There are stars at the bottom of the sea

Chapitre 3 : Tonnerre sous les tropiques

15059 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/07/2024 14:38




Trois semaines passèrent, rythmées par des entrevues quotidiennes avec le capitaine Bonnet autour d’une tasse de thé et de petits gâteaux confectionnés par Roach grâce aux poules du Paradise Lost. Poules qui séjournèrent deux jours et deux nuits dans la cabine d’Aziraphale pour tromper la vigilance de Blackbeard lorsqu’il commença à se poser des questions sur les nouvelles aptitudes culinaires du Coq, qui prétendit une fois avoir cuisiné une omelette sans oeufs… 


Les jours s'écoulaient lentement à bord du Revenge, et comme on le laissait la plupart du temps tranquille, Aziraphale pouvait tout à loisir observer l'étrange équipage qui évoluait sur le navire. Il était constamment surpris par les différents profils qu'il rencontrait. Noirs ou Blancs, chacun était traité sur un pied d'égalité. Tous semblaient pouvoir donner leur avis sur l'entretien et la direction du bateau et chacun était encouragé à s'exprimer en cas de conflit. 

Même le second, Izzy, qui semblait toujours sur le point d'envoyer valser le monde entier et aboyait ses ordres et ses jurons à la ronde, finissait par s'adoucir et prendre en compte les remarques du reste de l'équipage. Sa grossièreté était juste une seconde nature et personne ne semblait se formaliser des insultes lancées aux quatre coins du navire. Tous lui exprimaient le plus grand respect.

Au bout du deuxième ou troisième jour, Aziraphale remarqua même, avec grande surprise, la présence d'une femme parmi l'équipage. Une femme ! Après toutes ces années passées en mer, jamais il n'aurait songé voir une femme sur le pont d'un navire, autrement que comme passagère. Jamais très loin de Jim, de qui elle semblait très proche, Archie n'avait sûrement pas sa langue dans sa poche. Elle participait activement aux corvées des matelots et faisait régulièrement résonner son rire tonitruant sur le pont, sans la retenue que la gent féminine arborait habituellement. 


Si Aziraphale demeurait prudent et franchement craintif, Muriel était, en revanche, devenu un fervent pratiquant du management positif ! Sa personnalité solaire pouvait enfin s’exprimer pleinement à bord du Revenge et il s’était rapidement lié d’amitié avec tout l’équipage, y compris avec Crowley, ce qui semblait être un exploit. Le pirate à la chevelure et au tempérament de feu était du genre solitaire, pour ne pas dire sauvage… Aziraphale avait vite compris pourquoi il avait été dessiné en retrait des autres portraits sur la fresque ; il s’avérait qu’il était, la plupart du temps, seul.

Il remarqua néanmoins que cette solitude était choisie, et non subie, car l’équipage lui témoignait respect et affection lorsqu’il se mêlait à lui. Quant aux corvées du navire, Crowley faisait plus que sa part d’après les observations de l’Anglais, mais lorsqu’il ne s'acquittait pas de tâches qu’il pouvait accomplir seul, alors il travaillait la plupart du temps, soit avec Izzy, soit avec Blackbeard. Le pirate avait, de toute évidence, un caractère bien trempé et le ton montait souvent dès lors qu’il était d’un avis différent des autres. Le second, et plus encore Blackbeard semblaient alors les seuls à avoir de l’autorité sur lui. Un lien particulier semblait unir les trois hommes, sans qu’Aziraphale ne comprenne pourquoi, mais Crowley n’était jamais taxé de crétin par Izzy et le co-capitaine du navire lui témoignait fréquemment de l’affection, chose qu’il ne faisait avec personne d’autre.  


Pour voir Crowley, il fallait lever la tête, car il restait très rarement sur le pont, préférant évoluer dans les cordages, sur les hunes ou encore les vergues. Aziraphale n’avait parfois que le temps d’apercevoir une masse rousse avant que le pirate ne disparaisse derrière les voiles… Depuis qu’il lui avait rendu son bracelet, ils n’avaient plus eu de véritable conversation tous les deux. 


Aziraphale partageait désormais ses repas avec l’équipage sur le pont principal ou dans la cuisine. Ces moments étaient souvent l’occasion pour le capitaine Bonnet de raconter ou de lire des histoires ; rituel qui semblait satisfaire tout le monde, à commencer par Bonnet lui-même, qui était un formidable conteur, comme le remarqua rapidement le naturaliste ! 

Il n’avait pas son pareil pour captiver son auditoire et l’équipage se régalait de ses récits, en même temps que des délicieux petits plats mitonnés par Roach. Dans sa bouche, les mots devenaient phrases et les phrases devenaient aventures et anecdotes cocasses qui provoquaient généralement l’hilarité et les applaudissements de l’équipage, auxquels se joignait volontiers Aziraphale ! 



Le jeune Anglais adorait s’immerger dans les histoires depuis toujours. Lorsqu’il était jeune enfant, sa mère lui en lisait parfois, au coin du feu dans la grande demeure familiale, mais ces souvenirs devenaient diffus, car cette période n’avait pas duré. Les domestiques avaient pris le relais de sa mère, à mesure que celle-ci s’était éloignée pour se retrancher dans sa mélancolie, puis par la suite, dans ses appartements. Même si Aziraphale, du haut de ses dix ans, lui en avait voulu, il avait compris, plus tard, qu’elle avait ainsi trouvé le moyen de fuir un quotidien qu’elle n’avait pas davantage choisi que son mari. Les domestiques, eux, avaient reçu la consigne stricte de ne plus lui lire d’histoires, considérées comme subversives par son père.


 

Crowley, pour sa part, mangeait la plupart du temps en retrait et en compagnie du second ; il lui jetait parfois quelques regards en coin, mais sans jamais lui rendre les petits sourires gênés que le jeune Anglais lui adressait. Aziraphale, lui, ne mangeait qu’en compagnie de Muriel ou de Roach. Occasionnellement, Jim et Olu échangeaient quelques mots avec lui, mais globalement, il demeurait une certaine animosité à son encontre. Aux yeux de l’équipage, l’Anglais, malgré des connaissances certaines, ne représentait pas une valeur ajoutée pour le Revenge, Izzy ne lui confiant aucune mission d’importance sur le bateau…  

Le scientifique au langage raffiné et aux manières empruntées passait son temps, soit dans la cabine du capitaine, soit sur le pont, assis discrètement dans un coin, à dessiner ou à écrire et si l’équipage tolérait, bon gré mal gré, sa présence, il ne faisait pas montre d’une grande sympathie à son égard. On s’adressait à lui, dans le meilleur des cas, en écorchant volontairement son nom, sinon par des sobriquets tels que “princesse” ou “blondie”. Crowley, quant à lui, continuait de l’appeler “l’angelot” le peu de fois où il lui adressait la parole, souvent lorsqu’il se laissait tomber sur le pont, à proximité de lui, en le faisant sursauter ! 


Comme aujourd'hui…



Aziraphale était tranquillement assis au milieu du pont principal, occupé à noircir son journal intime, qu’il avait appelé “À bord du Revenge”. Il avait pris l’habitude d’y décrire ses journées, ses interactions avec l’équipage ou encore toutes les petites scènes qui rythmaient le quotidien du bateau, comme son entretien ou ses réparations. Il entrecoupait ses récits de dessins du navire ou de portraits de l’équipage. Il avait dessiné chacun des membres du Revenge, dont il connaissait désormais les noms, ainsi que les petits traits de personnalité ! Il les avait tous dessinés au moins une fois, à part Crowley, qui figurait déjà sur plusieurs pages, alors même que c’était certainement le pirate qu’il voyait le moins… 

Ce matin, il l’avait aperçu en train de lover des cordages avec Muriel et il tentait maintenant de reproduire fidèlement la scène sur son carnet, lorsque ledit pirate atterrit justement à quelques centimètres de lui, lui faisant lâcher sa plume et renverser le contenu de son encrier sur le pont : 


— Ben alors l’angelot, je t’ai fait peur ? se moqua-t-il, en le voyant s’empresser de fermer son carnet pour se mettre à quatre pattes et éponger l’encre avec le chiffon servant à nettoyer ses plumes. 


Aziraphale, même s’il se sentait globalement plus en sécurité qu’au début, redoutait toujours de possibles représailles à la moindre incartade, aussi tressaillit-il de plus belle en entendant la voix de Blackbeard tempêter dans son dos : 


— De l’encre sur mon pont ? Putain, mais vous êtes sérieux tous les deux ? se fâcha-t-il, mettant fin à l’hilarité de Crowley. 


Dans un réflexe remontant à l'enfance, Aziraphale prit malgré lui une position de défense, rentrant son cou entre ses épaules et se retourna lentement vers le capitaine, s’adossant au bastingage.

Crowley lui jeta un regard curieux, puis il se tourna lui aussi vers Blackbeard :


— L’angelot a fait tomber une de ses plumes… tenta-t-il de plaisanter de sa voix traînante, les bras croisés sur sa poitrine.


Blackbeard soupira, vraisemblablement excédé par l'attitude de son matelot : 


— Qu’est-ce que t’avais besoin de l'emmerder à sauter juste devant lui, toi aussi ? Magne-toi de l’aider à nettoyer ce bordel ! 


Il s'avança vers le rouquin, pointant un doigt sous son nez. Aziraphale voulut reculer instinctivement, mais la rambarde du bastingage s'enfonça dans son dos, le paralysant sur place.


— Si jamais mon putain de pont est tâché, ça va chauffer pour toi ! menaça Ed.


Crowley eut un sourire en coin et Ed grogna d'un air menaçant. Il jeta un regard noir à Aziraphale avant de s'éloigner d’un pas énervé, sa main droite posée sur le pommeau de sa dague.  


Crowley le suivit silencieusement sur quelques mètres pour se saisir d’un seau d’eau savonneuse et de deux brosses. Lorsqu’il revint près d'Aziraphale, celui-ci s’apprêtait à subir sa colère, mais le pirate se contenta d’obéir aux ordres de Blackbeard et se mit à quatre pattes à côté de lui pour commencer à frotter le pont, grommelant entre ses dents, sans lui accorder le moindre regard. Décontenancé par son attitude, le jeune Anglais finit par s'accroupir près de lui et se saisit de la brosse restante, commençant à frotter en lui jetant quelques regards en coin. Il était tellement proche de lui qu’il pouvait sentir à nouveau les étonnantes effluves fleuris et sucrés que le pirate dégageait. Quand il remarqua que l'extrémité de ses longues mèches cuivrées baignait dans les eaux sales du pont, il s’éclaircit la voix : 


— Ahem… Vos cheveux ! 

— Quoi, mes cheveux ? aboya Crowley, sans le regarder.

— Ils trempent par terre, faites attention ! 


Crowley le foudroya du regard :  


— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Frotte ! Si jamais il reste des tâches, ça va être ma fête, t’as entendu Ed ?   


Aziraphale fronça les sourcils, soudain inquiet : 


— Je… Je ne le laisserai pas vous punir, c’est ma faute, je suis terriblement maladroit ! 


Ahuri, le pirate se redressa sur ses talons, les sourcils froncés, ses yeux serpentins braqués sur lui : 


— Mais qu’est-ce que tu baves ? Il ne va rien me faire, à part gueuler comme… Comme un… Comme lui, quoi ! conclut Crowley, en remuant son bras dans la direction qu'avait prise le capitaine.


Aziraphale s'arrêta momentanément de frotter et releva la tête vers lui : 


— Mais… Si vous ne risquez rien, alors pourquoi m’aider à nettoyer ? demanda-t-il, en plantant ses grands yeux clairs et inquiets dans les iris jaunes de son vis-à-vis. 


Crowley haussa les épaules et se remit à frotter : 


 — Parce que mon capitaine m’en a donné l’ordre… Et aussi parce que c’est à cause de moi si t’as renversé ton encre… ajouta-t-il l'air toujours renfrogné. 

— Oh… OH, c’est… C’est très gentil à vous de…


Avant qu’Aziraphale n'ait le temps d’analyser ce qui se passait, le pirate s’était jeté sur lui, empoignant sa chemise et le plaquant dos au bastingage. A genoux entre les cuisses écartées du naturaliste, Crowley avait collé son visage au sien et parlait entre ses mâchoires serrées de colère : 


— Je ne suis pas gentil… Je ne l'ai jamais été et je ne le serai jamais !


Il fut coupé dans sa phrase par la voix amusée de Lucius : 


— Désolé d’interrompre un moment intime, mais Izzy a besoin de toi sur la poulaine, Crowley ! 


Le pirate avait tourné son visage vers l’importun, mais pas Aziraphale, qui en profita pour cartographier les taches de rousseur éparpillées sur son nez et ses joues, afin d’ajouter ces détails à son dessin plus tard, dans un but purement scientifique ! Les yeux écarquillés, il inhalait à pleins poumons les fragrances de frangipanier, de tiaré, d’oranger et de vanille qui semblaient se dégager naturellement de l'homme qui tordait le col de sa chemise, lorsque Crowley le lâcha brusquement pour se lever d’un bond gracieux. Après une dernière grimace, il jeta sa brosse dans le seau et partit d’un pas souple et silencieux, pieds nus sur le pont, sans un regard en arrière. 


Reprenant son souffle, Aziraphale l'observa s'éloigner un moment, tentant tant bien que mal de réajuster ses vêtements, encore sous le choc de la violente réaction du pirate. Il lui avait paru, pendant un bref instant, qu'ils auraient pu sympathiser petit à petit. Apparemment, il s'était trompé…


Lucius s’accroupit en face de lui et posa doucement sa main sur son épaule. Aziraphale sursauta et Lucius retira aussitôt son bras, le fixant d'un air préoccupé : 


— Ça va ? Qu’est-ce qui s’est passé ?


Se reprenant, Aziraphale rejoua la scène dans sa tête, cherchant le moment où tout avait dérapé. Il passa sa langue sur ses lèvres, ses mains encore occupées à réajuster son col.


— Je… bégaya-t-il. Je lui ai juste dit qu’il était gentil… 


Lucius réprima un sourire : 


— Ah ça… Il vaut mieux éviter ce genre de paroles avec Crowley ! 

— Mais… Je ne comprends pas, c’est un compliment pour n’importe quel homme normal ! répondit Aziraphale, avec sincérité.


Il commença lentement à se relever, les jambes tremblantes, tandis que Lucius glissait une main au creux de son coude pour le stabiliser. 

Le pirate souriait d'un air un peu triste : 


— Justement, Crowley n’est ni l’un, ni l’autre… Je vais t’aider… 




                                                                         * * *    




Aziraphale ne croisa plus Crowley après ce fâcheux incident et s’en trouva quelque peu contrarié, car il n’avait eu aucune intention de le froisser. Il aurait souhaité s'excuser d'avoir prononcé ces mots qui l'avaient visiblement blessé… Il s’était repassé en boucle les paroles énigmatiques de Lucius, sans réussir à y mettre du sens. Après avoir nettoyé le pont ce jour-là, il apprit avec ravissement que c’était Lucius Spriggs qui était l’auteur de la fresque qui s’étalait sur les murs du navire et ils échangèrent pendant plus d’une heure sur leur amour commun pour le dessin. Le pirate insista pour qu'Aziraphale lui montre ses carnets et lui-même lui présenta toutes ses œuvres, qui, pour la plupart, représentaient Black Pete, un autre membre de l’équipage. Il apprit avec stupeur à cette occasion que les deux hommes étaient amants et s’étaient unis sur le Revenge dans un simulacre de mariage qui, s’il n’avait rien d’officiel, avait tout de même scellé leur amour aux yeux de tous. Il s’avéra que les capitaines, loin de les avoir châtiés, avaient approuvé avec joie cette union. 


Aziraphale allait de surprises en surprises…  



Le jeune homme n’avait jamais songé à l’amour physique avant de quitter l’Angleterre, dix ans auparavant. La vie qui l’attendait à cette période n’incluait aucune forme de plaisir, encore moins charnel… Puis, il s’était détourné de la voie que d’autres avaient tracée pour lui et avait pris le large, et c’est lors d’un voyage à bord d’un bateau écossais, le Résurrectionniste, qu’il découvrit pour la première fois que la vie n’était pas faite que de mondanités, de prières et d’obligations… 

Le sérieux Aziraphale découvrit l’ivresse. 

Le bienséant Aziraphale découvrit l’art du tatouage. 

Le chaste Aziraphale découvrit le sexe…

Mieux que ça, il se découvrit lui-même. C’est avec un charmant marin écossais, nommé John David, qu’il s’aperçut de ses préférences sexuelles… Il en fut grandement affecté une fois sobre et se sentit, pour la première fois de sa vie, illégitime lorsqu’il se mit à prier. Aziraphale se souciait toujours de l'âme de son prochain, mais après avoir cédé à la tentation de la chair et s'être fourvoyé avec un homme, il doutait d’en posséder encore une… Il avait, cette nuit-là, souillé le temple sacré de son corps ; il s’était laissé porter par ses plus bas instincts et avait fait à cet écossais, des choses qui n’avaient rien de chrétien… 

Ce sentiment d’anormalité et de culpabilité ne l’avait plus quitté depuis et, même s’il continuait à se réfugier dans la prière, les paroles de son père, entendues toute sa jeunesse à propos des “gens comme lui”, lui revenaient continuellement en tête. 

Il était une anomalie, un suppôt du Diable, un écoeurant sodomite qui méritait la damnation éternelle …    


Aussi, lorsque Lucius lui raconta que l’équipage avait organisé une fête à l’occasion de son union avec Black Pete et que tout le monde les avait félicités et ne semblaient aucunement les traiter en parias, Aziraphale commença à les regarder d’un œil différent. Peut-être les avaient-ils jugés un peu rapidement et n’étaient-ils pas si dégénérés que ça… Il ne souhaitait en aucun cas devenir comme son père, aussi se promit-il de leur laisser une chance.


Il continuait à harceler régulièrement le second pour lui demander de lui confier des tâches sur le Revenge, mais celui-ci répondait toujours par la négative, quand il se donnait la peine de répondre… 

Son quotidien était aussi, et bien sûr, rythmé par les abordages, auxquels ni lui, ni Muriel n’avaient le droit de participer. Une fois le navire ennemi vaincu, Stede l’invitait toutefois toujours à bord, et en profitait pour lui demander son aide afin de sélectionner des livres et du mobilier à ramener sur le Revenge. Il avait, en trois semaines, assisté à quatre abordages, dont deux bateaux de commerce espagnols et un français qui s’avéra être, en fait, un navire de contrebande de rhum. 


Le dernier en date avait permis au capitaine Bonnet de trouver une montre à gousset en argent, joliment gravée, qu’il avait offert à Aziraphale. L’objet, qu’il ne quittait plus, lui permettait d’être à l’heure chaque jour pour prendre le thé avec Stede.  



                                                               * * * 



Une semaine plus tard, Aziraphale se rendait justement dans la cabine de Stede lorsqu’il croisa Muriel, qu’il ne voyait plus sur le pont depuis trois jours. Celui-ci tenait un baquet de linge et son teint était pâle.

Fronçant les sourcils, il s'approcha de lui. Muriel lui fit un pâle sourire en guise de bonjour.


— Muriel ! Je m’inquiétais de ne plus te voir travailler avec les autres, quelque chose ne va pas ? lui demanda Aziraphale, en ajustant sa besace sur sa hanche. 

— C’est… C’est juste que… Ce n’est pas le bon moment… répondit le jeune homme, le regard fuyant.


Aziraphale resta interdit un moment, avant de réaliser ce que Muriel essayait de lui dire. Ses yeux s'arrondirent.


— Ah… Je vois… Personne ne s’est aperçu de rien ? demanda-t-il à voix basse, en scrutant le pont.

— Non, je… J’ai pris la corvée de linge cette semaine… Je… Je me demande si Jim… commença Muriel, hésitant.


Il s’interrompit en sursautant à la vue de Roach, qui sortait de la cuisine derrière le naturaliste, une assiette de petits gâteaux dans sa main : 


— Hey, Aziraphale ! Puisque tu vas voir le capitaine, est-ce que tu peux emmener ça avec toi ? J’ai perdu une poule, il faut que je la retrouve avant que Blackbeard tombe dessus ! ajouta-t-il à voix basse.


L’Anglais se retourna pour saisir l’assiette tendue, d’un geste fébrile.


— Tu veux bien m’aider Muriel ? demanda ensuite le Coq.


Muriel jeta un regard implorant vers Aziraphale. On aurait dit un condamné paralysé devant le peloton d'exécution.


— C’est-à-dire que… bredouilla-t-il.

— Il est déjà de corvée de linge ! Intervint brusquement le jeune Anglais. Je t’aiderai dès que je serai sorti de la cabine du capitaine si tu ne l’as pas trouvée d’ici-là, s’engagea-t-il. 


Roach frappa son dos, faisant décoller ses talons du pont du navire. Aziraphale toussota, rattrapant juste à temps l'assiette de pâtisseries avant qu’elle ne lui échappe des mains.


— Merci mon pote ! 


Il se tourna ensuite vers Muriel qui observait l'échange d'un air soulagé.

 

— T’as mauvaise mine Muriel, je vais te donner un coup de main si tu veux, comme ça je demanderai à Buttons de m’aider si on le croise… 


Après un rictus concerné en direction de son valet, Aziraphale se dirigea vers la cabine, alléché par l’odeur des pâtisseries de Roach. Il toqua doucement à la seconde porte en s’annonçant, comme il avait pris l’habitude de faire : 


— C’est Aziraphale, capitaine ! 

— Entrez, entrez, l’entendit-il répondre. 


Lorsqu’il referma la porte de la cabine derrière lui et qu’il se retourna pour s’avancer vers le sofa, Aziraphale remarqua, sans s’y attarder, que pour une fois, les rideaux de l’espace chambre étaient tirés. Stede était confortablement installé dans le petit canapé et se servait du thé dans une des tasses dépareillées. La petite table était garnie d’un pot de miel, de fruits et de divers petits pots de confitures, comme chaque jour. Le naturaliste s’inclina comme de coutume, un peu décontenancé par la tenue du capitaine, qui était simplement enveloppé dans une robe de chambre en satin jaune moutarde. Le rouge aux joues, le jeune homme hésita un moment : 


— Capitaine Bonnet, je… Je peux repasser plus tard si vous le souhaitez… proposa-t-il, craignant de le déranger dans un moment de repos.


Stede balaya cette idée d’un moulinet de poignet en secouant sa tête aux cheveux en bataille. On aurait dit qu'il venait à peine de se réveiller d'une petite sieste et ne semblait en aucun cas être dérangé par sa tenue, quelque peu indécente, en présence du jeune homme. Aziraphale ne savait plus vraiment où regarder.

Assis, les jambes nues croisées en une pose nonchalante, Stede s'alanguit sur le dossier de son divan, tout en sirotant sa tasse de thé. Il sourit doucement au jeune anglais :


— Je vous en prie, Aziraphale, restez ! Je ne me suis attardé au lit que trop longtemps… Je me languis de voir vos travaux sur les vertus thérapeutiques des plantes ! 

— Il… Il ne s’agit que d’une ébauche, monsieur ! La botanique est un domaine très complexe… répondit humblement Aziraphale.


Il s'approcha du canapé et après une courte hésitation, il préféra aller chercher un petit fauteuil, entreposé dans un coin de la pièce, qu'il approcha de la table basse. Il s’assit ensuite avec des gestes lents, en face du capitaine, qui l'observait d'un air amusé.


— Miel ? proposa Stede en plongeant une cuillère dans le petit pot en grès, se penchant en avant. 

— S’il… S'il vous plaît ! Bégaya Aziraphale, posant l'assiette de gâteaux sur la table, en essayant de ne pas fixer la poitrine pâle qui se dévoilait dans l'entrebâillement de la robe de chambre de Stede. 


Pour un homme de son âge, Bonnet était encore très séduisant et même si Aziraphale ne ressentait pas d’attirance particulière pour le capitaine, il ne pouvait nier que l'accoutrement de l’homme le mettait à son avantage. La cinquantaine et une vie partiellement oisive, avant de décider de partir en mer, lui avaient donné de petites rondeurs agréablement réparties et les quelques années passées en mer avaient fini de remuscler subtilement ses jambes et ses bras. Malgré une blondeur similaire à celle d’Aziraphale, le capitaine avait hérité de gènes beaucoup plus cléments quant à la résistance de sa peau au soleil. Il arborait un teint légèrement hâlé qui faisait joliment ressortir ses cheveux dorés, faisant presque disparaître ses sourcils et creusant les pattes d'oies au coin de ses yeux. 

Pas le moins du monde gêné par la situation, ou alors tout à fait ignorant de ses charmes, il évoluait avec une candeur rayonnante, versant une cuillère de miel dans la tasse d'Aziraphale en chantonnant. 

Puis, nonchalamment, il continua son mouvement vers une troisième tasse, qu’Aziraphale n'avait pas encore remarquée. Il fronça les sourcils. 

Attendaient-ils quelqu'un d'autre pour le thé ? 

Un visage renfrogné aux yeux d'or et aux cheveux de feu traversa son esprit fugacement. Il secoua la tête. 


La voix du capitaine le coupa dans sa réflexion et il leva prestement les yeux sur lui.


— Je vois que Roach nous a encore gâtés… s’enthousiasma Stede, en pointant l’assiette de petits gâteaux. 

— Oui ! Il me semble qu’il s’agit de financiers aux amandes aujourd’hui… répondit Aziraphale, le sourire aux lèvres. 


Il allait rajouter que le Coq avait perdu une poule lorsque les rideaux du coin chambre s’écartèrent brusquement à sa gauche, le faisant sursauter. 

Devant ses yeux ébahis, un Blackbeard, vêtu en tout et pour tout d’une robe de chambre en soie rouge à motifs floraux, qui mettait joliment en valeur les tatouages qui parcouraient toutes les parties visibles de son corps, s’étira en s’approchant d’un pas traînant, tout en baillant aux corneilles. Ses longs cheveux poivre et sel décoiffés recouvraient partiellement son visage au regard ensommeillé et aux traits détendus. Une fois au niveau de la petite table, il se pencha pour prendre un gâteau : 


— Je crève de faim ! 


Il prit la troisième tasse délicatement dans sa main et trempa le gâteau dans le breuvage avant de l'enfourner dans sa bouche, essuyant les gouttes de thé qui perlaient sur sa barbe du revers de sa manche.

Aziraphale le fixait d'un air pantois, alors que sa mâchoire semblait vouloir se décrocher de son visage. Il finit par se tourner vers Stede, qui levait des yeux amourachés en direction de Blackbeard, un sourire béat de satisfaction et de tendresse illuminant son visage.

Et soudain, Aziraphale comprit.


Jurant intérieurement de sa naïveté, le jeune Anglais se demanda soudain comment il avait pu passer un mois entier sur ce navire sans s'apercevoir de la nature de la relation qui liait les deux capitaines du Revenge… Il avait dû être vraiment dissipé, se réprimandait-il. Sidéré, il fixait Blackbeard, sans oser bouger, ni parler, quand celui-ci sembla s’apercevoir de sa présence : 


— Putain, mais t’es là toi ? 


Aziraphale sursauta, se demandant fugacement quand son corps cesserait de réagir de la sorte au son de la voix du Capitaine.


— C’est toi qu’a fait les gâteaux ? Sont bons… Tu peux me donner du miel, amour ? ajouta-t-il à l’adresse de Bonnet, tout en s’approchant de lui.


Stede déposa la cuillère pleine de miel dans la tasse qu'il lui tendait et Ed la saisit en lui faisant un clin d'œil. Après avoir remué l'ustensile dans le thé brûlant, il finit par porter la cuillère à ses lèvres pour lécher consciencieusement le miel chaud et dégoulinant, ne quittant pas Stede des yeux. 


S’ébrouant soudainement, Aziraphale bredouilla : 


— Hum, n… Non, c’est… C’est Roach qui les a confectionnés… Je… Ahem, je vais peut-être vous laisser ! ajouta-t-il en se levant brusquement, alors que Blackbeard posait un baiser sur le dos de la main de Stede. 


La décontraction des deux hommes, qui affichaient ainsi le plus librement du monde leur liaison parfaitement assumée, le désemparait à tel point qu’il ressentait un besoin urgent de se réfugier dans la solitude de sa cabine. Il ne savait pas quelle attitude adopter ; lui qui avait réprimé sa sexualité aussitôt après l’avoir découverte cohabitait désormais, non pas avec un, mais avec deux couples d’hommes ! 

Si son père avait été là, il les aurait tous fait châtrer et aurait brûlé le bateau, équipage compris… 


— Assis ! ordonna Ed, en s’installant contre Stede dans le divan, tout en saisissant un nouveau biscuit, qu’il observa sous toutes ses coutures.


Aziraphale s’exécuta, les joues cramoisies et se retrouva à serrer les accoudoirs de son fauteuil entre ses mains, alors que le capitaine effrayant levait brusquement son visage vers lui, en fronçant ses sourcils broussailleux : 


— Il fait des gâteaux sans oeufs cette espèce d’enfoiré de menteur de mes deux ? s’emporta soudain Blackbeard.


Soufflé par les jurons d’Ed, Aziraphale essaya de trouver une réponse rationnelle à la question du capitaine, qui n'enverrait pas Roach passer un mauvais moment aux fers, à fond de cale.

 

— Je… Hum, Seigneur… C’est-à-dire que… balbutia-t-il, en transpirant à grosses gouttes, lorsque quelqu’un frappa à la porte, lui offrant un peu de répit.

— Entrez ! cria Stede, qui avait tranquillement siroté son thé lors de l'échange des deux hommes. L’Anglais soupira de soulagement en récitant mentalement le Notre Père dans toutes les langues qu’il connaissait, y compris le français… 


Après un court délai et à la grande stupéfaction du naturaliste, Crowley pénétra dans la cabine de son pas élastique, un sac en lin bien rempli appuyé contre sa hanche. Ses vêtements étaient secs, mais ses cheveux, s’ils n’étaient pas trempés, étaient clairement mouillés, comme s’ils venaient d’être grossièrement séchés. Après un bref regard dans sa direction, le pirate s’inclina devant Stede : 


— Capitaine Bonnet ! 


Il se redressa ensuite pour fixer Blackbeard, visiblement ni surpris, ni gêné de la scène qui se jouait devant ses magnifiques yeux safranés : 


— Tu voulais me voir ? J’étais… Occupé… dit-il, en tapotant son sac, d’un air entendu. 


La décontraction de son attitude vis-à-vis de Blackbeard contrastait avec celle, beaucoup plus rigide et distante qu’il empruntait envers Stede, nota Aziraphale, tandis qu’il observait attentivement Crowley. Enfin… Tandis qu’il observait, de façon tout à fait désintéressée, l’échange entre les trois pirates. 


— Oui ! s’exclama Ed, s’installant plus confortablement sur le divan, contre Stede, qui passa une main dans son dos et commença à jouer avec ses cheveux d’un air absent. La saison des tempêtes va commencer, j’aimerais que tu aides Izzy à préparer le Revenge ! Il faudrait vérifier l’élasticité des aussières, remplacer les drisses et vérifier l’étanchéité de la cale. Calfater les interstices si vous en trouvez… énuméra Ed, en étalant de la marmelade d’orange sur un financier.

— Entendu… Izzy t’a dit que nos réserves d’eau douce commençaient à être limitées ?

— Nous en avons parlé et nous ferons une première halte la semaine prochaine ! annonça Stede, avec un sourire avenant.


Crowley le regarda d’un air distant, avant de grommeler : 


— Ah ? Parfait…  

— Assieds-toi avec nous Crowley ! Aziraphale vient juste d’arriver et il y a assez de thé et de petits gâteaux pour tous ! poursuivit Stede, en montrant le second fauteuil vacant.


Crowley se mit à sautiller d’un pied sur l’autre en observant tour à tour le thé et le naturaliste, pendant que Blackbeard se levait pour se diriger vers le côté du lit. Il se pencha et ramassa un morceau de tissu qui se révéla être son pantalon, puis, présentant son dos aux trois autres hommes dans la pièce, il défit son peignoir, qui tomba au sol en un mouvement fluide. Les tatouages recouvrant son dos dansèrent sur ses muscles, alors qu’il entreprenait de se rhabiller, confirmant par là même qu’il était bien nu sous le déshabillé. Une fois sa ceinture attachée, il s’approcha d’une des tables en demi-lune et y récupéra sa dague, qu’il rangea à son fourreau d’un geste sûr, avant de venir se planter devant Crowley. Aziraphale, qui avait tout bonnement cessé de respirer depuis quelques minutes, se demanda s’il n’allait tout simplement pas exploser d’embarras. 


Ed, ignorant le trouble du jeune homme, posa une main sur l'épaule du rouquin : 


— Reste… Ça ferait plaisir à Stede, ajouta-t-il à mi-voix.


La demande n’avait rien d’un ordre, elle tenait plutôt d’une supplication à peine voilée. Bonnet fixait les deux hommes attentivement, son air habituellement ravi remplacé par une sorte de tristesse résignée, comme s’il avait déjà vu la scène se jouer plusieurs fois et en connaissait déjà l’issue. Après un nouveau regard en biais vers Aziraphale, qui se demanda brièvement si son visage n’avait pas trop pris la couleur du peignoir de Blackbeard, Crowley baissa sa tête en répondant : 


— J’ai plein de trucs à faire… 


A côté de lui, l’Anglais entendit un soupir s’échapper de la bouche de Bonnet, tandis qu’il se versait une nouvelle tasse de thé. Crowley avait amorcé son demi-tour vers la sortie lorsqu’il se ravisa, une main fourrageant dans son sac. Il en sortit un petit poignard au manche en ivoire ocellé, d’après ce que pouvait voir Aziraphale, et le tendit à Ed : 


— J’ai… Hum, j’ai trouvé ça pour toi ! La lame est un peu abîmée, mais rien de grave, je peux l’affûter si tu veux… 


Blackbeard prit délicatement l’arme entre ses doigts et l’examina avec un sourire attendri, testant le fil de la lame du bout de son pouce, tout en répondant : 


— Il est magnifique, merci fils ! Je m’occuperai de la lame, t’en fais pas… 


Après une tape amicale sur l’épaule de Crowley, il s’éloigna pour aller placer l’objet avec révérence sur la table en demi-lune, à côté des galets peints, des perles et de l’amanite. Crowley semblait en proie à un dilemme intérieur alors qu’il restait à se dandiner nerveusement au milieu de la cabine, la main à nouveau plongée dans son sac. L’hésitation parut le quitter alors qu’Ed revenait vers lui, toujours aussi souriant ; il sortit alors un petit objet en laiton et s’approcha de Stede d’un pas raide. L’homme leva un regard étonné vers lui, sa tasse de thé au bord des lèvres. Il la baissa doucement et la reposa dans sa soucoupe tandis que Crowley lui tendait l’objet par-dessus la table basse. Il le prit doucement, et le pirate recula rapidement : 


— J’ai pensé à votre collection quand je l'ai vu… 


Le jeune homme arborait toujours son air renfrogné, mais une petite hésitation transparaissait dans sa voix, habituellement si tranchante.   


Stede tournait l’objet entre ses mains. Ses yeux semblaient briller d’humidité alors qu'un sourire rayonnant éclairait son visage. C’était un presse-papier en forme de baleine. 


— Ça… Ça me rappelle des souvenirs… Je vais le mettre avec les autres et l’orange pétrifiée ! 


Il releva la tête vers le pirate : 


— Merci beaucoup, Crowley! Je t’en prie, reste ! insista le capitaine Bonnet, visiblement ému.


Crowley avait à nouveau la main dans son sac et regardait désormais Aziraphale. Les battements de cœur du naturaliste commençaient à s'accélérer et il avait soudain très chaud, malgré la chemise en coton légère qu’il portait. 

Il avait en effet trouvé des vêtements de rechange grâce au fruit des multiples abordages du Revenge et portait maintenant une chemise couleur biscuit surmontée d’un gilet sans manches beige clair, d’où pendait la chaînette de sa montre à gousset, dissimulée dans la petite poche de gauche. Il avait également trouvé des culottes marron, une large ceinture de cuir et des bottes, et ressemblait désormais davantage à un pirate qu’autre chose… 


Crowley sembla finalement se raviser, puis s’inclina brièvement devant Stede : 


— Merci, mais je dois préparer le navire, Izzy doit m’attendre, répondit-il, avant de se diriger rapidement vers la porte de la cabine et de s’engager dans la coursive. 


Ed ne tenta pas de le retenir cette fois, respectueux des limites de Crowley, qui semblaient être atteintes. Aziraphale, ayant le sentiment d’avoir assisté à un échange dont il n’aurait pas dû être témoin, se sentait encore plus mal à l’aise que lorsque Blackbeard avait retiré sa robe de chambre, si cela était possible, et regrettait presque de ne pas avoir à trouver d’explication au sujet des recettes du Coq… Curieusement, les deux capitaines, eux, paraissaient enchantés et s’échangeaient maintenant des petits regards complices et des sourires attendris. Stede tournait et retournait l'objet entre ses mains. Ed posa un délicat baiser sur le dessus de sa tête, avant de finir de se rhabiller et de quitter à son tour la pièce, non sans avoir effleuré la joue de Stede du bout des doigts au passage. 

Soupirant d’aise, Stede posa ensuite soigneusement la petite baleine en laiton au milieu de la table et planta ses yeux dans ceux du jeune Anglais : 


— Où en étions-nous, mon cher ami ?  


Sortant de la torpeur dans laquelle ces tendres témoignages d’affection l’avaient plongé, Aziraphale se redressa dans son fauteuil et se racla la gorge : 


— Euh, nous… Les… Hum, vous souhaitiez voir mes travaux sur les vertus thérapeutiques des, euh… Des plantes !



                                                               * * *  




Le lundi 4 septembre, soit un peu plus d’un mois après son embarcation forcée à bord du Revenge, Aziraphale fut réveillé à une heure bien matinale, alors que la nuit recouvrait encore de son épais manteau toute cette partie du globe. 

La veille, le vent s’était brusquement levé en fin de journée et le ciel s’était obscurci, rendant l’équipage fébrile. Izzy et Blackbeard avaient aboyé leurs ordres sans relâche jusqu’à la tombée de la nuit, rabrouant l’Anglais à chacune de ses tentatives pour participer au déblayage du pont ou à la sécurisation des voiles. En désespoir de cause, il était allé trouver le capitaine Bonnet qui l’avait autorisé à sécuriser la cale, en arrimant les objets qui s’y trouvaient pour éviter qu’ils ne s’éparpillent et ne heurtent les parois en cas de vents violents. 


Le début de nuit était resté relativement calme, malgré quelques grosses bourrasques et Aziraphale avait réussi à s’endormir, d’un sommeil précaire, qu’il savait pouvoir être interrompu à tout moment… 


Ce fut le fracas assourdissant des ustensiles de cuisine renversés au sol, concomitant avec celui des cris entendus sur le pont qui tira le jeune Anglais de sa torpeur. Lorsqu’il tenta de se lever, une vague frappa le navire de plein fouet ; il fut déstabilisé et se cogna contre la grosse caisse qui lui servait de bureau d’appoint. Frottant son genou douloureux, il tituba vers les quelques marches qui montaient jusqu'à l'étage. Le Revenge tanguait de toutes parts et Aziraphale eut bien du mal à s’extirper de sa cabine et à traverser la cuisine, évitant tant bien que mal les casseroles et autres ustensiles qui roulaient sur le sol au rythme des vagues. La plupart des lampes ayant été éteintes pour éviter qu'elles se renversent et mettent le feu au navire à cause de la houle, Aziraphale fut contraint de regagner le pont à l'aveuglette. A mi-chemin, il heurta Roach, qui posa fiévreusement ses mains sur ses épaules : 


— Aziraphale ! Lui hurla-t-il par-dessus les craquements sonores du bateau, je venais te réveiller ! C’est pas une tempête mon pote, c’est un ouragan ! 

— Un… Un quoi ? Un ouragan ? Où est Muriel ? demanda aussitôt l’Anglais, une angoisse indicible lui tordant soudain les entrailles.

— J’en sais rien, sur le pont avec les autres sûrement…  


Le Coq s’éloignait déjà en direction de la cuisine en chancelant, se retenant tant bien que mal aux murs du couloir.


— Où allez-vous ? s’enquit l’Anglais en le suivant du regard, ses yeux s'habituant à la semi pénombre.

— Sauver les poules ! cria Roach, sans se retourner.  



Aziraphale n’avait qu’une idée en tête, trouver Muriel et le mettre en lieu sûr ; si tant est qu’il y ait un endroit sur le navire qui puisse le protéger de la fureur des éléments, ou de celle de Dieu… Il atteignit le pont principal très difficilement, se cognant et tombant plusieurs fois en chemin. Un spectacle terrifiant de désolation l'accueillit à la lueur timide de l’aube qui tentait de percer les nuages noirs et chargés qui dansaient dans le ciel. La mer était démontée et l’air était devenu froid et humide. Le vent lui hurla aux oreilles. D’immenses vagues, qui déferlaient en rouleaux, se fracassaient contre le navire, le faisant se soulever dangereusement et recouvrant le pont d’écumes. Des rafales de vents violents tourbillonnaient au-dessus du Revenge dans un vacarme assourdissant. 


S'agrippant à un cordage, alors qu'il tentait de garder son équilibre, l’Anglais repéra les deux capitaines, cramponnés ensemble à la barre, qui tentaient de maintenir la proue du Revenge face aux plus grosses vagues, pendant qu’Izzy donnait ses ordres sur le pont principal, sa voix éraillée en partie couverte par les hurlements du vent : 


— Buttons, bouche les écoutilles ! Frenchie et Fang, guettez les mâts ; Archie, Jim, mettez la poudre au sec ! Les autres, à vos cabestans ! 


L’Anglais s’approcha du second et trébucha en arrivant devant lui, déstabilisé par une nouvelle et impitoyable vague. Izzy le rattrapa d’une poigne de fer, l’empêchant de tomber : 


— Qu’est-ce que tu fous là, crétin ? Va te mettre à l’abri ! Si j’ai besoin d’un cul-béni pour nous donner l'extrême onction, je viendrai te chercher !  


Aziraphale le coupa brusquement dans son monologue, plaquant ses cheveux sur son crâne d'une main. Avec le vent, il n'y voyait rien.


— Monsieur Hands, où est Muriel ?


Surprit par le ton pressant du jeune homme, Izzy lui répondit, mettant sa main en porte voix pour passer par-dessus les hurlements de l'ouragan :


— Avec Crowley, ils sont en train de brasser les vergues et d’arriser les voiles !  

— Quoi ? Vous n’avez rien trouvé de plus dangereux à leur faire faire ? s’indigna l’Anglais.


Une nouvelle houle les sépara et Aziraphale se cramponna au bastingage avant de se diriger tant bien que mal vers la proue du navire, le cœur au bord des lèvres, ignorant le second qui lui ordonnait de se mettre à l'abri dans son dos. 

Le décor était apocalyptique ! 

Le soleil avait dû se lever, quelque part, loin au-dessus du tumulte provoqué par l’ouragan, mais ici, la fureur de la mer semblait avoir englouti toute lumière dans ses profondeurs. Ils étaient seuls dans l’obscurité qui les enveloppait, les préparant aux ténèbres de ce que la mort réserve aux pires des pécheurs… Aziraphale n’avait jamais rien vu de tel et il commençait à se dire qu’ils n’avaient aucune chance d’en réchapper lorsque Crowley se laissa tomber, comme à son habitude, juste devant lui, au pied du grand mât.


Il faillit ne pas le reconnaître !


Le pirate portait un long manteau de cuir marron par-dessus sa chemise noire, ainsi que des cuissardes, qui montaient bien au-dessus de ses genoux. Aziraphale se fit brièvement la remarque que c’était la première fois qu’il le voyait porter des chaussures. Ses cheveux détrempés paraissaient encore plus longs, mais, ainsi alourdis, ils n’étaient pas soumis aux caprices du vent et tombaient de part et d’autre de son visage ruisselant. L’Anglais cru remarquer quelques tâches éparses qui réfléchissaient le peu de lumière environnant sur son visage et son cou et il lui sembla que ses yeux étaient encore plus jaunes que d’habitude. Il ne s’attarda toutefois pas sur ces détails, qu’il pensait devoir attribuer à un effet d’optique lié à la charge électrique qu'il pouvait presque palper dans l'air, d’autant plus qu’un éclair fendit le ciel à cet instant et que la foudre s’abattit à la surface de l’océan. Machinalement, Aziraphale compta deux secondes avant que le tonnerre ne gronde. 

La foudre venait de tomber à six cents mètres seulement du Revenge.      

 

Il tressaillit et se tourna brusquement vers Crowley : 


Où est mon frère ? hurla-t-il, en agrippant soudain le pirate par le col de son manteau.

— Ton quoi ? demanda Crowley, avec stupéfaction.

— Muriel ! Où est-il, bon sang ? poursuivit l’Anglais, les traits du visage tordus par la panique.


Maintenant qu’il avait le nez quasiment collé à celui du pirate, Aziraphale s’aperçut que ses yeux étaient bel et bien complètement jaunes, et bien que ce détail éveilla ses instincts de scientifique, il continua de secouer l’homme à la crinière de feu par les revers de son manteau. 


Ses yeux plantés dans le regard inquisiteur d'Aziraphale, Crowley pointa alors les hauteurs du mât, juste au-dessus d’eux et en profita pour détourner son attention : 


— Il finit d’arriser le grand perroquet, au-dessus du hunier ! cria-t-il, en détournant le regard.


L’Anglais, dont les boucles trempées pendaient en un rideau presque blanc sur son visage crispé, le lâcha alors pour se reculer et lever la tête vers les hauteurs du mât. Il porta une main au-dessus de son front pour protéger ses yeux des tombereaux d’eau qui le fouettaient impitoyablement et tenter d'apercevoir Muriel au milieu du déluge. 


Lorsque ses yeux perçants le trouvèrent enfin, il n’en fût aucunement soulagé… 


Le jeune homme était debout sur la vergue de perroquet, dans un équilibre précaire et rencontrait, de toute évidence, une grande difficulté à diminuer la hauteur de la voile !  


— Choque l’écoute, Muriel ! hurla soudain Izzy, qui s’était rapproché d’eux. Le bougre avait un sacré pied marin, il tanguait à peine sur la houle, malgré sa jambe de bois.

— Je vais remonter l’aider ! dit soudain Crowley, en se mettant au pied du mât.


 Izzy l’immobilisa en l’agrippant par le coude : 


— Attends, gamin ! C’est des vagues scélérates qu’on est en train de se prendre. On a eu deux sœurs et on va se ramasser la troisième sans tarder (1) ! 


Crowley dégagea son bras et eut un mouvement de recul : 


— Raison de plus pour ne pas le laisser tout seul ! rétorqua-t-il.


Le second le retint à nouveau, d'une main ferme plaquée sur son épaule : 


— C’est trop dangereux ! Tu restes en bas, gamin ! J’ai fait rentrer les autres dans la cale ! Il faut s’agripper à quelque chose, ça va secouer comme jamais, on risque de perdre le mât ! Toi aussi, princesse ! Arrimez-vous aux cordages, c’est un ordre ! insista-t-il, en voyant le regard déterminé de Crowley.

— On peut pas le laisser, il s’en sortira pas, Izzy ! rétorqua Crowley, en regardant Muriel.


Izzy l'attrapa violemment par le col et colla presque son nez à son visage : 


— Tu fais ce que je te dis et tu vas t’arrimer aux cordages ! Grogna-t-il entre ses dents serrées. Et amène ta copine avec toi ! ajouta-t-il, en désignant l’Anglais d’un signe de tête agacé. 


Glacé d'effroi et trempé jusqu'aux os, Aziraphale secoua la tête. Non, cette fois-ci, il ne lâcherait rien.


— Il faut aller l’aider ! hurla-t-il, en tapant du pied à côté des deux pirates.


Izzy se tourna enfin vers lui, les yeux brillants de rage, mais Aziraphale soutint son regard sans ciller alors que le second commençait à hurler :


— Putain, mais t’es sourd ou quoi ? Va t’accrocher au bastingage et récite tes prières à la con ! Mon rôle, c’est de garder un maximum de personnes en vie, tu comprends ça ? Donc, je suis désolé pour ton valet, mais je ne vais pas risquer la vie de mes hommes, et encore moins celle de Crowley pour grimper sur un mât qui va se casser la gueule à la prochaine vague !


Il attrapa ensuite Crowley par le col et le poussa de force vers le râtelier. Le rouquin, bon gré, mal gré, finit par le suivre en jetant des regards inquiets vers Aziraphale. 

Tandis que les deux pirates échangeaient vivement en s’éloignant, leurs voix désormais couvertes par les rafales, Aziraphale releva sa tête vers Muriel. 

Le pauvre jeune homme avait réussi à arriser la voile et s’était agrippé aux cordages. Il glissait maintenant dangereusement sur le bois détrempé de la vergue à chacun de ses mouvements et ne cessait de pencher la tête vers le pont, à la recherche d’aide. Il semblait crier, mais d’où il était, Aziraphale n’entendait rien d’autre que le tumulte de la mer déchaînée. 

Un dernier regard vers le second, qui tentait de retenir Crowley de faire demi-tour, le décida à prendre les choses en mains ! 


Dénouant le lien de cuir qu’il avait toujours attaché autour de son poignet, il rassembla ses cheveux en une queue de cheval approximative, qui laissa quelques mèches dissidentes continuer à balayer son visage et ses oreilles, d’où pendaient deux anneaux en or. Il déboutonna ensuite rageusement son gilet de velours, alourdi par la pluie, qu’il balança plus loin, et délaça le haut de sa chemise trop serrée pour libérer la boule d'angoisse qui semblait enfler dans sa gorge et menaçait de l’étouffer. Sa chemise, jusque-là partiellement protégée, se gorgea d’eau instantanément, tirant le col vers le bas et dénudant en partie son torse, dévoilant ainsi une mince chaîne, à l'extrémité de laquelle pendait un petit crucifix en or. Le bijou était encadré par un rossignol, tatoué sur son pectoral gauche, et une rose des vents, tatouée de l’autre côté, sur son pectoral droit.

 

Une fois au pied du mât, Aziraphale remonta ses manches à hauteur de ses coudes pour éviter qu’elles ne l'entravent, et mis ainsi à nu d’autres tatouages, récoltés au cours de ses voyages. Un phare ornait son avant-bras gauche, tandis qu’une ancre, tatouée au-dessus d’un poisson volant, habillait son avant-bras droit. Il récita ensuite une prière de protection avant de saisir son crucifix entre son pouce et son index pour y poser un baiser révérencieux, et, s'agrippant fermement de ses deux mains aux cordages, commença à grimper sur le mât avec des gestes maîtrisés, malgré la force du vent et la pluie torrentielle. Il avait déjà atteint la grande-voile lorsqu’il lui sembla entendre des cris au-dessous de lui ; il baissa alors les yeux sur le pont et vit que Crowley était aux prises avec Izzy, qui semblait le retenir de toutes ses forces pour l’empêcher de grimper derrière lui. Le pirate à la jambe de bois criait sur Crowley, tandis que ce dernier semblait s’adresser à lui en gesticulant, mais sans qu’Aziraphale ne puisse déchiffrer ses paroles. 


Le Revenge était secoué de toutes parts et d’où il était, l’Anglais pouvait distinguer les deux capitaines, qui s’étaient amarrés à la barre avec des cordages et regardaient désormais dans la direction du second et de Crowley. Aziraphale, ne souhaitant pas perdre davantage de temps devant la violence de l’ouragan, poursuivit son ascension, se brûlant les mains sur les cordes auxquelles il se cramponnait de toutes ses forces. 

Il maudit intérieurement ces quelques semaines d'oisiveté forcée, qui faisaient que maintenant, les muscles de ses bras et de ses avant-bras criaient au supplice. Ses membres tremblaient sous l'effort qu'il imposait soudainement à son corps. Il allait fortement le payer le lendemain, mais il se força à continuer, ne quittant pas Muriel des yeux. 


Une fois grimpé sur la vergue du grand hunier, la voix affolée de Muriel lui parvint enfin : 


— Aziraphale ! Redescends, tu vas te tuer !  

— Je ne redescendrai pas sans toi ! Accroche-toi, j’arrive… lui hurla-t-il, en se mettant debout sur la vergue. 


Au moment où Aziraphale se cramponnait à une drisse, une vague d’une violence inégalée frappa le navire de travers et il glissa, manquant de s’écraser sur le pont. 


La troisième sœur venait de leur asséner un ultime coup de grâce ! 


Muriel hurla, mais il ne savait pas si c'était pour sa propre vie ou pour la sienne.


Le vacarme du mât, qui se fendit sur toute sa longueur, couvrit le juron qui s’échappa de sa bouche, tandis que seule la drisse, autour de laquelle il avait enroulé ses jambes, l’empêchait de tomber. Après plusieurs tentatives infructueuses, il réussit enfin à reposer ses pieds sur la vergue et à reprendre un semblant d’équilibre et en profita pour relever immédiatement la tête vers Muriel, qu’il ne repéra pas tout de suite. Affolé, il regarda de tous les côtés, n'osant imaginer le pire, puis ferma les yeux, alors que ses lèvres psalmodiaient une litanie de “par pitié, Seigneur, s'il vous plaît, ayez pitié…”

Il n'osait pas regarder en bas, de peur de découvrir le corps fracassé de Muriel au pied du mât…

Tout à coup, des cris en provenance du pont attirèrent son attention et lorsqu’il tenta de localiser d’où ils venaient, il remarqua la masse rousse des cheveux de Crowley, qui avait effectivement commencé à escalader le mât et hurlait dans sa direction : 


— Plus bas ! 


Aziraphale se pencha pour tendre l’oreille : 


— De quoi ? hurla-t-il.

— Ton frère ! Il est plus bas, regarde ! répondit le pirate en collant son torse contre le mât pour tendre un bras en direction de la voile d’étai du grand hunier.


Aziraphale tourna sa tête, chassa l'eau de ses yeux du revers de la main et repéra enfin Muriel. Il avait eu moins de chance que lui et était effectivement tombé, mais Dieu soit loué, il semblait indemne. Le jeune homme s’était réceptionné à califourchon sur la corde qui reliait la petite voile triangulaire du grand-mât au mât de misaine. A bout de forces, il glissait peu à peu le long du cordage. 


— Merci, Seigneur… murmura Aziraphale avant d’évaluer rapidement la situation. 


Crowley venait tout juste de se hisser sur la vergue de la grand-voile, mais il était encore loin de lui et lorsqu’un craquement sinistre résonna le long du mât, Aziraphale repensa aux paroles d’Izzy et cria en direction du pirate : 


— Descendez ! Le mât va se briser d’un instant à l’autre, vous ne pouvez rien faire de plus ! 


Puis, sans attendre sa réaction, il traversa la vergue pour rejoindre la voile d’étai, et se mit à califourchon sur la corde pour rejoindre Muriel. Il entendait vaguement les cris de Crowley et d’Izzy plus bas, mais le sang lui montait à la tête et il préféra garder toute sa concentration sur son objectif. 


— J’arrive Muriel, hurlait-il sans relâche, mais le jeune homme, trop épuisé ou trop effrayé, ne répondait plus. 


Arrivant au niveau de Muriel, Aziraphale se contorsionna pour voir son visage. Cramponné à la corde, le jeune homme n'osait plus ouvrir les yeux, et son souffle court indiquait qu'il était au bord de la panique : 


— Muriel ! Muriel, ça va ? 


Aziraphale tendit le bras, mais était encore trop loin pour réussir à le toucher. Muriel entrouvrit ses yeux implorants :


— J’ai trop mal aux bras, Zira ! Je vais tout lâcher… répondit-il d’une voix épuisée. 

— Non, non ! On y est presque, je suis là, ça va aller !  


C’est alors que le mât principal se brisa en deux, juste au-dessus du grand perroquet, et la partie supérieure s’écroula sur le côté du navire dans un craquement tonitruant. L’onde de choc se répercuta tout le long de la corde et Muriel hurla, déséquilibré. Repérant le couteau que son frère portait à sa ceinture, Aziraphale s'approcha encore un peu et tendit une main pour s’en saisir. Le jeune homme, éreinté, allait tomber d’une minute à l’autre, quant à ce qui restait du mât, il ne faisait aucun doute qu’avec la violence des vents, il allait s’écrouler à son tour…  

Ils avaient glissé à la moitié environ de la longueur de la corde et n’étaient plus si loin du sol désormais. Aziraphale fit un rapide calcul, mieux valait prendre le risque d’une mauvaise chute que celui de se faire écraser par le mât !  


Il agrippa l'épaule de son frère qui le fixait d'un air désespéré : 


— Muriel, écoute-moi ! Accroche-toi de toutes tes forces une dernière fois ! Un dernier effort et c’est fini, je te le promets ! 


Muriel acquiesça silencieusement et Aziraphale se contorsionna à nouveau, puis, d’un mouvement puissant, il trancha la corde. L’ensemble complexe de cordes tendues qui retenaient toutes les autres voiles aux vergues ralentit légèrement leur chute tandis qu’ils plongeaient dans le vide. 

Lorsqu’ils se retrouvèrent à quelques mètres du pont, Aziraphale cria à nouveau : 


— Lâche tout ! 


Muriel obéit aveuglément et se laissa tomber sur le pont, puis rouler sur le plancher du bateau, suivit de près par Aziraphale, dont le bras droit heurta violemment le plancher, alors qu'il atterrissait près de Muriel. Le souffle coupé et souffrant de contusions multiples, mais sans gravité, les deux Anglais se rapprochèrent l’un de l’autre en rampant, bientôt rejoints par Crowley et Izzy, qui progressaient aussi vite que possible dans leur direction, en évitant les débris. 

Les effusions furent toutefois de courte durée, car le mât finit de s’écrouler au milieu d’eux dans un nouveau craquement funeste, seulement couvert par le cri de douleur du second… 


Aziraphale, aux aguets, retrouva rapidement Muriel, dont le corps était recouvert par un fragment de voile. Il était sain et sauf, mais en état de choc. Après s’être assuré qu’il était à peu près hors de danger dans l’immédiat, il se releva pour chercher du regard les deux pirates. Il repéra aisément la chevelure de Crowley, qui était empêtré dans les cordages, mais ne semblait pas blessé. En revanche, il hurlait le nom du second. 

Aziraphale se retourna et le chercha du regard.

Plus loin sur le pont, Izzy se tenait adossé au pied du mât de misaine, sa jambe de bois allongée au sol et l’autre, repliée devant lui. Il était conscient, mais en s’approchant de lui, Aziraphale remarqua une flaque de sang qui s’agrandissait de façon alarmante sous son corps, se mêlant aux écumes qui recouvraient le pont. L’Anglais pressa le pas et glissa en arrivant à sa hauteur, se laissant tomber dans une cabriole involontaire, juste à côté de lui. 

C’est alors qu’il vit un fragment de bois enfoncé dans son flanc gauche, d’où le sang épais perlait le long de ses vêtements pour venir garnir l’inquiétante petite mare. L’odeur métallique qui s’en échappait se mêlait aux embruns iodés dans une fragrance douceâtre et écoeurante. 


— Monsieur Hands… haleta Aziraphale, en se penchant sur la blessure.

— Crowley ? demanda le second, de sa voix éraillée.

— Il va bien, il est juste emmêlé dans les cordages… expliqua l’Anglais, en pointant l’endroit où se trouvait le pirate.


Le second poussa un profond soupir de soulagement avant de fixer le naturaliste : 


— Je t’ai vu avec Muriel… T’as une sacrée paire de couilles pour une princesse ! Retire-moi cette merde maintenant… 


Réprimant un petit sourire, Aziraphale observa un moment la blessure : 


— Je… Je ne sais pas si c’est une bonne idée… Ça va saigner encore plus ! 


Dans un effort qui lui parut surhumain, Izzy l’attrapa par le col : 


— Fais ce que je te dis bordel ! Y a aucun organe de touché, c’est juste de la viande… Crowley n’est pas là, je peux compter que sur toi ! Aboya-t-il, en grimaçant de douleur.  


Après un regard en direction de Crowley, qui, effectivement, était toujours en train de trancher les cordes qui le retenaient prisonnier, Aziraphale souffla un grand coup, puis saisit l’éclat de bois et le retira d’un coup sec. Pendant que le second blasphémait copieusement, l’Anglais retira sa chemise détrempée pour la rouler en boule et comprimer la blessure. L’instant que la chemise ne se gorge de sang, Crowley les avait rejoints et s’était jeté aux pieds du second : 


— Izzy ! 


Ses cheveux, en bataille sur son visage, ne suffisaient pas à masquer l’inquiétude qui se lisait sur chacun de ses traits, ni dans ses yeux. Maintenant qu’il était juste à côté de lui, Aziraphale n’avait plus de doutes, ils étaient entièrement jaunes ! Alors qu’il l’observait à la dérobée, Crowley posa sa main par-dessus la sienne pour appuyer sur la blessure du second, le faisant sursauter.


— Laisse-moi voir, dit-il, d’une voix rauque.

— C’est rien, gamin ! Un peu de couture et on n’y verra que du feu… tenta de le rassurer Izzy.

— Il faut t'emmener à l’intérieur, souffla Crowley, en regardant les dégâts partout autour d’eux.

— Non ! Je reste avec les capitaines, protesta le blessé, en faisant mine de se relever.


Aziraphale posa sa main libre sur son épaule pour le retenir et Crowley fit de même, l’obligeant à rester au sol.


— Les capitaines se débrouillent très bien, le plus gros de l’ouragan est passé, on va t’emmener à l’intérieur et te recoudre ! Tu peux m’aider ? ajouta le pirate, à l’adresse d’Aziraphale.


Celui-ci acquiesça silencieusement et commença à passer le bras du second sur son épaule pour lui offrir un appui, tout en continuant de comprimer son flanc, sa main toujours en dessous de celle de Crowley. 


— Prêt ? demanda le pirate.


Ils relevèrent Izzy en douceur et amorcèrent le chemin vers la cuisine, tout en évitant les nombreux reliefs du mât, de ses voiles et des cordes qui jonchaient le pont. Le vent semblait, en effet, baisser en intensité, de même que la houle et si le tonnerre et les éclairs continuaient de frapper la mer autour du Revenge, leur progression se fit moins laborieuse que l’Anglais n’aurait pensé. Ils retrouvèrent Muriel un peu plus loin, qui s’était remis debout et les cherchaient du regard. Aziraphale fut soulagé de le voir en un seul morceau et se promit de réciter des prières de remerciements dès qu’il en aurait le temps… 

En attendant, le jeune homme passa devant eux en prenant soin de déblayer le passage et, une fois arrivés en vue du gouvernail, les capitaines, après avoir remarqué le blessé, leur firent signe d’aller dans la cabine. Ils étaient, par ailleurs, toujours en difficulté pour maintenir le navire en face des vagues et ne quittèrent pas la barre, malgré leur inquiétude évidente. 



Une fois dans la cabine, ils se dirigèrent vers le lit, lorsque le second s’agita : 


— Je vous interdis de me coucher là-dedans, ils y font les pires saloperies les deux autres ! Le canapé, je veux le canapé ! 

— Mais arrête de gueuler, nom de… commença Crowley, avant qu’Aziraphale ne lui jette un regard noir. Bon sang… se reprit-il.

— Et mettez quelque chose dessus pour le protéger, si on fout du sang partout, Bonnet va en être malade ! poursuivit Izzy.


Muriel se dirigea vers le divan, qui avait glissé dans un coin de la pièce alors que le navire était balloté par les flots. Il le traîna vers sa place habituelle et se saisit d’une des couvertures du lit pour l’étaler sur l'assise, puis les deux hommes aidèrent le second à s’y allonger. Après quoi, Crowley se débarrassa de son manteau, qu’il jeta derrière le canapé et s’assit sur le bord, contre les jambes du second. 


— Va chercher de quoi le recoudre, Muriel ! Dans la salle de bains, de l’autre côté de la coursive… demanda Crowley.


Le jeune homme acquiesça et ressortit rapidement.


— Vous… Vous savez faire ça ? demanda Aziraphale, tout en espérant sincèrement qu’il ne s’attende pas à ce que ce soit lui qui le fasse. 

— C’est Le Docteur ! intervint Izzy, en mélangeant un rire avec une grimace de douleur. 

— Qui ? demanda Aziraphale, interloqué.

— Le Docteur… C’est Crowley qui nous soigne à bord ! expliqua Izzy à un Aziraphale stupéfait.

— Tu veux peut-être le faire, l’angelot ? demanda Crowley, clairement sur la défensive, en fixant l’Anglais.

— Certainement pas, merci beaucoup ! répond celui-ci, à brûle-pourpoint.

— Pourtant, tu n’as pas l’air étranger aux aiguilles… 


Le regard de Crowley s’attarda sur les tatouages recouvrant le corps d’Aziraphale, accroupi devant lui, alors qu'ils comprimaient encore la blessure d'Izzy de leurs mains jointes, quand celui-ci prit soudain conscience qu'il était torse-nu. Il eut l’impression que les yeux perçants du pirate achevaient de le déshabiller et il s’empressa de reporter son attention sur Muriel, qui revenait en courant avec une boîte métallique dans ses mains : 


— Je crois que c’est ça… déclara-t-il, en posant la boîte sur la table basse et en ouvrant son couvercle. 


A l’intérieur, plusieurs aiguilles de couture, ainsi que du fil et des morceaux de tissus propres se partageaient l’espace. 


— C’est ça, merci ! répondit Crowley. Allume une lampe, Muriel. L'angelot, tu peux regarder comment c’est là-dessous ? ajouta-t-il à l’adresse d'Aziraphale, tout en lâchant la chemise ensanglantée. 


Celui-ci vérifia le saignement en soulevant avec précaution le vêtement, tandis que Crowley passait le fil dans le chas d’une aiguille d’une main experte, éclairé par une lampe à huile que Muriel tenait près de ses mains.


— C’est mieux ! déclara-t-il, tout en déchirant et en écartant la chemise du second pour libérer la blessure afin de la soigner. 


Izzy grogna légèrement sous la secousse et agrippa le poignet d'Aziraphale : 


— Donne-moi à boire, blondie ! Et pas le pisse-mémère que tu bois avec Bonnet, ni du tord-boyaux, je veux le rhum d’Edward… réclama-t-il en montrant le secrétaire renversé, près du clavecin. 


L’Anglais se redressa et alla ouvrir le meuble, dans lequel il trouva un petit stock de rhum en plus ou moins bon état. Certaines bouteilles s'étaient brisées pendant l'ouragan, mais il en trouva une intacte, qu’il attrapa par le goulot. Il cherchait vainement un verre lorsque le second s’impatienta : 


— Elle vient cette putain de bouteille ? 

— Je ne trouve pas de verre…

— Tu m’as pris pour une pucelle ou quoi ? Donne-moi cette bouteille ou je t'étripe !  


Aziraphale revint rapidement vers lui et lui tendit la bouteille. L'homme arracha le bouchon avec ses dents, le recracha par-dessus le dossier du canapé et bu une généreuse rasade, directement au goulot, avant de regarder vers la bibliothèque. Tous les livres étaient renversés au sol. 


— Je lui avais bien dit à ce crétin que c’était complètement con de mettre une bibliothèque sur un putain de bateau… pesta le second, d’une voix toutefois de plus en plus faible, l’adrénaline s’évaporant dans son organisme, remplacée par l’alcool. 


Crowley se mit en position, prêt à commencer ses soins.


— Ne faudrait-il pas, euh… Nettoyer la plaie ? osa Aziraphale, en croisant les bras contre sa poitrine nue.


Crowley finit d’organiser son matériel, évitant son regard.


— Je n’ai pas ce qu’il faut pour préparer le… Hum… Le mélange que j’utilise d’habitude… C’est à base d’algues… expliqua le pirate qui paraissait soudain gêné, pour une raison inconnue.


Le second tendit alors son bras pour renverser le rhum directement sur la plaie. Aziraphale cria en même temps qu’Izzy, avant que celui-ci ne s’évanouisse, vaincu par l’épuisement et la douleur. 


— Au moins, il bougera pas… déclara Crowley, en haussant les épaules. 


Après avoir récupéré la bouteille, dont il versa quelques gouttes directement sur l'aiguille que lui présenta Crowley, il la posa sur la table basse, que Muriel avait redressé près du divan, et s'assit à son tour dessus. Il se saisit ensuite des linges propres de la boîte pour essuyer la plaie, avant que le pirate ne commence à la recoudre, profitant des moments de stabilité furtifs du bateau, entre chaque vague. Heureusement pour eux, la mer semblait vouloir enfin se calmer… 


— Je… Je ne me sens pas très bien… bégaya soudain Muriel, toujours debout, la lampe à la main, prêt des livres renversés. 

— Et merde, il va tomber dans les pommes ! déclara Crowley, en fermant un premier point.

— Muriel, donne-moi cette lampe et va t’allonger sur le lit, arrête de regarder ! lui ordonna Aziraphale. 


Le jeune homme s'exécuta et tituba ensuite jusqu’à la couche des capitaines, arrivant juste à temps pour s’écrouler sur celle-ci, inconscient. 


— Et de deux… soupira Crowley, en enfonçant à nouveau l’aiguille dans la peau du second. Eclaire moi, l'angelot, j'y vois rien…


Aziraphale approcha la lampe des mains qui s'affairaient sur le corps du second. Après quelques minutes de silence, perturbé seulement par le vent et la pluie qui s'abattaient contre les fenêtres, Crowley marmonna : 


— Tu as beaucoup de tatouages… On dirait pas quand on te voit comme ça… Tout habillé, je veux dire !


Surpris, l’Anglais releva le visage vers le pirate : 


— Je suppose que… Nous avons tous nos petits secrets… Docteur ! répondit-il, mutin. 



Il ne put s’empêcher de remarquer que les yeux du pirate retrouvaient peu à peu leur apparence habituelle et il allait poser une question à ce sujet pour dévier la conversation, lorsque le second ouvrit un oeil et s’ébroua : 


— Aïeeeee ! 

— Il a bientôt fini, courage Monsieur Hands, répondit Aziraphale, en saisissant rapidement sa main, pour la serrer dans la sienne. 

— Ça va, ça va ! Je vais pas chialer non plus… 

Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort… récita l’Anglais, d’une voix douce.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? 

— Deuxième épître aux Corinthiens, chapitre douze, verset dix.

— Fais pas chier avec tes conneries, putain… Magne-toi gamin, si Blondie continue de me réciter la Bible, je vais le tuer !  


Crowley se contenta d’un sourire et d’un regard en coin à l’Anglais, avant de finir de serrer son dernier point : 


— Terminé ! Une cicatrice de plus, Izzy… commenta-t-il, en observant son travail.


Izzy soupira et laissa sa tête retomber sur le canapé, fermant les yeux. Crowley essuya ses mains pleines de sang et se tourna vers Aziraphale, qui avait reposé la lampe à huile près de lui, sur la table basse.


— A toi ! 


Celui-ci le regarda, les yeux ronds.


— A moi… Comment ça ? demanda-t-il.


— Depuis tout à l'heure, je te vois te frotter le poignet droit, laisse-moi vérifier si tout va bien.

 

Aziraphale baissa les yeux sur son poignet, qu'il frottait effectivement de sa main gauche. Il avait légèrement gonflé et commençait à prendre une couleur violacée. 


— Oh… Oui, il s'est coincé sous mon poids lors de ma chute, mais tout va bien, ne vous en faites pas, je…


Crowley prit un air renfrogné en grondant :  


— Raaah, donne-moi ton poignet, l'angelot, je veux juste voir si c'est pas cassé !


Aziraphale finit par lui tendre son bras, le pirate le prit délicatement entre ses mains et commença à palper doucement la chair meurtrie. Ses mains glissaient avec précaution sur sa peau, faisant frissonner Aziraphale, qui ne pouvait détourner son regard des doigts fins aux ongles noirs qui testaient la mobilité de son poignet. Malgré lui, il ne put contenir un petit gémissement de douleur.


— Désolé… murmura alors Crowley.

Puis, après un timide sourire, le pirate fit un signe de tête vers l’avant-bras du jeune homme, massant toujours son poignet d'une main légère.


— J’aime bien ceux-là !


Aziraphale suivit son regard et comprit qu'il parlait de ses tatouages. 


— Oh ! Ce sont les plus récents ! L’ancre et, euh… A côté, c’est un Cheilopogon melanurus, de la grande famille des exocets ! expliqua-t-il.


Il releva la tête et vit que Crowley le fixait de ses grands yeux dorés. Ses doigts effleuraient délicatement le tatouage, faisant se propager une chaleur agréable dans le corps d’Aziraphale, qui sentit ses joues s’embraser. Il rebaissa soudainement les yeux sur son bras, tout en murmurant hâtivement : 


— … Un poisson volant, quoi… 


Le pirate eut un curieux ricanement avant de répondre : 


— Ouais… Je le connais celui-là… dit-il d'un air un peu rêveur.


Crowley continua de lui masser le poignet méticuleusement pendant quelques minutes dans un silence serein, avant de s’exclamer avec malice :


— J’avais raison ! 

— Raison ? A quel propos ? demanda l’Anglais, en fronçant les sourcils.

— T’es bien un ange, t’as vraiment des ailes ! répondit le pirate, en observant les grandes plumes tatouées qui dépassaient du dos d'Aziraphale et s'étalaient sur ses épaules.

— C’est, euh… J’ai fait ce tatouage quand j’ai pris le nom d’Aziraphale qui est effectivement le nom d’un ange… bredouilla l’Anglais, le feu aux joues.


Crowley le fixait à nouveau, ses pupilles fendues réduites à une fine ligne au centre d'un océan d'or. Aziraphale baissa les yeux, submergé par ce regard aussi captivant qu’enivrant.


— C'est bon, c'est pas cassé, finit par dire Crowley, lâchant son poignet. Je te ferai un onguent pour aider à faire passer le bleu, ainsi que tous les autres.


Il recula sur le canapé, pour se caler contre la jambe de bois de Izzy.

Aziraphale baissa les yeux sur son torse et vit en effet qu'une multitude de contusions commençait à fleurir sur sa peau. Il avait vraiment eu beaucoup de chance…


— Je pensais que c’était le Coq qui soignait l’équipage… dit-il évasivement, en regardant son poignet, puis la plaie proprement recousue sur le flanc d'Izzy.

— Heureusement que non, à part découper, il sait rien faire d’autre ce crétin-là ! s'exclama le second.


Aziraphale leva vivement les yeux sur le visage d'Izzy et vit qu'il le fixait de ses yeux mi-clos. De la sueur perlait le long de ses tempes et de sa lèvre supérieure. Il avait beau ne pas se plaindre, il semblait vraiment passer un sale quart d'heure.

Le jeune anglais se demanda soudainement s'il avait été le témoin silencieux de sa conversation avec Crowley…


— Ah bon ? Je croyais que c’était Jim qui vous avait coupé la jambe ? ne put-il s'empêcher de demander à Izzy.

— C’est lui, en effet ! Mais la jambe avait commencé à pourrir, y avait rien d’autre à faire, je leur avais bien demandé de m’achever, mais comme ils sont tous plus couards les uns que les autres… 

— Et où était le Docteur alors ? demanda l’Anglais d’un ton léger, en fixant Crowley.


Il regretta aussitôt sa remarque en voyant l’air renfrogné que le pirate adopta. Se fermant comme une huître, il se releva d’un bond, avant de récupérer son manteau et de filer vers la coursive : 


— Je vais aider les capitaines, reste avec lui et fais-lui un bandage, l’angelot ! 


Une fois le pirate parti, Aziraphale, déconfit, se tourna vers Izzy, qui le regarda d’un air étrange, presque compatissant. Il soupira : 


— C’était une période difficile, Crowley avait quitté le navire pour s’isoler et fuir… Fuir la mauvaise ambiance qui régnait à bord, se reprit-il. Tu pouvais pas le savoir… C’est pas à toi qu’il en veut… ajouta-t-il, devant l’expression de culpabilité qui ravageait le visage de l’Anglais. 


Le second se pencha ensuite vers la bouteille de rhum posée sur la table basse, essayant de l'attraper en grimaçant. Aziraphale prit pitié et la lui tendit. Il s’affala de nouveau sur le divan en grognant et la vida consciencieusement alors que le naturaliste pansait la plaie d'un bandage improvisé avec le reste des morceaux de linges propres et les épingles à nourrice qu’il trouva dans la boîte métallique. 


Une fois sa besogne terminée, il s’assit dans un des fauteuils qu'il avait redressé et s’assoupit, épuisé.



                                                              * * * 




Il se réveilla, Dieu seul sait combien de temps plus tard, grognant et grimaçant alors que son corps endolori et contusionné lui faisait payer les événements de la veille. Il se redressa, frottant sa nuque et maudissant la dureté du fauteuil dans lequel il s'était assoupi, et constata qu’il avait été recouvert d’une couverture, de même qu’Izzy, qui s'était à nouveau endormi, serrant sa bouteille presque vide contre lui. Le ciel s’était dégagé au-dehors et lorsqu’il tourna sa tête vers le lit des capitaines, il vit que Muriel n’était plus là. Il n’eut toutefois pas le temps de s’inquiéter, car bientôt, il entendit des bruits de pas et de conversation dans la coursive et lorsque la porte s’ouvrit, le jeune homme s'engouffra le premier dans la cabine, courant jusqu’à lui : 


— Tu es réveillé ! lui dit-il, d’une voix émue, en le serrant dans ses bras, le visage baigné de larmes. 


Aziraphale lui rendit son accolade, puis s'éloigna de lui, l'observant sous toutes les coutures : 


— Comment vas-tu ? 

— Bien, bien, je vais très bien, merci ! Tu m’as sauvé la vie ! 


Le reste de l’équipage entra alors dans la cabine, dans un joyeux vacarme et tous vinrent au chevet du second, qui se réveilla en sursaut. Ses cris de protestations furent étouffés par les embrassades des uns et des autres, qui s’agglutinèrent autour du canapé, bientôt rejoints par les deux capitaines. Après avoir salué leur second, ils s’approchèrent du fauteuil dans lequel Aziraphale s’était redressé. L’Anglais écarta machinalement Muriel de leur trajectoire et colla son dos au dossier en voyant Blackbeard foncer sur lui.

Le co-capitaine se pencha pour saisir sa main et la secouer vigoureusement : 


— T’es un putain de matelot, toi ! C’est un putain de sacrilège de te faire faire de la comptabilité, bordel de Dieu ! Je t’ai vu grimper sur le mât, espèce de taré ! Et là, t’as failli tomber, et là, bam ! T’as sauté comme une chèvre sur cette putain de corde et tu t’es laissé glisser jusqu’au p’tit bonhomme là, qui a réussi à arriser les voiles au péril de sa vie, au passage… ajouta-t-il, en faisant un clin d'œil à Muriel. Et après, putain… T’as tranché cette corde, bordel ! 


Ed se tourna ensuite vers l’équipage, en gesticulant : 


— Je l’ai vu trancher la drisse et sauver Muriel, les gars ! Ce mec a des boules plus grosses que ses tatouages ! 


L’équipage acclama Aziraphale et Muriel en hurlant des vivats et en sifflant, avant que Blackbeard ne les fasse taire d’un signe de main, avant de poursuivre : 


— Et après, il a aidé Crowley à soigner notre putain de second…


Les membres du Revenge observèrent un silence soudain, qui fut rompu par Izzy, qui pointa l’Anglais d’un doigt accusateur. Aziraphale se tassa dans son fauteuil, le coeur battant, tandis que le second parlait de sa voix éraillée, sans hausser le ton : 


— Il m’a retiré le bout de bois qui m’embrochait comme un quartier de viande ! Il m’a donné le rhum d’Edward ! Il n’a pas hésité à faire ce que je lui ai dit… Y en a au moins un sur ce navire qui ne soit pas complètement abruti au dernier degré comme vous autres, tas de mauviettes ! 


De nouveaux cris de joie et des rires résonnèrent dans la cabine : 


— BRAVO PRINCESSE ! hurlaient certains.

— HOURRAS POUR BLONDIE ! hurlaient d’autres.


Izzy les fit taire d’un mouvement, en se redressant tant bien que mal dans le canapé : 


— Fermez-la, bande de crétins… Il s’appelle Aziraphale ! déclara-t-il, avec un sourire en coin.


L’équipage, hystérique, se mit alors à applaudir et à hurler le nom d’Aziraphale, en venant lui serrer la main et l’étreindre, chacun leur tour, en terminant par les capitaines : 


— T’as donné mon rhum à ce bâtard immortel ? lui demanda Ed, en faisant les gros yeux.

— Je, heu… C'est-à-dire que… balbutia l’Anglais, la gorge sèche. 

— J’rigole ! hurla Blackbeard, en l’écrasant contre lui. 


Il le relâcha ensuite, en lui assénant une énorme tape dans le dos, avant d’aller saluer Izzy, laissant le champ libre à Stede, qui prit sa main entre les siennes : 


— Merci, Aziraphale ! Votre conduite a été héroïque aujourd’hui… 

— Le bateau… commença le naturaliste, inquiet.

— Sera réparé ! le coupa le capitaine, un sourire rassurant aux lèvres, qui illumina son visage, aux traits fatigués.    


Lorsque Bonnet s’écarta pour étreindre Muriel, Aziraphale balaya la cabine du regard et finit par trouver celui qu’il cherchait. 


Crowley, bras et jambes croisés, se tenait appuyé sur sa jambe droite, l’épaule du même côté reposant contre le chambranle de la porte de la coursive. Il l’observait intensément et pendant quelques minutes, les yeux clairs du jeune homme furent plongés dans les yeux mordorés du pirate, dans une conversation silencieuse. Le regard bleu-gris de l’Anglais était rempli de questions, de culpabilité et d’admiration, tandis que le regard reptilien de Crowley reflétait doute, étonnement et reconnaissance. 


Le pirate finit par lui adresser un léger signe de tête, avant de quitter les lieux telle une ombre passagère, en laissant toutefois une empreinte vivace dans le souvenir que garderait Aziraphale de cette journée mémorable… 




                                                              * * *     




La cage de La Mouette avait été calée avec application entre deux caisses arrimées au mur, et recouverte d’un tissu, aussi l’oiseau avait été globalement bien protégé des chocs. Ces précautions n’avaient cependant pas empêché la peur…


Lorsque le bipède ouvrit enfin sa cage et le saisit entre ses longs doigts pour le serrer contre lui, La Mouette était en état de choc et tremblait de toutes ses plumes ! L’homme le berça de caresses et de fredonnements mélodieux jusqu’à ce que l’animal se détende dans ses mains. 


— Chut, tout va bien maintenant ! Moi aussi, j’ai eu peur… Pas pour moi, mais… Pour les autres, pour Ed ! Pour toi aussi… ajouta-t-il, en posant un baiser sur la tête de l’oiseau. J’ai eu peur pour Muriel, et aussi pour Izzy… Et j’ai… J’ai eu peur pour lui… C’est idiot, n’est-ce pas ? Je le connais même pas ! Avec ses jolies bouclettes, là… Et ses vêtements toujours bien arrangés… C’est… C’est juste… Un angelot… Que je connais à peine…  




                                                              * * *





 

  1. Les vagues scélérates sont des vagues océaniques très hautes et soudaines. Il existerait un phénomène dit des « trois sœurs ». Il s’agirait de trois vagues scélérates successives, et donc d’autant plus dangereuses, car un bateau qui aurait eu le temps de réagir correctement aux deux premières vagues n’aurait que très difficilement la possibilité de se remettre dans une position favorable pour la troisième. 


NDA : rdv côté forum du site pour découvrir le magnifique fanart d'Emi...



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