There are stars at the bottom of the sea

Chapitre 4 : A couteaux tirés

14727 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/08/2024 16:36



Aziraphale et Muriel passèrent le reste de cette journée à dormir du sommeil du juste, comme la plupart des membres de l’équipage, éreintés après leur lutte contre les éléments. Pour sa part, Aziraphale dormit même jusqu’au lendemain, à tel point que Roach fut mandaté pour aller vérifier s’il respirait toujours. 


Lorsqu’il se réveilla enfin, le corps perclus d'hématomes et de courbatures, la journée était déjà bien entamée.


Il se frotta les yeux, essayant de chasser le reste de sommeil de ses paupières, puis baissa les yeux sur son poignet. Celui-ci avait pris une vilaine couleur violacée, et il le lançait un peu. Il commença à le masser doucement et un sourire vint jouer sur ses lèvres, alors qu’il se remémorait ces quelques minutes de flottement de la veille, lorsque Crowley avait entrepris de vérifier qu’il n’était pas cassé. Il sentait encore la caresse des doigts du pirate, glissants lentement sur sa peau, et un délicieux petit frisson remonta le long de son échine. Sa peau avait été si douce, bien plus que celle des mains d’Aziraphale, couvertes de cals, accumulés à force de travailler les cordages durant toutes ses années en mer. 


Il se dit qu’étrangement, les mains de Crowley ne ressemblaient pas à des mains de marin… 


Il fronça les sourcils à cette idée, puis secoua la tête, finissant de s’éveiller totalement.

Il ajouta ce mystère à la liste, déjà longue, qu’il avait attribuée à Crowley dans son esprit, se demandant si, un jour, il oserait poser toutes les questions qui se bousculaient dans sa tête…


En s'extirpant de sa chambre, il trouva un frugal repas laissé à son intention dans la cuisine, qui avait été parfaitement rangée. Encore un peu groggy, il but son bouillon toujours tiède, dans lequel il trempa du pain sec, en compagnie d’une des poules qui déambulait dans la cuisine, à la recherche de miettes. Apparemment, leur présence à bord n’était plus vraiment un secret…

Après un brin de toilette un peu douloureux, compte tenu des multiples écorchures et hématomes qui recouvraient son corps, Aziraphale se dirigea vers le pont en grimaçant. 


L’air était encore chargé d’humidité quand il foula le pont principal, ravagé par la tempête. L’équipage s’afférait à déblayer les décombres en les triant, pour récupérer le plus d’éléments possibles. L’entreprise était ardue et réclamait toute l’attention et l’énergie des pirates assignés à cette tâche, pirates qui ne lui adressèrent que de vagues signes de tête quand il passa près d’eux. N’y prêtant pas trop attention, l’Anglais arpenta le navire à la recherche de Muriel, qu’il trouva finalement au pied du mât de misaine, occupé à démêler des cordes. Seul. 


Les yeux du jeune homme s’illuminèrent à la vue de son grand frère. 


— Muriel ! Comment vas-tu ? demanda Aziraphale, en s’approchant prestement de lui.


Le jeune homme, aux traits encore tirés, se jeta dans ses bras pour l’étreindre.


— Zira ! Ça va, ça va, merci…


Inquiet à l’idée d’être vu ainsi, Aziraphale lui rendit rapidement son étreinte, avant de le repousser gentiment : 


— Muriel, fais attention… Il se peut que j’aie commis un impair hier…

— Un impair ? interrogea le jeune homme, le visage soudain soucieux.

— Oui, je… J’ai… Dans mon affolement, j’ai mentionné que tu étais mon frère… avoua le naturaliste, dans un chuchotement à peine audible.


Le visage mortifié, Muriel lui demanda d’une voix blanche : 


— A qui ?

— A Crowley ! Juste… Juste Crowley… Mais j’ignore s’il l’a répété ! 

— Il voulait nous aider, tu sais ? Je l’ai vu d’où j’étais… Il se débattait avec Izzy qui l’empêchait de te rejoindre ! Il voulait grimper au mât avec toi… 


Aziraphale sembla réfléchir un moment, se mordillant la lèvre inférieure. Il avait envie de croire aux bonnes intentions de l’équipage… Mais ils restaient des pirates, des hommes qui vendraient leur mère pour une belle récompense. Même Crowley… 


— Je… Écoute, je ne sais pas si on peut lui faire confiance pour autant… L’argent pervertit l’âme des hommes, bredouilla-t-il, en détournant le regard. 


Il observa quelques instants les alentours, puis fronça les sourcils :


—Tu es seul ? demanda-t-il, étonné. 


Muriel balaya à son tour le navire du regard d’un air un peu triste, avant de répondre d’une voix flegmatique : 


— Eh bien oui… On m’a à peine parlé depuis que je suis levé ! Jim m’a dit ce que je devais faire et il est parti avec Archie et Olu. Je n’ai revu personne depuis…

— C’est… Étonnant après les effusions de joie d’hier…Je suppose que… Eh bien, que ces pirates sont un peu soupe-au-lait… As-tu aperçu les capitaines ? demanda Aziraphale, en scrutant le navire.  

— Non, mais Izzy est sorti de leur cabine en hurlant, il avait l’air vraiment grincheux ! Je l’ai entendu crier des choses à propos d’un sommier cassé et d’une bête à deux dos… Ses propos étaient un peu confus… Peut-être est-il fiévreux ? s'inquiétait son frère.


Aziraphale ayant, pour sa part, tout à fait compris les propos du second, s’empourpra en bégayant : 


— Hum… Sans doute, sans doute… Je vais, hum… Je vais t’aider à démêler ces cordages, qu’en dis-tu ?  


Il remonta ses manches et dénoua le lien de cuir de son poignet pour attacher ses cheveux, avant de se mettre au travail. Muriel observa la marque violacée qui remontait un peu sur son bras, d’un air coupable.


— ...Tu n’as pas trop mal ?


Aziraphale le gratifia d’un regard rassurant.


— Non. Ça me lance un peu, c’est tout. Si je fais attention, dans quelques jours, tout ira mieux.


Il posa son bras valide sur celui de son frère avec un petit sourire en coin.


— Tu n’y es pour rien, Muriel, et si c’était à refaire, je le referais sans aucune hésitation. Tu es mon frère. Je serai toujours là pour toi.


Il se remit au travail un moment, puis ajouta, sentant le rouge lui monter aux joues :


— Et puis… Crowley m’a dit qu’il aurait quelque chose pour moi afin de faire passer la douleur…


Muriel le scruta à nouveau d’un regard perçant :


— ... Crowley ? Vraiment ?


Aziraphale fit mine de hausser les épaules d’un air détaché, mais il sentait ses joues chauffer jusqu’à la pointe de ses oreilles.


— En quoi est-ce étonnant ? Tu l’as bien vu, hier. C’est le docteur du Revenge.

— Bien sûr…


Aziraphale leva les yeux vers son frère, qui le fixait avec un sourire au coin des lèvres et les yeux pétillants. Le nœud qu’il tentait de démêler s'emmêla encore plus sous ses doigts.


— Je… Tu… Non, il… Occupe-toi de ces cordages au lieu de me regarder comme ça !


Muriel reprit sa tâche en laissant échapper un petit ricanement entendu.



Le reste de la journée s’écoula lentement. Aziraphale et Muriel, que tout le monde semblait éviter, aidèrent à déblayer le pont à l’écart des autres, qui leur lançaient des regards suspicieux, pour ne pas dire hostiles… 


En fin d’après-midi, Jim vint les rejoindre : 


¡Eh, vosotros dos! Allez ranger la cale ! Ordre du second… leur dit-il d’une voix ferme, avant de s’éloigner, sans plus de cérémonie. 


Un peu déconcertés par l’attitude de l’équipage envers eux, ils s'empressèrent de s’acquitter de la tâche confiée, ne sachant à quoi s’attendre de la part des pirates, au vu de leur comportement versatile. Ils passèrent trois bonnes heures à ramasser, balayer, trier et ranger dans un silence quasi religieux, qu’Aziraphale se décida finalement à rompre en chantonnant quelques psaumes, histoire de tromper l’inquiétude qui le rongeait.


Mais ses pensées continuaient à vagabonder malgré lui.


Et si, à cause de son imprudence, les pirates venaient à découvrir leur identité ?

Et s’ils faisaient le rapprochement avec d’anciens avis de recherche et promesses de récompenses ?  

Et s’ils les vendaient ?

Et s’il les retrouvait ?  


Aziraphale avait un temps pensé, pour ne pas dire espéré -Dieu lui pardonne- qu’il soit mort… Mais ses correspondances secrètes lui avaient prouvé le contraire, tout en mettant en évidence le fait que le danger ne pourrait s’éteindre qu’avec lui.   

Elle, en revanche, avait quitté ce monde quelques années auparavant, déchirant un peu plus son cœur, déjà bien éprouvé. 


Perdu dans ses tourments intérieurs, Aziraphale s'était tu et le silence était revenu dans la grande cale.

Muriel se redressa sur le tonneau qu’il faisait rouler et l’observa : 


— Pourquoi est-ce que tu arrêtes de chanter ? lui demanda-t-il, d’une voix plaintive.


Aziraphale abandonna alors son balai et s’avança vers son frère, qu’il serra brusquement dans ses bras. Il finit par poser un baiser dans ses boucles brunes : 


— Je suis désolé, Muriel… Je suis tellement désolé… 

 

Muriel lui rendit doucement son étreinte, frottant chaleureusement les épaules de son frère.


— Arrête de t’excuser, Zira… Nos malheurs ne sont pas de ton fait ! 

— S’il nous retrouve, ça le sera ! objecta Aziraphale, les yeux pleins de larmes mal contenues.

 Il recula soudainement et prit son Muriel par les épaules, le secouant légèrement : 


— L’équipage nous traite à nouveau comme des étrangers, ils préparent quelque chose, j’en suis sûr ! Ils vont nous vendre !

— Tu penses toujours au pire… répondit Muriel, en s’écartant pour lui adresser un sourire rassurant. Le capitaine Bonnet t’aime beaucoup, pourquoi voudrais-tu qu’il te vende ? Quant à Crowley, qui te dit qu’il a répété ce qu’il a entendu ? Ce n’est pas un grand bavard, il grogne plus qu’il ne parle… 


Tandis qu’Aziraphale commençait à sourire tendrement à cette remarque, Muriel se mit à imiter les grognements du pirate et bientôt, ils éclatèrent d’un rire sonore et libérateur, qui fut rompu par une explosion soudaine. 

Muriel s'agrippa à la chemise d’Aziraphale et leva son regard vers la porte de la cale.

Alors qu’ils reprenaient leurs esprits et s'immobilisaient complètement, une autre détonation venant de l’extérieur retentit, les faisant sursauter de nouveau.


— Seigneur… Nous sommes attaqués ! s’affola Aziraphale. 

— Attends, attends, chut ! le coupa Muriel, en lui faisant signe de se taire. 


Au milieu des déflagrations qui se succédaient, des rires étouffés leur parvinrent… Aziraphale fixa son frère d’un regard perplexe, avant de marmonner : 


— Ils… Ils sont vraiment bizarres ces pirates… Faut-il avoir le goût du sang pour rire alors qu’on est sous le feu de l’ennemi ! 

— Pas sûr que ce soient des coups de canon, mon frère… objecta Muriel, lâchant sa chemise et se dirigeant vers le pont.


Aziraphale le suivit hâtivement : 


— Attends, Muriel ! Nous sommes plus en sécurité ici ! 

— Si nous sommes attaqués, nous ne serons pas à l’abri ici, veux-tu que je te rappelle pour le Paradise Lost ? lui répondit Muriel, non sans ironie. 

— Du sarcasme ? Ce Crowley a une mauvaise influence sur toi, jeune homme ! le rabroua gentiment Aziraphale, en passant devant lui pour manoeuvrer la trappe. 


Il souleva prudemment le panneau de bois, juste assez pour pouvoir jeter un coup d'œil discret sur le pont et fut aussitôt ébloui par les lumières colorées qui déchiraient l’obscurité de la nuit.


Un feu d’artifice ! 


Aziraphale n’en avait pas vu depuis plus de dix ans. Momentanément transi de stupeur et d’émerveillement, il fut cependant poussé par un Muriel exalté, qui ouvrit la trappe en grand au-dessus de lui : 


— Tu vois, je t’avais dit que ce n’étaient pas des coups de canons ! Laisse-moi passer, je veux voir ! 


Il laissa son frère s’extraire de la cale pour aller s’accouder au bastingage et admirer la danse des étincelles festives qui scintillaient dans le firmament. Il imaginait sans peine leurs lumières se refléter dans les yeux de Muriel, condamnés depuis trop longtemps à la désillusion… 


Passé la surprise des tirs de fusées, lancées depuis le gaillard d’arrière, Aziraphale sortit de la cale et regarda autour de lui. Sur les reliefs du pont principal, une multitude de lampions avaient été allumés et éclairaient, d’une lumière douce et chaude, les guirlandes de fanions qui étaient tendus de part et d’autres du Revenge

Ici et là, des tables de fortune avaient été dressées, regorgeant de plats, de boissons, de fruits et de fleurs séchées. Des tapis étaient disposés au sol, afin de recouvrir les échardes de bois qui tapissaient le parquet abîmé et sur lequel une partie de l’équipage était assis. Frenchie, debout sur une marche, commença à jouer du luth en lui souriant avec bienveillance.   

Incrédule, Aziraphale fronça les sourcils lorsque son regard croisa celui de Roach, qui pointa une guirlande, tendue juste au-dessus de lui. 

Sur un large morceau de tissu richement décoré, une inscription se détachait des dessins et des ornements qui y étaient cousus : 


                                         A&M, nouveaux membres du Revenge



Aziraphale porta une main à ses lèvres, partagé entre la joie et son éternel scepticisme, quand Stede et Blackbeard vinrent le saluer.

Il les regarda un moment sans rien dire, ses yeux se brouillant, puis finit par renifler un grand coup :


— Je… Je ne comprends pas… bredouilla-t-il, d’une voix faible.

— Eh bien, c’est plutôt simple ! Nous aimerions vous compter parmi l’équipage avec Muriel, répondit Stede, un sourire radieux sur le visage.

— Mais, je ne comprends pas… Tout le monde était si… Si distant aujourd’hui, je pensais… Que vous comptiez nous vendre… 


Il sursauta quand Ed eut un ricanement tonitruant : 


— Vous vendre ? Après ce que je vous ai vu faire, jamais de la vie, putain ! s’emporta-t-il, en levant sa chope avant d’en vider le contenu. 

— Vous avez le temps de réfléchir ; bien sûr, si vous refusez, nous vous débarquerons comme prévu dans le prochain port, cela va de soi. Mais pour le moment, profitez de cette fête que nous avons préparée en votre honneur, je vous en prie ! L’équipage voulait vous faire la surprise… ajouta Stede, avec une pointe de fierté dans la voix. 


Aziraphale fit courir son regard sur le reste de l’équipage, qui l’observait. Roach le salua de son verre et Jim dansait d’un pied sur l’autre, attendant visiblement de voir sa réaction. Lucius, pour sa part, s’avança vers lui en souriant et lui tendit silencieusement un verre de rhum. Aziraphale le prit d’un air hésitant.


— Allez, va te saouler, mon gars ! intima Blackbeard, en assénant une bourrade amicale dans le dos d’Aziraphale, qui lui fit perdre l’équilibre, en renversant la moitié de son verre sur le pont.


Il fut rattrapé in extremis par Izzy, qui s’était approché silencieusement. Tandis que les capitaines s’éloignaient pour aller saluer Muriel, le second l’aida à se stabiliser. Une grimace de douleur aux lèvres, il se tenait le flanc, en même temps qu’il posait fermement sa main libre sur l’épaule d’Aziraphale : 


— Viens boire un coup ! Ordre de tes capitaines, t’as entendu, lui dit-il, en le poussant vers une des tables.


Izzy lui resservit un verre -ou plutôt une bassine- de rhum, tandis que le naturaliste essuyait ses mains sur ses culottes.


— Je, hum… J’évite de boire en principe… bredouilla-t-il, confus.

— Pourquoi ? demanda le second de sa voix éraillée, avant de boire au goulot de la bouteille.


Aziraphale fuyait le regard du second alors que les souvenirs de sa dernière ivresse lui revenaient en mémoire.


— Disons que j’ai… J’ai, euh… Un peu trop bu il y a longtemps et je… J’ai fait des choses que j’ai regrettées… bégaya-t-il.

— Si tu t’es tapé une pute, faut pas le regretter, mon bonhomme ! A part si elle t’a refilé la chaude-pisse… ajouta Izzy, avec une mimique qui sentait le vécu. 


Aziraphale eut une petite moue de dégoût :


Non ! Non, je… Hum, ça n’a rien à voir ! Je n’y tiens pas, c’est tout…


Il baissa la tête en faisant timidement tourner le verre entre ses doigts, sentant le regard du second peser sur le sommet de son crâne. Machinalement, il défit le lien de cuir qui retenait ses cheveux, laissant la masse de boucles blondes retomber en une maigre barrière séparant son visage du monde qui l’entourait. 


Izzy grogna :


— Tu vas pas m’emmerder et tu vas boire un verre avec moi ! A ma santé, vu que je te la dois ! 

— Hum… Crowley en a fait autant que moi, monsieur Hands ! tenta Aziraphale, en jetant des regards désespérés autour de lui.


Le second frappa la table du plat de sa main, le faisant sursauter : 


— Je t’ai dit de m’appeler Izzy! Me fait pas me répéter, ça va me mettre de travers… 

— Oui, Izzy, pardon… se reprit Aziraphale, à la hâte.


Apparemment déjà bien imbibé, Izzy pointa un doigt sous son nez, soufflant son haleine chargée de rhum dans le visage d’Aziraphale, dont le nez se fronça légèrement :


— Ce p’tit con m’a désobéi pour te rejoindre, il m'évite depuis ! Et il a bien raison, il mériterait de se prendre ma main dans sa jolie p’tite gueule… C’est moi qui lui ai appris à boire, tu sais ça ? poursuivit le second, qui bu une large rasade de la bouteille qu’il avait en main, l’alcool coulant légèrement dans sa barbe.

— Ah… Ah bon ? interrogea Aziraphale, soudain intéressé par la conversation. 

— Ouep ! Alors tu vas pas me faire chier et tu vas boire avec moi, vu que je peux pas boire avec lui !



Après quelques verres, ou plutôt quelques bouteilles, Aziraphale n’en avait malheureusement pas appris davantage sur cette anecdote, mais il se sentait nettement moins méfiant et réservé… Tandis que Jim dessinait une moustache sur le visage radieux de Muriel, un peu plus loin sur le pont, l’Anglais grimpa sur la table, contre laquelle s’était affalé le second, et clama : 


— Est-ce que quelqu’un veut voir un tour de magie ? Aziraphale le Merveilleux va se produire devant vos yeux éblahi… Eblouvi… Devant vos yeux ce soir… finit-il par conclure, à court d’adjectif prononçable. 


Quelques encouragements bruyants plus tard, mêlés néanmoins aux protestations de Muriel, Aziraphale poursuivit : 


— Je vais transformer ce… Je vais transformer ce…


Il chercha frénétiquement autour de lui, avant de saisir un légume dans une des assiettes.


— Je vais transformer ce navet… En encrier ! ajouta-t-il d’une voix mystérieuse, en balayant son auditoire d’un geste théâtral. 

— Arrête, Aziraphale… Pitié ! implora Muriel, en se cachant les yeux, tandis que le reste de l’équipage l’acclamait.


Il recouvrit ensuite le tubercule avec son mouchoir encore tâché d’encre, et remua ses doigts au-dessus. En soulevant le tissu, il s’avéra que le navet était toujours à l’état de légume. Il recommença encore et encore, sous les rires des pirates enivrés. Muriel était finalement parti se cacher derrière un tonneau, n’en pouvant plus de voir son frère se ridiculiser de la sorte.

Soudain, le naturaliste poussa un cri aigu alors qu’un homme se laissait tomber sur la table, juste à côté de lui.


Accroupis sur la table, les cheveux dansant librement dans la brise nocturne, Crowley le fixait d’un air moqueur, ses pupilles réduites à deux minces fentes noires au milieu de ses iris dorés. 


— Tu devrais arrêter, l’angelot… se lamenta-t-il, de sa voix traînante. 


Aziraphale retint son souffle un moment, puis sourit doucement à son tour. Reprenant contenance grâce au grammage d’alcool qui coulait dans ses veines, il tendit une main vers le visage du pirate, qui se figea. L’Anglais, trop imbibé pour remarquer l'appréhension soudaine qui se reflétait dans les yeux de Crowley, glissa deux doigts derrière son oreille et agita ensuite fièrement une pièce devant son public, qui poussait des “oh” et des “ah” admiratifs ! 


Crowley se décrispa aussitôt : 


— C’était dans ta main… finit-il par marmonner. 

— Mais pas du tout… Elle était dans ton oreille ! répondit le naturaliste en souriant, sans faire attention au fait qu'il venait de tutoyer Crowley, faisant fi de toute convenance. 

— C’était dans ta poche, et après…

— C’était près de ton oreille… le coupa Aziraphale, avec un sourire mutin.

— Elle n’a jamais approché mon oreille ! 


Aziraphale referma sa main sur la pièce et approcha son visage du pirate, qui recula imperceptiblement. 


— T’es pas drôle ! 

 

Crowley émit un petit ricanement dédaigneux : 


— Drôle ? C’est pas drôle, c’est humiliant ! Descends de là avant de tomber ou que les autres te mettent sur la planche, tu veux bien ? lui demanda-t-il, en sautant gracieusement sur le pont. 


Alors qu’Aziraphale se mettait à quatre pattes sur la table, dans le but de descendre d’une manière bien moins élégante, Izzy sortit de sa torpeur en reconnaissant la chevelure auburn qui se détachait de la nuit, sous la lumière des lampions : 


— Ah, t’es là toi ! Je vais te donner une bonne correction, gamin… menaça le second, en se remuant au sol, incapable toutefois de se relever.


Crowley saisit une couverture, posée plus loin sur un tonneau, et en recouvrit le corps d’Izzy, qui cessa de protester pour s’endormir. Un bruit sourd apprit alors au pirate que l’Anglais était tombé de la table, derrière lui. Il se retourna en croisant ses bras sur sa poitrine, un nouveau sourire narquois aux lèvres : 


— Tu montres le mauvais exemple à ton frère ! Il est parti se planquer tellement il a honte… 


Aziraphale se précipita vers Crowley et s’écroula à moitié sur lui. Celui-ci le rattrapa par réflexe, puis se retrouva agrippé par la chemise, tandis que l’anglais, chancelant, l'entraînait derrière lui pour l’éloigner des oreilles indiscrètes du reste de l’équipage : 


— Chuuuuut ! Faut pas le dire ! lui chuchota-t-il au visage, l’haleine chargée d’alcool.


Crowley recula le visage instinctivement en grimaçant : 


— Je sais garder un secret, l’angelot… 

— Des secrets, j’en ai plein, mon cher ! répondit mystérieusement le magicien du dimanche, alors qu'il tanguait dangereusement devant le pirate, les yeux mi-clos.


Crowley eut un petit sourire en coin et de là où il était, Aziraphale eut tout le loisir d’observer ses canines légèrement proéminentes.


— Tu fais allusion au fait que ton frère est en fait ta sœur ? 


Le regard soudain vide, les yeux écarquillés, Aziraphale devint pâle et mutique.


— Si ça peut te rassurer, tout le monde l’a déjà deviné… Iel n’est pas très doué pour la corvée de linge ! poursuivit le pirate, imperturbable.

Il… le reprit l’Anglais.


La révélation eut l’air de le faire dessaouler légèrement. Il hésita, avant de poursuivre : 


— Au début, je m’en voulais de l’obliger à se travestir, mais… Il se trouve que Muriel s’identifie davantage au genre masculin ! finit par répondre Aziraphale, le cerveau moins embrouillé grâce à la pointe de panique qu’il venait de ressentir. 


Crowley l'observa d’un regard perçant. Une étrange incompréhension se lisait sur son visage, comme s’il luttait contre lui-même pour ne pas faire de remarque à ce sujet. Au bout d’un long silence, il ajouta d’une voix calme : 


— Il n’y a pas de mal à naviguer entre les genres dans certaines… Cultures…


Il s’éloignait déjà lorsque Aziraphale ajouta d’une voix pressante : 


— Attends ! 


Crowley s’immobilisa sans toutefois se retourner. Il se contenta de tourner légèrement son visage sur le côté droit, exposant son petit tatouage à la vue de l’Anglais, qui se triturait nerveusement les doigts en faisant tourner le bijou sur son auriculaire.


— Merci pour hier, balbutia-t-il. Merci d’être venu m’aider à sauver mon frère ! Pour ce que ça vaut… Je ne l’oublierai jamais.

— Tu l’as sauvé tout seul ! Et tu as aidé Izzy après ! On est quittes.

— Quittes ? Muriel est mon frère alors qu’Izzy n’est que… Je ne sais pas…? C’est juste ton supérieur… bredouilla le naturaliste, un peu confus.


Le pirate se tourna alors de trois quarts, en fronçant les sourcils : 


— Tu te trompes… Il a au moins autant d’importance à mes yeux que Muriel n’en a aux tiens, l’angelot ! 


Aziraphale gesticula vaguement en direction du second, endormi plus loin :  


Lui ? Mais il a menacé de te frapper il n’y a pas cinq minutes ! objecta-t-il, incrédule.

— Il aboie plus qu’il ne mord ! Ça fait dix ans qu’il est censé me donner des bonnes corrections… Il n’a jamais touché au moindre de mes cheveux, ajouta Crowley, devant le regard mortifié de l’Anglais.

— Dieu merci ! s’exclama Aziraphale en portant une main sur sa petite croix, dans un souffle un tantinet trop précipité qui fit lever un sourcil au pirate.


Crowley commença à s’éloigner d’un pas lent. L’Anglais avait envie de le retenir, d’avoir une vraie conversation avec lui, il se sentait tellement misérable maintenant qu’il décuvait…  


Misérable et seul. 


— Tu ne restes pas ? La… La fête n’est pas terminée… Je ne ferai plus de tour de magie, tu as ma parole ! ajouta-t-il avec un petit rire nerveux.

— Cette fête est en ton honneur, pas au mien ! Demain, nous ferons une escale, je suis chargé de tout préparer… répondit Crowley, en s’arrêtant.

Oh… Je peux peut-être t’aider ? proposa Aziraphale, en ponctuant sa question par un hoquet sonore. 


Le pirate eut un rire franc et mélodieux.


— Dans ton état ? Je crois pas, non… Tu ferais mieux d’aller te coucher ! 


Le cerveau encore embrumé par le rhum, Aziraphale faillit supplier le pirate de dormir avec lui. Juste dormir. Pour éviter une nouvelle nuit de solitude avec pour seule compagnie, celle d’un Dieu silencieux à ses suppliques. Il avait envie pour une fois, pour une fois, de sentir la chaleur d’un corps humain contre lui, le souffle d’un autre dans ses cheveux, une odeur sucrée et fleurie apaiser ses angoisses… Il se ressaisit un peu tard et n’eut le temps de murmurer qu’un faible “bonne nuit”, que Crowley n’entendit pas, car il avait déjà disparu dans les ombres de la nuit.


Aziraphale se heurta à un Muriel titubant en faisant demi-tour : 


— C’que t’en penses ? bredouilla le jeune homme, incapable de fixer son regard.


Aziraphale rougit de la tête aux pieds en répondant : 


— D… De Crowley ? Mais… Mais enfin, rien ! J… Je… 

— Noooooon, idiot ! Faire partie de l’équipage, j’veux dire… expliqua Muriel, après un rot sonore.

— Ah, euh… Oui bien sûr… Nous devrions peut-être en reparler à tête reposée, qu’en dis-tu ? suggéra Aziraphale, soulagé.

— C’que j’dis, c’est que j’suis heureux ici, Zira… J’veux rester… Steuplé ! implora le jeune homme, le regard humide.


Aziraphale eut un petit sourire plein d’affection et soupira, alors qu’il posait une main sur l’épaule de son jeune frère, essayant de faire en sorte que son équilibre précaire ne les fasse pas trébucher tous les deux.


— Je suppose que nous pouvons accepter l’offre, au moins jusqu’au prochain port et nous déciderons ensuite… répondit-il, ne souhaitant pas balayer les espoirs de son frère.


Après un bref câlin, Muriel s’éloigna pour rejoindre machinalement le reste de l’équipage, qui s’installait pour la nuit.  




                                                              * * * 




Aziraphale se réveilla aux premières lueurs du jour, la tête douloureuse et la bouche sèche. Un pet sonore et odorant l’avait tiré d’un énième cauchemar et à sa grande surprise, il sentit un morceau de bois contre sa jambe lorsqu’il tenta de s’étirer, dans un demi-sommeil. Lorsqu’il réussit à ouvrir un œil vitreux, il se demanda si un mauvais rêve ne l’avait pas à nouveau happé dans ses griffes en voyant qu’il se tenait avachi au pied de la table, côte à côte avec Izzy, à qui il semblait avoir dérobé sa couverture. Autour d’eux, tout l’équipage semblait encore endormi. Les capitaines dormaient un peu plus loin, leurs membres enchevêtrés, et les autres pirates s’étaient groupés autour d’eux pour la nuit. Seuls Izzy et lui-même étaient un peu excentrés du groupe. Il chercha du regard Muriel, qui dormait au milieu d’eux, contre Jim, Frenchie et Fang. Il n’osait pas bouger, de peur de réveiller le second, mais la nature se rappelait à lui, sa vessie ne pouvant contenir davantage le volume d’alcool ingurgité la veille…


Il replaça soigneusement la couverture sur le pirate, se laissa doucement rouler sur le côté et se redressa, légèrement instable. Le décor de la fête tourna un moment autour de lui et il dut fermer les yeux en s’agrippant à la table près de lui. Il respira à pleins poumons les embruns matinaux, luttant pour garder le contenu de son estomac… Dans son estomac !  

Quand enfin ne persista plus que le roulement habituel et réconfortant du navire, il ouvrit à nouveau les yeux et commença à reprendre contenance. Il n’avait plus de bottes, ni de chemise et ne les voyait pas à proximité, mais il décida que ce n’était pas une priorité. Il se dirigea rapidement vers la proue du bateau pour s'éloigner le plus possible du groupe, et fit rapidement glisser ses culottes en s’approchant du bastingage. Une fois en position, il commença à se soulager en fermant les yeux et en inspirant à nouveau l’air marin à pleins poumons, lorsqu’un bruit mat se fit entendre sur le parquet, juste derrière lui.


Ngk… Fallait que tu viennes pisser près de la chaloupe… marmonna Crowley, dans son dos.


Aziraphale fit un bond en se retournant à moitié, arrosant en partie le pont dans la manœuvre.


— Putain ! souffla-t-il. 

— Tututut l’angelot, on jure ? Pointe ça ailleurs, tu veux bien ? demanda le pirate, en détournant pudiquement le regard.


Les joues cramoisies, le naturaliste se rhabilla à la hâte en bredouillant : 


— Je, hum… Je pensais être seul, pardon… 

— Loupé ! Je t’ai dit que je préparais l’escale hier, mais t’as dû oublier… Un peu comme ta chemise et tes godasses… répondit Crowley, en l’observant à nouveau. 


Aziraphale eut l’impression qu’il le dévorait du regard. Il se sentit soudain encore plus dénudé qu’il ne l’était et il croisa les bras sur sa poitrine, histoire de se donner un peu plus de contenance.  


— Je… J'ai euh… Non ! Je m’en souviens très bien, figure-toi ! C’est juste que, comme tout le monde dort encore, je pensais que tu dormais toi aussi… 

— C’est justement parce que tout le monde dort que je ne dors pas, l’angelot ! J’allais mettre la chaloupe à l’eau et je te préviens, Ed ne m’a pas vu, alors tu vas nettoyer ça tout seul ! déclara le pirate, en pointant les reliefs d’urine sur le parquet. Ah, au fait ! ajouta-t-il, en fouillant dans la poche de son pantalon.


Aziraphale attrapa juste à temps le petit pot que lui lançait le pirate.


— C’est l’onguent ! Pour passer sur tes blessures… 

— M… Merci… bredouilla l’Anglais, tandis que Crowley, fidèle à lui-même, s’était déjà éclipsé.



                                                                          * * * 



Deux heures plus tard, l’ancre était jetée et une partie restreinte de l’équipage était embarquée sur la chaloupe. Afin de laisser suffisamment de place pour les tonneaux d’eau douce, seuls Blackbeard, Stede, Crowley, Lucius et Aziraphale étaient présents, le reste de l’équipage étant resté à bord du Revenge, sous les ordres d’Izzy. La sélection avait été plutôt simple et impartiale, seules les personnes capables de marcher droit sur plus de trois mètres avaient été autorisées à participer à l’excursion ! 

Ils mirent le cap sur une île, trop petite pour être habitée, d’après les explications de Lucius.


— Il faudra faire plusieurs trajets si on veut être tranquilles jusqu’au prochain plein ! commenta le pirate, en ramant. 

— J’ai mal aux cheveux… marmonna Ed pour toute réponse, la tête appuyée contre l’épaule de Stede. 


Pour l’occasion, le capitaine Bonnet avait revêtu sa tenue d’explorateur, un pantalon et une chemise à manches courtes beiges, ainsi qu’un chapeau assorti. Les traits un peu moins tirés que le reste de la petite équipe, Stede souriait aux anges en observant tour à tour Ed et l’horizon. 


— Au moins t’es capable de marcher, pas comme Izzy ! se moqua Crowley, assis de manière improbable et occupé à ramer, à côté de Lucius.  


Il eut juste le temps de pencher sa tête sur le côté pour esquiver un petit caillou, ramassé dans le fond de la chaloupe et lancé par Blackbeard, dont l’alcoolémie résiduelle ne semblait pas altérer les facultés motrices. 


A quelques encablures de là, l’îlot tapissé de palmiers se dessinait. Ne faisant que quelques kilomètres carrés, il ne comptait qu’une seule source d’eau douce, située en plein milieu de l'île. Entouré d’une barrière de corail et d’une eau turquoise, l’endroit était paradisiaque pour quiconque ne souffrait pas de migraine, mais la réverbération du soleil sur la bande sableuse de la plage relançait les maux de tête d’Aziraphale, qui demeurait silencieux, les mains serrées autour de sa besace de cuir. Avant de partir, il s’était brièvement entretenu avec le capitaine Bonnet pour lui faire part de sa décision, en accord avec Muriel, de rejoindre temporairement l’équipage du Revenge. Stede avait accueilli la nouvelle avec une émotion non dissimulée et l’avait chaleureusement félicité, tout en renouvelant sa promesse de les laisser librement quitter le navire lorsqu’ils rejoindraient la civilisation, s’ils en exprimaient l’envie. Aziraphale s’était senti étrangement soulagé par cette situation ; pour une fois, son frère et lui n’étaient plus livrés à eux-mêmes, mais pas non plus soumis à un contrat strict de la marine anglaise… 

Pour la première fois de leur vie, ils étaient libres de faire ce qu’ils voulaient.

Muriel était resté à bord du Revenge, avec le reste de l’équipage, y compris Jim et Izzy, et pourtant Aziraphale ne ressentait aucune crainte à l’avoir laissé en leur compagnie. Il en était même rassuré ! Peut-être avait-il pris la bonne décision. 


Peut-être avait-il pris une bonne décision, pour une fois…  


La secousse provoquée par la rencontre de l’embarcation avec la plage sortit l’Anglais de sa torpeur. D’un bond souple, Crowley atterrit plus loin, sur le sable sec, tandis que les autres s’extirpaient lentement de la chaloupe. Après avoir jeté leurs bottes plus loin, ils pataugèrent dans l’eau fraîche pour sortir les tonneaux et les faire rouler jusqu’à leurs chaussures. 

Le chemin jusqu’à la source se fit silencieusement, chacun sortant peu à peu des brumes causées par la fête de la veille… Sauf Crowley, bien sûr, qui avait pris la tête de la petite expédition et demeurait hors de vue, pour ne pas changer. 

Au bout d’un kilomètre environ, la petite troupe ralentit néanmoins, lorsque Blackbeard décréta : 


— On fait une pause ! 

— Déjà ? demanda Lucius d’une voix plaintive, en se redressant. 

— Je t’ai demandé ton putain d’avis ? Je croyais que je savais pas me détendre, c’est bien toi qui disais ça, non ? Eh ben, je vais me détendre ! Je vais poser mon cul contre cet arbre, si t’as envie de continuer, vas-y, on y est presque de toute façon ! D’ailleurs, c’est ce que tu vas faire parce que j’en ai marre de voir ta gueule… ajouta le co-capitaine, qui se dirigeait déjà vers le tronc d’un gros palmier. 


Étonné par cette soudaine saute d’humeur, Aziraphale observa Ed s’éloigner vers un coin plus ombragé. Lucius le fixait aussi d'un air sombre. 


— Ed… le suivit Bonnet, en soupirant. 


Il se retourna vers eux, tout en reculant : 


— Je vais rester avec lui, tu peux aller avec Crowley, Lucius, on vous rejoindra plus tard. Aziraphale ? demanda Stede, en le cherchant du regard.

— Capitaine ? répondit l’intéressé, en s’approchant. 

— Tu peux aller avec Lucius, rester avec nous, ou aller faire tes observations pour ton livre… Fais comme tu veux ! 

— Je, hum… Je vais suivre Lucius et Crowley pour les aider à charger les tonneaux. Je ferai mes observations lorsque nous aurons terminé le premier chargement, si vous me le permettez… 

— Parfait ! 


                                                              * * *



Ils poussèrent leurs tonneaux sur encore cinq ou six cents mètres et retrouvèrent Crowley, qui avait déjà rempli le sien. Il les attendait, assis sur son tonneau, une jambe repliée contre lui et les bras croisés sur sa poitrine, d’où quelques poils roux s’échappaient par l’entrebâillement de sa chemise. 


— Laissez-moi deviner… Ed s’est échoué contre un arbre ! 

— Gagné ! grogna Lucius en s’approchant de la source pour remplir son tonneau. 


Crowley émit un petit rire en se laissant glisser du tonneau, qu’il coucha sur le sable : 


— Je vais emmener celui-ci jusqu’à eux et je vais revenir avec un de leurs tonneaux pour gagner du temps… 


Lucius, qui avait presque fini de remplir le sien, se redressa : 


— Attends, je te suis ! 


C’est à ce moment qu’Aziraphale proposa, l’air de rien, en fixant Lucius : 


— Sinon, je te laisse remplir mon tonneau, je prends le tien et je suis Crowley ? 


Aziraphale sentit, plus qu’il ne vit, le regard incrédule de Crowley se fixer sur lui. 

Lui, regardait intensément Lucius et une conversation muette sembla se dérouler entre les deux hommes. Le pirate tritura un instant le foulard noué à son cou d’un air pensif, en observant tour à tour l’Anglais et Crowley, puis il répondit avec un petit sourire en coin : 


— Bonne idée, Aziraphale ! Donne-moi ton tonneau… 



                                                              * * *



C’est ainsi que le naturaliste se retrouva à faire rouler le tonneau d’eau, tout en replaçant constamment sa besace qui ne cessait de basculer de sa hanche vers son ventre, en essayant de suivre la cadence infernale imposée par le pirate à la chevelure flamboyante. Bien qu’il progressait pieds nus dans la végétation, Crowley était déjà hors de vue quand il fit une pause pour éponger la sueur de son front et reprendre son souffle. 

Il en profita pour saisir sa gourde et boire quelques goulées d’eau avant de se remettre en route. Il avait mémorisé le chemin qui, de toute façon, avait été dégagé par Crowley et ne risquait pas de se perdre. 

Il fut donc surpris de voir que le pirate avait fait demi-tour et s’approchait de lui : 


— Tu suis, l’angelot ? demanda-t-il, d’une voix légèrement préoccupée.

— Oui, je… J’ai bien peur de ne pas avoir ton endurance, c’est tout… répondit l’Anglais en haletant légèrement, se sentant un peu honteux. 

— On est arrivés de toute manière, les capitaines sont juste après ce virage ! expliqua le pirate, en agitant une main vers l’endroit en question. 


Il se rapprocha ensuite, avec l’intention clairement affichée de s’occuper du tonneau, lorsque des cris de rage se firent entendre. Abandonnant le précieux baril, Aziraphale et Crowley se précipitèrent en direction des cris et des jurons qui perçaient le silence paisible de la petite île. Le naturaliste n’était pas armé, mais le pirate avait la main sur le manche de son sabre lorsqu’ils arrivèrent devant le large palmier au pied duquel Blackbeard hurlait comme un beau diable : 


— Putain de fils de pute de putain de serpent de…


Ed se débattait avec l’animal, qui, selon toute vraisemblance, s’était laissé glisser des hauteurs de l’arbre pour atterrir sur le pirate. Soulagé malgré lui, le sourire qu’avait esquissé Aziraphale s’effaça néanmoins lorsqu’il vit Blackbeard saisir le serpent par le bout de sa queue et s'apprêter à le frapper contre le tronc de l’arbre.  


Aziraphale aimait les serpents. Ils les avaient toujours trouvés passionnants ! Mais l’animal était associé au Diable et à la tentation, aussi son père ne manquait aucune occasion de les achever lorsque les pauvres bêtes croisaient son chemin dans le vaste domaine familial. Quand il s’était aperçu de l’affection que son fils portait à ces reptiles, il l’avait forcé à en tuer un devant lui, en lui disant qu’il accomplissait ainsi la volonté de Dieu. Aziraphale n’avait pas compris pourquoi un Dieu miséricordieux pouvait se réjouir de l’élimination d’une de ses propres créatures, mais il avait regretté amèrement d’avoir posé la question à son père… 


Alors qu’un frisson lui parcourait le dos et qu’il s'apprêtait à fermer les yeux pour ne pas être témoin d’une nouvelle exécution sommaire, il entendit le tintement des bijoux de cheveux de Crowley, tandis qu’il passait devant lui pour s’interposer bruyamment : 


— Arrête, Ed ! cria-t-il, en lui saisissant le bras. 

— C’est lui qu’a commencé ! Il m’a sauté dans les cheveux ce petit bâtard venimeux ! rétorqua Blackbeard, en dégageant le bras qui tenait le serpent pour prendre de l’élan. 


Aziraphale était tétanisé. 


La scène aurait pu être comique pourtant… Les chevelures rousses et poivre et sel se mêlaient tandis que Blackbeard, les yeux exorbités, se débattait avec, d’une part le serpent, et d’autre part Crowley, qui s’agrippait désespérément à lui pour tenter de libérer le reptile. 

Aziraphale aurait voulu l’aider, mais la terreur l’immobilisait dans un étau aussi invisible que redoutable… Le passé se superposait au présent et voilait ses yeux clairs, tandis que ce qui se déroulait à présent sous ses yeux semblait surgir des tréfonds de sa mémoire. 

Le serpent allait mourir, le crâne fracassé contre l’écorce rugueuse de l’arbre et Crowley, pour avoir essayé de le sauver, allait être puni par le bras impitoyable de l’autorité paternelle. Avec quoi Blackbeard allait-il battre celui qu’il appelait avec tant d’affection fils ? Sa ceinture ? Un bâton ramassé au sol ferait tout aussi bien l’affaire et sa morsure serait moins douloureuse... À moins qu’il n’utilise les étrivières de son cheval ? 

Pitié Seigneur, pas les étrivières ! 


Non. Blackbeard n’avait pas de cheval. C’était un pirate, pas un… Pas lui


Aziraphale était tétanisé. Le souffle court, il s’agrippait à la sangle de son sac, les jointures de ses doigts blanchies faisant grincer le cuir entre ses mains. Il fallait qu’il se calme, qu’il respire, mais c’était comme si son corps avait oublié comment faire… 


Ignorant la détresse d’Aziraphale derrière eux, les deux hommes continuaient de se disputer le pauvre serpent, qui commençait à montrer des signes de faiblesse.


— Il n’est pas venimeux, je t’en prie arrête ! grognait Crowley, en desserrant la poigne de fer de Blackbeard. Où est Stede ? demanda-t-il, pour faire diversion.

— ARRRG, parti pisser ! 


Il réussit enfin à saisir délicatement l’animal tandis que son subterfuge fonctionnait et qu’Ed desserrait ses doigts pour regarder autour de lui à la recherche de Stede, qui sortit d’un fourré, d’un pas rapide : 


— Mais enfin que se passe-t-il ici ? demanda Bonnet à la cantonade, les traits du visage tordus par l’inquiétude. 

— Un putain de serpent ! pointa Ed, avant de s’adresser à Crowley. Emmène-le loin de moi, putain de nom de Dieu ! Vite, vite ! ordonna-t-il, d’une voix sévère.


Pendant que Crowley s’éloignait à grands pas, en jetant un coup d'œil il préoccupé à Aziraphale au passage, avant de s’enfoncer dans les arbres en serrant le serpent contre lui, Stede s’approcha du jeune homme et posa une main sur son épaule. Le geste fit bondir l’Anglais, qui s’écarta brusquement. Ses poumons ayant décidé de fonctionner à nouveau normalement, il prit une grande inspiration, les yeux toujours écarquillés d’horreur, avant de bredouiller : 


— Pardon… Pardonnez-moi…  

— Aziraphale… Ça va ? On dirait que tu as vu un fantôme ! s’enquit le capitaine, en observant son matelot de la tête aux pieds. 

— N…Non, je… J’ai… 


Le cœur du naturaliste retrouvait lentement un rythme normal alors qu’il sortait de son état de sidération. Il s’en voulait de s’être laissé rattraper par ses cauchemars et d’avoir autant surréagi face au déchaînement de Blackbeard. Bonnet, remarquant son trouble, lui offrit une opportunité de s’exprimer : 


— Aurais-tu peur des serpents, comme Edward ? 

— J’ai pas peur ! Il m’est tombé dessus comme une merde d’oiseau ce petit bâtard vicieux ! se défendit l’intéressé. 

— Ed ! Tu n’aides pas, là…


Blackbeard continua à grommeler dans son coin et Stede reporta son attention sur Aziraphale. Celui-ci baissa alors les yeux : 


— Je, hum… Non, je… Je devrais rejoindre Crowley… bredouilla-t-il en s’écartant pour suivre les traces du pirate en toute hâte, laissant les deux capitaines derrière lui. 



Il n’eut aucun mal à le retrouver un peu plus loin, qui lui tournait le dos. Il avait placé le serpent sur une petite branche de figuier pleureur et l’observait se mouvoir lentement en enroulant ses anneaux autour de l’appendice râpeux. Aziraphale s’approcha silencieusement, ne sachant trop que dire pour justifier son comportement, mais le pirate parla le premier, d’une voix calme, sans se retourner : 


— A moi aussi, il me faisait peur avant, quand il se mettait en colère… dit-il d’un air pensif en regardant le serpent, un curieux sourire nostalgique égayant un instant son visage. En fin de compte, il est comme Izzy ! Il gueule, il gueule, mais faut pas te laisser impressionner, t’as rien à craindre, ajouta-t-il, d’une voix attendrie.  


Aziraphale en fut estomaqué. Il s’était attendu à recevoir des moqueries, éventuellement des reproches, mais certainement pas de la compassion. Crowley se contenta toutefois de lui jeter un rapide coup d'œil en lui adressant un sourire rassurant, avant de reporter son attention sur le reptile.


— J’ai vraiment eu peur pour ce pauvre serpent… avoua Aziraphale, en venant se planter tristement à droite du pirate, pour observer l’animal. 


Mieux valait passer sous silence une partie de la vérité. La partie concernant la peur indicible qu’il avait ressentie face à la fureur du pirate. Pirate dont le visage s’était un instant mué en celui d’un autre ; dont les vêtements noirs s’étaient, l’espace d’un rêve éveillé, teintés de lilas… 

Des sueurs froides coulaient encore le long de son dos.


— Tu aimes les serpents ? s’étonna Crowley, en tournant brièvement son visage vers lui.

— Ce sont… Ce sont des créatures incomprises… Ils souffrent d’une réputation qu’ils n’ont pas méritée et sont malmenés à cause de ça alors qu’ils ne cherchent qu’à survivre, comme nous tous… répondit Aziraphale, en fixant désormais le petit serpent tatoué sur le visage du pirate. 


Sentant le regard appuyé de l’Anglais sur lui et troublé par ses paroles, Crowley leva machinalement la main à sa joue, caressant le dessin du bout des doigts. Puis il répondit, d’une voix où pointait l’ironie : 


— On les dit démoniaques, l’angelot…

— Moi, je les trouve majestueux ! trancha Aziraphale d’une voix douce, mais sans appel. Pourquoi en as-tu un de tatoué sur ton visage ? 


Après une hésitation, Crowley répondit : 


— Le serpent est un survivant, comme tu l’as dit. Il représente la force de vie et la guérison… Ed me l’a tatoué quand je suis devenu le Docteur, expliqua-t-il, un sourire nostalgique aux lèvres. 


Il lui jeta un regard du coin de l'œil, un petit sourire flottant sur ses lèvres.


— Mais je n’ai pas autant de tatouages que toi, l’angelot, je n’ai que celui-là ! On devrait les rejoindre, ajouta-t-il ensuite, en s’écartant d’un pas lent d’Aziraphale et en l’invitant à le suivre d’un mouvement de tête. 


Après un dernier regard amical vers le reptile, le jeune homme se mit dans le sillage du pirate en direction des capitaines, suivant malgré lui des yeux le balancement lancinant des hanches de Crowley. Il se faisait la réflexion qu’il aurait presque pu le suivre les yeux fermés, en se laissant guider par la douce odeur sucrée et réconfortante qui émanait de tout son être. 

Mais alors, il n’aurait pas bénéficié de cette vue… 



                                                                          * * *    



Le retour à la chaloupe avec les tonneaux pleins se fit plus lent, mais également plus bruyant qu’à l’allée. Ed, totalement réveillé après l’épisode du serpent, racontait quelques anecdotes de piraterie, ponctuées par les remarques sarcastiques de Lucius et quelques moqueries de la part de Crowley. Stede se contentait de suivre le mouvement en nuançant les détails les plus sordides relatés par son partenaire, à un Aziraphale qui semblait davantage fasciné par les cheveux de Crowley que par les récits du co-capitaine…

Une fois l’embarcation chargée, Lucius s’installa au banc de rame pendant que Blackbeard allumait sa pipe et que Bonnet remettait ses bottes en regardant le jeune homme, resté sur la plage : 


— Tu nous attends ici alors, Aziraphale ? Si tu retournes près de la source, tu dois pouvoir observer quelques espèces de grenouilles et de petits oiseaux ! Nous serons de retour d’ici à deux heures.

— Laisse-lui un couteau, amour, suggéra Ed.

— Pardon ? 


Blackbeard dégaina un de ses couteaux, qu’il envoya se planter d’un geste vif aux pieds du naturaliste, qui se figea, les yeux écarquillés.


— Qu’il puisse se défendre quand même… On sait jamais avec ces putains de bestioles, expliqua Ed en replaçant une longue mèche de cheveux derrière son oreille de sa main libre. Tu viens, fiston ? ajouta-t-il à l’adresse de Crowley, lui aussi resté sur la plage. 

— Non, je vais rester sur l’île… 

— Comme tu veux… Allez, Lucius, en route ! 

— Mais… Je vais être tout seul à ramer ? se plaignit celui-ci.

— Raison de plus pour garder ton énergie, ferme-la et avance… ordonna Ed, en ignorant les protestations de son matelot, tandis que la chaloupe s’éloignait lentement du rivage. 

Les deux hommes restés seuls sur le rivage regardèrent un moment la petite embarcation s’éloigner doucement en direction du Revenge. Aziraphale se racla la gorge, brisant le silence :


— Je, hum… Je vais retourner à la source… Tu… Tu viens avec moi ? demanda-t-il timidement en se tournant vers Crowley.

— Non ! 


Après cette réponse laconique, le pirate s’éloigna sans un regard ni un mot de plus, mais l’Anglais ne s’en formalisa pas. Crowley était un solitaire. De plus, il devait déjà connaître l’île sur le bout des doigts, aussi Aziraphale se mit en route sereinement vers le cœur de l’îlot. Sans tonneau à pousser, il arriva bien plus vite au bord de la petite cuvette rocheuse, d’où jaillissait la source d’eau douce. Il s’installa un peu en retrait et déposa sa besace, d’où il sortit un carnet, une plume et un petit encrier. Il commença par observer les espèces végétales qui l’entouraient, tout en se laissant bercer par le bruissement du vent dans les larges feuilles de palmiers et les chants d’oiseaux, tout autour de lui. Il n’en était pas à sa première observation en milieu naturel, toutefois il ne s’était jamais senti aussi serein ! La proximité du pirate n’y était sans doute pas étrangère, mais il préférait s’imaginer que c’était le couteau de Blackbeard, glissé précieusement dans sa ceinture, qui lui conférait une confiance démesurée.

Il dessina plusieurs espèces de colibris, en faisant quelques annotations, avant qu’un gargouillis sonore, en provenance de son estomac, ne vienne lui rappeler que son petit-déjeuner était digéré depuis longtemps… D’autant plus qu’il avait été frugal, vu la nausée qu’il avait ressentie au réveil. Sa besace ne contenait que son matériel de dessin et d’écriture, il n’avait amené aucune nourriture avec lui et commençait déjà à le regretter.

Pour tromper sa faim, il se rapprocha de l’eau et entreprit de dessiner les grenouilles qui s’y trouvaient, lorsqu’une très légère odeur de bois brûlé lui parvint aux narines, portée par intermittence, au gré du vent. Pensant à une hallucination olfactive, il secoua sa tête et reporta son attention sur les amphibiens, mais la concentration lui manquait tant la faim commençait à le tenailler sérieusement. Alors qu’il se décidait à faire une pause et rangeait ses affaires dans son sac, il entendit la voix lointaine de Crowley : 


— Oi ! L’angelot ! Approche… 


Faisant demi-tour pour regagner la plage, il reconnut nettement l’odeur d’un feu de bois. Il ne l’avait donc pas imaginé ! Une odeur plus subtile de grillade se faisait de plus en plus distincte à mesure que l’Anglais regagnait la bande sableuse, presque en courant. Assis sur le sable, Crowley se tenait effectivement devant un petit feu, à côté duquel de grosses feuilles repliées semblaient cuire dans les cendres. 


— T’as faim, l’angelot ? demanda Crowley, en sortant les papillotes végétales des braises, avec un bâton.


Aziraphale s’approcha doucement et s’assit précautionneusement sur le sable, près de Crowley.


— Oui ! J’admets que je n’ai pas pensé à prendre à manger… 

— C’est pas la peine, il y a tout ce qu’il faut dans la nature ! J’ai fait des poissons perroquet avec du fenouil sauvage et de la coriandre et… Y a ça aussi ! dit-il, en poussant vers l’Anglais une feuille recouverte de boutons de fleurs blancs et roses. 

— Des… Des fleurs ? s’étonna Aziraphale.

— Oui, ça s’appelle de l’atumo ! Ç’a un goût de rose et de gingembre, c’est bon pour ta tête…  

— Ma tête ? demanda le naturaliste, perplexe.

— T’as mal à la tête, non ? Je t’ai vu plisser les yeux toute la matinée et te frotter les tempes… 


Aziraphale, éberlué finit par lui sourire en répondant : 


— On ne peut rien te cacher… 

— A ce rythme-là, je vais découvrir tous tes petits secrets, répondit Crowley, sarcastique.

— A… A ce propos… hésita le naturaliste, en triturant sa chevalière. 

— Je l’ai dit à personne ! le coupa brusquement le pirate, en lui tendant sa portion de poisson, toujours pliée dans sa feuille.

— Pour Muriel ?

— Même si tout le monde a deviné qu’il est né femme, j’ai dit à personne que c’était ton frère… 

— Merci, Crowley ! répondit chaleureusement Aziraphale. C’est… C’est pour sa sécurité… 

— Ça me regarde pas ! Ça ne regarde personne d’ailleurs ! Je plaisantais pour tes secrets, l’angelot… Je cherche pas à les découvrir. Mange ! l’incita-t-il, en ouvrant sa propre papillote. 


Aziraphale hocha la tête, puis déballa son poisson, dont le parfum se mêlait délicieusement à celui des herbes. En attendant qu’il refroidisse, il prit quelques boutons de fleurs et après une hésitation balayée par un regard d’ambre rassurant, il les porta à ses lèvres, et mordit du bout des dents dans une des petites boules blanches. Ses yeux s'écarquillèrent d’un coup, et il mit soudainement toute la poignée de fleurs qu’il avait en main dans sa bouche. Leurs saveurs explosèrent sur sa langue et il ferma les yeux malgré lui, en poussant un profond gémissement de plaisir, à la limite de l’obscène. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il découvrit avec embarras que le pirate l’observait attentivement, une étrange lueur pétillante dans son regard. 



— Hum… Pardon, je… Je crains d’être coupable du péché de gourmandise… Ahem… bredouilla-t-il, avant de regarder la mer. La… La barrière de corail doit être magnifique ! Elle doit regorger de coquillages colorés… ajouta-t-il, l’air pensif.


Crowley détacha son regard de lui pour observer les vagues, qui s’écrasaient mollement sur la petite plage.


— Tu peux aller la voir ! T’as le temps, ils ont dit qu’ils reviendraient bientôt, mais je connais Ed, il va roupiller…


Aziraphale haussa les épaules d’un air faussement nonchalant, enfonçant délicatement ses orteils dans le sable chaud.


— C’est… C’est une proposition très alléchante, mais je… Je pense que je vais rester dans la forêt, répondit-il, d’une voix triste.

— Tu préfères dessiner des grenouilles ? Vraiment ?

Il tortilla un moment une mèche de cheveux blond s'échappant de sa queue de cheval autour de son doigt.

— En fait, je… Je ne suis pas très bon nageur… A vrai dire, je ne nage que quand c’est absolument nécessaire, avoua-t-il, en détournant le regard.

— Les anges volent plus qu’ils ne nagent, c’est pas étonnant ! répondit le pirate d’une voix détachée. C’est pour… Pour ton livre que tu veux dessiner des coquillages ? 


Aziraphale le regarda à nouveau, cette fois-ci avec des yeux ronds. Outre le fait que le pirate se montrait étrangement compatissant, c’était la première fois qu’il lui parlait de son livre ! 


— Comment… Comment sais-tu que j’écris un livre ? 

— Stede n’arrête pas d’en parler à Ed, donc Ed n’arrête pas de m’en parler… 

— Le, euh… Le capitaine aime beaucoup les livres… 

— Il aime beaucoup les livres et il t’aime beaucoup, toi !  


Il poussa l’épaule d’Aziraphale du bout de son index, le faisant légèrement vaciller.

L’Anglais eut un petit rire incrédule avant de rétorquer : 


— Jusqu’à hier soir, j’étais persuadé qu’il voulait me vendre ! 


Crowley, aussi imprévisible que d’habitude, reposa rageusement sa feuille et se leva d’un bond : 


— Je ne porte pas le capitaine Bonnet dans mon cœur, mais jamais il ne ferait une chose pareille et quand bien même, Ed ne le laisserait pas faire ! répondit-il d’une voix dure, en s’éloignant à grands pas sous les arbres. 

— Crowley, attends ! tenta de le retenir l’Anglais, déboussolé, mais le pirate avait déjà disparu. 


Une nouvelle fois, Aziraphale se retrouva démuni face aux réactions de cet homme qu’il ne comprenait pas, et avec qui il n’arrivait pas à communiquer. Il avait toujours l’impression de faire un pas en avant pour deux pas en arrière. Lui qui aimait tant les lettres, ne trouvait pas les mots justes avec le pirate et pour la deuxième fois depuis qu’il avait posé les pieds sur cette île, Aziraphale se retint à grand-peine de pleurer. 


Le repas avait pourtant tellement bien commencé…



                                                              * * *  



Crowley n’avait pas menti. S’il avait été seul sur ce bout de terre, l’Anglais aurait pu penser que ses capitaines l’avaient abandonné… Heureusement pour lui, Blackbeard semblait suffisamment tenir à Crowley pour qu’Aziraphale ait la certitude de voir la chaloupe revenir ! Le pirate aux cheveux de feu s’était évaporé dans la nature depuis leur repas avorté et Aziraphale s’en était retourné auprès de la source, qu’il ne trouvait plus ni charmante, ni passionnante. Pas plus que les grenouilles, ni les oiseaux. Aussi fit-il rapidement demi-tour pour retourner sur la plage. 

Ses pas le ramenèrent inconsciemment vers le petit feu allumé plus tôt par Crowley, dans l’espoir non formulé de l’y retrouver. Peut-être serait-il endormi à l’ombre des palmiers, ses cheveux éparpillés sur le sable et sa chemise entrouverte… Il pourrait en profiter pour observer tout à loisir les tâches de son qui embellissaient son visage aux traits anguleux, déjà parfait. Lorsqu’il déboucha sur la plage, sortant de sa rêverie, il se figea. A l’horizon, un gros navire était en train de croiser le Revenge, le dépassant rapidement. Une chance pour lui que l’équipage n’était pas en état d’aborder quoi que ce soit, pensa Aziraphale, en s’approchant du feu.


Une chance pour eux que l’autre navire n'ait pas eu non plus cette idée. Vu l’état du Revenge, ils n’auraient pas fait long feu…


A côté des cendres encore fumantes, posée sur une feuille de croquis qui avait dû s'échapper de sa besace, une coquille de lobatus gigas était soigneusement posée, empêchant le papier de s’envoler. Le lambi, d’une hauteur d’environ vingt centimètres, à la partie externe étonnement plissée, de couleur beige parcourue de zébrures fauves était magnifique ! Une fois la stupéfaction passée, Aziraphale regarda partout sur la plage, mais ne vit personne. Il s’accroupit ensuite pour prendre la conque entre ses mains et observer ses parois internes, recouvertes de nacre rose, et sentit un objet rouler à l’intérieur. Il secoua alors le coquillage avec précaution et ses yeux s'écarquillèrent encore davantage lorsqu’une perle s’écrasa sur le sable. L’élégante gouttelette porcelainée de couleur rose-pêche, constituée de prismes d’argonite qui créaient de magnifiques effets lumineux sur sa surface, devait avoir une valeur marchande considérable ! Aucune chance que le lambi, et surtout sa perle, n’aient été oubliés là par hasard… 

Après l’avoir étudié sous toutes ses coutures, Aziraphale posa le coquillage et sa perle avec attention, si ce n’est affection, sur sa besace et s’allongea sur le sable, rattrapé par sa nuit d’excès.


Au milieu d’un curieux rêve, dans lequel Izzy l’avait sacré Prince des ivrognes et où Stede lui avait posé sur la tête le lambi en guise de couronne, Aziraphale sentit une présence sur sa gauche. Égaré entre rêve et réalité, il se tourna et saisit brutalement la source de chaleur qu’il avait perçue. Ouvrant les yeux en même temps qu’il se redressait sur un coude, il mit quelques secondes à réaliser qu’il tenait le mince poignet, encore humide, de Crowley dans sa main ! 



Le pirate s’était pelotonné contre la besace de cuir sur laquelle il venait manifestement de déposer un coquillage de murex strombidae, une expression de terreur déformant les traits de son visage. De petites gouttes coulant de ses cheveux trempés tombaient sur le cuir de son sac en une succession de petits “ploc” : 


— Pardon ! dit-il dans un souffle, ses yeux entièrement jaunes fixant la main de l’Anglais, toujours refermée sur lui.


Crowley avait rentré sa tête dans ses épaules, dans une position qui n’était que trop familière à l’Anglais. Hébété, Aziraphale suivit son regard et le lâcha aussitôt : 


— N… Non ! C’est moi qui m’excuse ! Je… Tu m’as surpris, je m’étais endormi… Pardon, Crowley, t’ai-je fait mal ? demanda-t-il, haletant. 


Le pirate frotta son poignet en s’asseyant plus confortablement. Les traits de son visage se détendirent quelque peu, tandis qu’un rictus se dessinait sur sa bouche : 


— Ça va, je suis pas en sucre… À ce que je vois, mon onguent t’a soulagé ! T’as une de ces poignes, l’angelot… 

— Ce doit être à force d’écrire et de dessiner… répondit le naturaliste, hésitant. A ce propos… Merci ! ajouta-t-il, en pointant les deux coquillages. Ils sont magnifiques ! 


Crowley fixa le lambi et le murex et Aziraphale ne remarqua qu’à cet instant que ses cheveux trempés dégoulinaient sur sa chemise.


— Je me suis dit que… Comme tu n’aimes pas trop nager, c’était dommage d’être ici et de pas, euh… En profiter pour… Pour ton livre… répondit-il, en saisissant le murex dans une main pour le caresser distraitement, de ses doigts aux ongles noirs. 


Passant son autre main dans ses cheveux humides, il les essora légèrement, faisant tinter les breloques qui y étaient attachées entre elles. Aziraphale se demanda si les porcelaines, les morceaux de coquilles d'huître et autres bouts de coraux qui les parsemaient provenaient aussi des pêches solitaires de Crowley. 


— Je voulais aussi m’excuser de m'être emporté soudainement tout à l’heure, continua le pirate. Tu n’avais pas à subir ça…


Aziraphale le dévisagea un moment, stupéfait.


— C’est très g… Très aimable à toi, se reprit-il. Mais tu n’étais pas obligé…

— Je sais ! Mais j’aime bien nager… On trouve plein de trucs au fond de l’eau, l’angelot ! 

— Tu… Tu ramènes souvent ce que tu trouves quand tu te baignes, n’est-ce pas ? Comme… Comme la dernière fois, avec… Avec les capitaines… 


Aziraphale marchait sur des œufs, mais il ne voulait pas manquer une occasion de se rattraper et orienter la conversation sur ce qui était, visiblement, une source de plaisir pour le pirate lui paraissait être une bonne idée. 


— Je rapporte… Des trucs pour un peu tout le monde… répondit Crowley, le regard fuyant. 

— Tu m’avais, euh… Tu voulais me donner quelque chose ce jour-là, n’est-ce pas ? tenta Aziraphale, en triturant sa chevalière. 


Le pirate leva les yeux pour le dévisager de ses orbes safranés. Aziraphale avait l’impression qu’il sondait son âme ; c’était très déstabilisant, mais il tint bon, même s’il retenait inconsciemment son souffle. Puis, avec des gestes lents, Crowley posa alors le coquillage entre eux et, attrapant son sac posé sur le sable, il fouilla un moment dedans et en sortit un incroyable chapelet, en perles de nacres blanches, qu’il tendit au naturaliste. 


Bouche bée, celui-ci le prit délicatement et fit glisser les perles du rosaire une à une entre son pouce et son index, dans un geste mille fois répété, avant de bredouiller avec émotion : 


— Il est… C’est magnifique, Crowley ! Pourquoi… Pourquoi me le donner aujourd’hui ? 


Crowley haussa les épaules, son visage se tordant en une mimique gênée. Il se mit ensuite à jouer avec le sable du bout des doigts, n’osant pas regarder Aziraphale dans les yeux.


— Je savais pas si ça allait te plaire… Je voulais pas te décevoir devant… Devant Bonnet. Sinon, il aurait été déçu aussi et quand il est déçu, Ed est déçu et… débitait le pirate, d’une voix où perçait l’inquiétude. 


Aziraphale le coupa en posant une main sur son avant-bras : 


— Il me plaît ! Il me plaît même énormément… Je n’ai… C’est le plus beau chapelet que j’ai jamais possédé ! tenta-t-il de le rassurer. Je te porterai dans chacune de mes prières maintenant, ajouta-t-il d’une voix douce, un sourire timide aux lèvres. 


Le pirate fixait la main de l’Anglais, posée à nouveau sur lui, mais cette fois-ci, aucune peur ne venait dénaturer la beauté de ses traits. Il répondit néanmoins d’une voix éteinte, sans regarder son interlocuteur : 


— Je ne crois pas en ton Dieu… 


Aziraphale détacha son regard du chapelet pour le porter sur Crowley, les sourcils froncés :


Mon Dieu ? s’étonna-t-il, lorsqu’un cri se fit entendre en provenance de la mer, le faisant sursauter et retirer brusquement sa main.

— Hé Ho ! Va falloir réduire la voilure sur le glandage, vous deux ! clamait Blackbeard, depuis la chaloupe, qui accostait sur la plage devant eux.



                                                              * * * 



Deux allers-retours plus tard, les réserves d’eau étaient suffisamment conséquentes pour leur permettre de subsister jusqu’à la prochaine île. La journée avait été interminable et Aziraphale était fourbu une fois de retour sur le Revenge, aussi ne se fit-il pas prier pour aller se reposer dans sa cabine, sur l’invitation de Stede. 

Il s’endormit tout habillé, en plein milieu de ses prières, le chapelet entremêlé dans ses doigts, posés contre sa poitrine… 

Un cauchemar le réveilla, comme souvent, en plein milieu de la nuit et il s’empêcha de crier juste à temps, plaquant une main contre sa bouche. Essoufflé et en sueur, il passa rapidement le chapelet autour de son cou et s’extirpa de sa cabine en quête d’air frais pour chasser la peur, qui lui collait littéralement à la peau. 

Il atterrit sur le pont, après avoir titubé dans les entrailles du bateau en essayant de faire le moins de bruit possible, et le trouva désert. Il se demanda vaguement qui était de quart et avait osé abandonner son poste, mais ne pouvait s’empêcher de s’en trouver reconnaissant. Il n’avait aucune envie de mentir, et encore moins d’expliquer son état… 

Il inspira profondément l’air chargé d’humidité de la nuit, promesse d’une pluie à venir, qu’il espérait ne pas voir se transformer en tempête. Le Revenge était toujours ancré non loin de l’île et il était prévu encore plusieurs expéditions dans les jours à venir afin de couper des arbres pour réparer le mât et le plancher abîmé du navire. Il était également entendu qu’il en profiterait pour continuer ses observations de la faune et de la flore pour son livre et il se réjouissait d’avance de pouvoir remplir ses manuscrits grâce aux éventuels présents que Crowley pourrait encore lui ramener…


Tandis qu’il marchait le long du pont principal pour reprendre son souffle, les mains sur les hanches, une légère pluie se mit à tomber et il l’accueillit avec gratitude. S’arrêtant pour lever son visage vers la voûte céleste, il ferma les yeux pour savourer l’eau douce et fraîche qui venait le débarrasser de sa transpiration. Elle imprégnait doucement ses boucles emmêlées, pour suivre les courbes de sa gorge jusqu’à la toison de son torse, dégagée par une chemise largement ouverte. L’ondée était de faible intensité et aucun vent ne venait se mêler au bruit relaxant des gouttes qui s’écrasaient à la surface de la mer et sur le plancher du navire, aussi Aziraphale fronça ses sourcils lorsqu’un son mélodieux lui parvint aux oreilles. Une voix, plus exactement. 

Une voix au timbre cristallin, sans défaut. Très agréable. Hypnotique… 


Quelque part sur le Revenge, quelqu’un chantait.


La pluie s’arrêta, aussi soudainement qu’elle était apparue et Aziraphale tendit l’oreille.

Captivé par cette voix séraphique, il marcha dans sa direction presque malgré lui, comme attiré par ses accents magiques. Ses pas le menèrent vers le gaillard d’avant, qu’il inspecta, mais qui s’avéra aussi désert que le pont. Le chant changea légèrement, la voix devenant plus féminine alors qu’un langage inconnu parvint plus clairement à ses oreilles. Aziraphale fit encore quelques pas, pensant avoir repéré l’emplacement du chanteur nocturne.


Il était là, assis de manière improbable, à califourchon sur le beaupré, un bras tendu pour garder son équilibre, tandis que l’autre jouait négligemment avec les cordons de sa chemise, sur laquelle passait la bandoulière de son sac en lin.


Sous le clair de lune, à demi visible entre les nuages, les cheveux de Crowley étaient éclairés par les lanternes du gaillard d’avant et de la poulaine, ne laissant aucun doute sur l’identité de leur propriétaire. Ils dansaient doucement dans la brise nocturne. 

Les mains posées sur le bastingage, Aziraphale se penchait pour mieux l’entendre, mû par une force qui semblait l’attirer comme un aimant. Le vent tourna légèrement et, sans qu’Aziraphale ne sache s’il avait fait du bruit ou si le vent avait porté son odeur jusqu’au pirate, Crowley leva brusquement son visage vers lui et se tût. 


— Je t’en prie, continue ! l’invita Aziraphale, charmé par sa voix.


Le silence de la nuit, déjà effrayant en soi, devenait une insulte après avoir entendu pareille merveille ! L’Anglais avait envie de l’entendre à nouveau, il en avait besoin

Crowley se leva brusquement pour se mettre en équilibre sur le beaupré et regagner la poulaine d’un pas agile. Saisissant un cordage, il escalada ensuite le bastingage du gaillard d’avant, qu’il enjamba pour se retrouver à côté d’Aziraphale et le fixer d’un regard accusateur : 


— Qu’est-ce que tu fous là, l’angelot ? demanda-t-il, rageusement. 


Surpris de la réaction du pirate, Aziraphale sembla soudain sortir de sa torpeur : 


— Je… Je n’arrivais pas à dormir, alors j’ai décidé de prendre un peu l’air et c’est alors que je… Je t’ai entendu… Ta voix… Crowley, tu as une voix magnifique ! 

— C’est de famille… grogna l’intéressé d’une voix pleine d’amertume, en s’éloignant brusquement.


Aziraphale ne put s'empêcher d’essayer de le retenir, en saisissant sa manche : 


— Continue ! Continue… S’il te plaît… Fais comme si je n’étais pas là ! 


Crowley dégagea son bras de la main d’Aziraphale, le faisant légèrement tituber. Il le fixa un moment, une multitude d'émotions traversant son visage : tristesse, regrets, hésitation… Envie... 


— C’est impossible de faire comme si t’étais pas là, l’angelot… finit-il par soupirer, en détournant le regard.  

— Je t’en prie, je n’arrive pas à dormir, chante… S’il te plaît ! implora l’Anglais, essayant de rattraper la main du pirate. 


Crowley recula. 


— Hors de question ! 

— Mais pourquoi ? C’est ce que tu étais en train de faire, je ne vois pas pourquoi…

— T’es sourd ou quoi ? J’ai dit non ! le coupa Crowley, mettant fin à la conversation pour traverser le gaillard d’avant et regagner le pont. 


Hébété, Aziraphale lui emboita le pas, mais le pirate était rapide, beaucoup plus rapide que lui. Il descendit les quelques marches précipitamment et traversa le pont principal aussi vite que possible malgré le parquet accidenté, mais Crowley n’était déjà plus qu’une ombre alors que l’Anglais arrivait, haletant, à la timonerie. 

Il l’avait vu grimper les quelques marches menant à la barre du navire à la lueur des lanternes de poupe et même si le pirate grimpait jusqu’à la dunette, il n’y avait pas d’autre endroit où s’enfuir ! 

Aziraphale ne voulait pas encore rester sur un malentendu avec Crowley, aussi il monta à son tour les marches d’un pas déterminé. Il s’en voulait d’avoir retenu le pirate par la manche de sa chemise, tout comme il s’en voulait de l’avoir saisi par le poignet la veille, sur l’île. Après l’avoir effrayé, il se montrait grossier, pas étonnant que Crowley le fuie…

Au moment où ses pieds se posaient sur le plancher de la timonerie, Aziraphale entendit un bruit d’impact à la surface de l’eau. 

Il se précipita vers le bastingage, pensant voir quelque chose, ou quelqu’un, qui aurait chuté du Revenge, mais n’aperçut rien dans les eaux ténébreuses. C’était sans doute le bruit d’un poisson qui avait sauté hors de l’eau. Un gros poisson…

Il grimpa ensuite jusqu’à la dunette, persuadé d’y trouver Crowley et se préparant déjà à la conversation houleuse qu’il allait avoir avec lui, mais l’endroit était tout aussi désert et silencieux que la timonerie. Interdit, il reprit son souffle et étouffa un juron, se laissant glisser doucement dos au bastingage de la poupe. Assis à la lueur du feu mourant des lanternes, il enfouit alors sa tête dans ses bras et laissa échapper le flot de larmes qu’il avait si vaillamment endigué jusqu’à présent. 


Pendant le moment interminable qui le séparait de l’aube, l’écho de ses sanglots se répercuta contre le silence oppressant de la nuit, lui renvoyant le souvenir de toutes ces autres nuits passées à pleurer.

Pleurer de chagrin. Pleurer de peur. Pleurer de déception. Pleurer de douleur. Pleurer d’amertume…   


Ses sanglots parvinrent jusqu’à la ligne de flottaison en contrebas, où se tenait Crowley, ondoyant silencieusement dans les eaux calmes, plaqué contre la coque du navire.


Il aurait pu s’éloigner. C’était le but, en plongeant… Il aurait pu nager jusqu’aux profondeurs. Il aurait même pu aller terminer cette maudite nuit sur la petite île voisine ! Mais il n’avait pas encore terminé son quart et, outre le fait qu’il n’avait encore jamais désobéi à Ed, il lui était impossible de se résoudre à prendre le large. Pas après avoir entendu les pleurs d’Aziraphale. 

Parce qu’il n’était pas étranger à la détresse. Pas plus qu’il n’était étranger aux larmes.


Il attendit longtemps, le cœur serré et les larmes au bord des yeux, que les pleurs d’Aziraphale se tarissent, aux toutes premières lueurs de l’aube et que le jeune homme se lève pour redescendre dans les entrailles du Revenge. Il suivit alors, à l’oreille, son trajet à travers le pont, chaque grincement de pas sur le parquet du navire s’accordant aux faibles clapotis que son propre déplacement produisait dans la mer. Il attendit ensuite de voir la lanterne de la cuisine s’éteindre pour escalader l’amarre et atterrir sur la poulaine, où l’attendaient son sabre et son couteau, qu’il avait déposés avant de se jucher sur le beaupré. Une fois ses armes récupérées, il emprunta la coursive pour rejoindre à son tour son lit.



                                                              * * *  



Dans la chambre qu’elle partageait avec le bipède, La Mouette évoluait désormais en liberté.


Sa nourriture était encore disposée dans sa cage, mais celle-ci demeurait toujours ouverte. Le bipède n’aimait pas les barreaux. Pas plus que La Mouette. Il disposait de grands draps sur ses affaires lorsqu’il s’absentait pour éviter que l’oiseau ne s’oublie dessus…

Bientôt, il la laisserait sortir voir le soleil qui lui manquait tant, il lui avait promis. Mais pas maintenant. Elle n’était pas encore prête. Alors, elle patientait. Elle lui faisait confiance. 

Il était différent des autres bipèdes, et, si elle pouvait sentir toute la rage qui l’animait, elle n’en était jamais victime. Elle se figea en l’entendant s’approcher de la chambre. En principe, elle ne l’entendait jamais arriver, tout silencieux qu’il était, mais cette fois-ci, elle l’entendit frapper doucement à la porte de la chambre voisine et déclarer d’une voix rauque : 


— Frenchie, je vais me coucher !


Sans attendre de réponse, le bipède fit quelques pas de plus et ouvrit leur porte. L'œil circonspect, La Mouette l’observa refermer la porte derrière lui. Lorsqu’il lui fit face, en la regardant de ses yeux entièrement jaunes, elle remarqua qu’il était nu comme un ver, à l’exception de son sac de lin, disposé pudiquement devant son pubis. Ses longs cheveux dégoulinaient sur le parquet tandis qu’il posait ses armes sur la petite table, à côté de la cage. Il se mit ensuite à sortir de son sac trempé, ses vêtements tout aussi trempés. Il les étendit, de même que le sac, à la va-vite, sur une corde tirée devant le sabord à peine entrouvert, puis retira d’un geste rageur le drap qui recouvrait son lit. 

Sans prendre la peine de s’habiller, il se jeta ensuite à plat-ventre sur le matelas et enfouit sa tête entre ses bras. 


D’un discret battement d’ailes, La Mouette se hissa à ses côtés. Sentant son trouble, elle se blottit contre son bras et ne put lui apporter que sa silencieuse présence, tandis qu’il étouffait un gémissement dans son oreiller.     



                                                               * * *



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