatissant dans les bruyères.

Le lendemain, tout le village était sur le pas de sa porte pour voir François se rendre à son travail. Et fusaient les « oh ! », les « ah ! » et les « c’est-y pas Dieu possible ! », des bouches bées et des yeux écarquillés. Le coq de l’église fût descendu pour boire que personne n’aurait été plus étonné.

Sur le chemin, il rencontra son voisin Guillaume Salou, lui aussi ouvrier sur le canal. Guillaume était le deuxième bossu du village, renfrogné, envieux, méchant, grincheux et de mauvaises manières, qui se frotta les yeux, incrédule :

- C’est toi, François ?

- Ma foi oui, c’est bien moi !

- Ma parole ! Mais qu’as-tu fait de ta bosse ? Il y a de la sorcellerie là-dessous …

Alors François lui raconta son histoire.

- Par les cornes du Diable ! se dit Guillaume, il faut que j’aille moi aussi, la nuit prochaine, faire un tour sur la lande ...

Au coucher du soleil, il se mit en route et lorsqu’il aperçut les korrigans dansant en rond, il s’avança hardiment vers eux.

L’ange et le démon étaient là eux aussi. Crowley se frottait les mains d’impatience : c’était son tour d’influencer le pauvre bougre. Cela dit, il eut tôt fait de sonder la noirceur de son âme, et n'éprouva guère de difficulté à y rajouter la cupidité.

Ils avalèrent la dernière goutte de laudanum et prirent place dans la ronde des korrigans.

- Viens danser avec nous, Guillaume ! lui criaient-ils.

L’homme pénétra dans le cercle en songeant au légendaire trésor caché des korrigans. Ses yeux brillaient de convoitise et d'anticipation à la pensée des lourds sacs remplis de pièces d'or et d'argent.

"Je vais leur demander ce que ce benêt de François a laissé !" pensait-il en et chantant avec eux : lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi !

- Ne savez-vous chanter que cela ? Ne connaissez-vous pas la suite ? leur demanda-t-il bientôt.

- Il n’y a pas de suite, répondirent-ils. En connaîtrais-tu une ?

- Parfaitement.

- Oh ! dis-la nous alors. Dis-la vite !

- Écoutez : lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi et dimanche ! Voilà votre chanson achevée. Je viens de vous rendre un fameux service. J’espère que vous allez me payer un bon prix !

Les korrigans firent la moue, déçus.

- Ce n’est pas si joli, dit l’un.

- Ça ne rime pas, fit un autre.

- Ça ne fait rien, intervint leur chef, c’est l’intention qui compte . Nous avons récompensé François, nous devons la même récompense à celui-ci.

- Vous m’offrez donc le même choix ? demanda Guillaume.

- Oui.

- En ce cas, je choisis ce que cet imbécile a laissé.

Et voilà Guillaume empoigné, balancé, jeté en l’air comme un paquet de linge. L’instant d’après, il retomba sur ses pieds, sain et sauf mais étourdi. De korrigans il n’y avait plus trace.

D’argent non plus, d’ailleurs. En revanche, il avait maintenant deux bosses : l’une derrière et l’autre devant.


L’ange et le démon, toujours cachés dans les bruyères, se regardèrent, l’air de dire : « Ces humains, tellement prévisibles ! »



notes :

J'ai rencontré deux explications pour la déception des korrigans au mot "dimanche". La première est qu'il manque la rime, ce qui leur écorche l'oreille, qu'ils ont sensible. La deuxième est la référence au jour du Seigneur, ce qui leur écorche l'âme, qu'ils ont païenne.


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