Deux heures moins le quart avant Jésus-Christ

Chapitre 4 : Jusqu'à ce que les gourmands disent paresse - Paresse et Gourmandise

2821 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/06/2024 05:51

Avant-propos : cette fanfiction est une tentative de réponse au challenge "7 Sins : les sept péchés capitaux" qui se déroule actuellement sur le forum de FFR. Bonne lecture ;)


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« De là à croire que la mouche qui nous pique le front pendant notre sommeil est envoyée par Dieu lui-même pour nous réveiller de notre paresse, il n'y a pas loin. » Jules Renard.


Toutes les alarmes de tous les cercles retentirent en même temps, créant une infernale cacophonie. Depuis son bureau situé quelque part au sein du cinquième cercle, Belzébuth sursauta avec une certaine indignité. Heureusement, il n’y avait nul être présent dans les environs pour constater le mouvement de stupeur hébétée du plus Haut dignitaire des enfers après Satan en personne : elle avait encore une réputation à tenir après tout. Elle se redressa brusquement dans son haut siège dans lequel elle était affalée depuis des jours, du sang barbouillant son visage et occupée à fixer le vide d’un air morne en comptant ses nuées de mouches au plafond.


Depuis que cet idiot de Gabriel avait pris la tangente sans même avoir la courtoisie de lui adresser quelques mots d’adieu, son humeur était plus aigre que jamais et elle n’avait plus qu’indifférence à consacrer aux affaires démoniaques. Ça faisait déjà de longues années qu’elle n’avait réellement cure de sa charge et négligeait au maximum son travail — six mille ans, c’est long surtout vers la fin – mais les rencontres clandestines avec son ami archange avaient définitivement marqué un tournant dans sa gestion de son temps libre et de son degré d’indolence : elle passait les heures dans une apathie maussade avec rien d’autre à l’esprit qu’une persistante mélodie qui lui promettait un bonheur futur venant vers elle à la vitesse d’une montagne russe.


Pourtant, les jours défiaient et elle ne voyait "rien arriver", même si l’entêtante petite musique continuait à lui tourner dans la tête. Pourquoi les quelques heures passées avec Gabriel l’obsédaient tant ? Ce n’était que des instants fugaces perdus dans des milliers d’années bien remplies.


Depuis qu’elle avait changé de peau et décidé d’inviter l’archange suprême à "discuter", elle et Gabriel n’avaient cessé de croiser et de se complaire ensemble dans la paresse : échappant à leurs devoirs de hauts dignitaires de leurs camps respectifs et complotant -à leur tour – un plan pour qu’il n’y ait finalement pas d’Armageddon. Et pendant qu’ils flânaient et s’autorisaient enfin une pause bien méritée dans leur charge d’immortel, avec un interlocuteur compréhensif, la gourmandise n’était jamais loin derrière : avec un peu de persuasion, elle avait fini par convaincre Gabriel de s’essayer aux délices terrestres. Chips grasses, arachides variées et breuvages alcoolisés avaient finalement pénétré dans le « temple céleste » que constituait son véhicule ; l’Ange avait semblé spécialement apprécié sa rencontre avec les cacahuètes, si elle en croyait le curieux petit miracle qui faisait que le bol posé entre eux sur la table se remplissait à l’infini — de manière à ce qu’ils ne puissent jamais en voir le fond – et il avait eu une splendide expression de perplexité heureuse quand il avait pour la première fois accepté de goûter à la brune locale. Ça avait été des rencontres pour le moins étranges mais agréables. Elle ne s’était pas attendue à ce que ça compte à ce point pour elle, ni à ce qu’elle soit si déçue qu’il y ait finalement mis fin.


Après tout, c’était sans importance, ils n’avaient plus aucune raison de continuer à se voir depuis longtemps ; la disparition de l’ange n’aurait pas dû provoquer en elle cette sensation de langueur et de désœuvrement.


Pourtant, depuis la disparition de l’archange, la perspective de faire quoi que ce soit pour faire tourner correctement l’enfer l’épuisait ; elle n’avait pas la moindre envie de faire quoi que ce soit qui ait à voir avec son devoir. Nonobstant son manque de zèle du moment, elle ne pouvait ignorer l’information contenue dans le vacarme qui avait brièvement envahi les enfers pour trancher sinistrement avec les cris des suppliciés. Par toutes les vermines ! Quelle mouche avait donc piqué Aziraphale ?


L’ange de compagnie de Crowley venait — apparemment- de déclencher la guerre entre les enfers et le paradis en ôtant et faisant exploser son auréole sur le ramassis de damnés incompétents que Shax avait emmené avec elle dans sa chasse de l’être céleste le plus convoité -elle-même le convoitait sacrément, même si elle ne se l’admettait pas encore !- de la création : ce n’était pas tout à fait ArmaBondieudegeddon volume 2 mais ça y ressemblait à s’y méprendre.


Ils étaient finalement rendus au même point qu’avant que la première apocalypse n’échoue à cause des machinations d’une poignée d’idiots. Les légions du Paradis et de l’Enfer étaient sur le point de se déchaîner : 20 millions d’immortels destinés à s’écharper, simplement parce qu’un emplumé avait décidé de jeter son auréole contre des démons de seconde zone ? Des fois, elle se demandait si « le grand plan » si souvent invoqué par les anges pour justifier leurs actions les plus idiotes n’était pas un simple jeu de hasard entre leur Seigneur Satan et Dieu pour tuer le temps… Après tout, 6 000 ans à toujours s’affairer aux mêmes occupations et s’enferrer dans des complots oiseux, c’était très long. Même le Malin et la toute Puissante avaient sans doute besoin de distractions ; une guerre entre les anges et les démons leur en offrirait certainement une belle ! Et, ce n’était même pas à eux d’organiser tout ce bazar ; non, Satan lui déléguait toute la logistique des cohortes d’immondices et c’était -théoriquement- à Gabriel de s’occuper de l’organisation des légions d’incompétents lumineux. Bien plus d’inconvénients que d’avantages à leur haute fonction, si on voulait son avis.


Diable sait qu’elle était lasse de tout cela : des manigances des plus hautes entités, des simagrées des calamités l’entourant, de l’incompétence crasse de ses subalternes comme des tréfonds putrides des enfers. Au fil de ses agréables discussions avec Gabriel, ils en étaient arrivés à la même conclusion : l’Armageddon 2.0 -si elle devait avoir lieu- elle se ferait sans eux ; eux voulaient juste laisser les humains continuer à s’entre-tuer dans la joie sans intervenir et s’éclipser pour échapper à leurs obligations professionnelles et flâner sur la terre tant qu’ils le pouvaient. En tant que l’un des Démons les plus puissants qu’il soit — Le Seigneur des Mouches – elle n’avait évidemment pas de passion pour les jolies choses mais en 6 000 ans, les moisissures et les immondices rampant partout où elle pouvait poser les yeux aux enfers, ça finissait par rebuter. De la même manière qu’elle avait eu envie de changer de tête, elle ressentait également le besoin de changer de paysage et la terre lui été apparue comme une jolie échappatoire ; assez pour qu’elle désire pouvoir continuer à y errer en paix, en bonne compagnie.


Les essaims de mouches autour d’elle s’impatientaient, leurs bourdonnements s’intensifiant pour lui faire comprendre qu’il était grand temps de se mettre en route et de monter voir ce qui se tramait à Soho.


« Quelque chose se rapproche »


C’était certain. Mais quoi ? Un nouvel Armageddon ? Quand bien même, elle n’aurait pas souhaité s’en soucier qu’elle aurait été mise au pied du mur par les récents événements : elle était Dux Bellorum des enfers, un peu de nerfs, que diable ! Elle allait devoir se sortir de son état de torpeur pour s’en occuper… peut-être mettrait-elle enfin la main sur Gabriel au passage. La seule chose qui la préoccupait depuis le début de la semaine, c’était de localiser l’idiot d’ange avant que le Paradis ne réussisse à le débusquer. Malgré cet objectif clair en vue, n’ayant pas le moindre indice probant sur sa localisation à part les « certitudes » fumeuses de Shax sur le fait qu’il soit planqué dans la librairie d’Aziraphale. Et elle avait décidé de ne pas s’y rendre en personne : vexée qu’il ne soit pas venu trouver refuge auprès d’elle — et dire qu’elle le considérait comme un ami !- s’il avait des problèmes au paradis; elle avait pris le parti d’attendre que ses sbires ne lui ramènent le Céleste porté disparu plutôt que de prendre les devants et de partir à sa recherche elle-même. Bien entendu, ses sbires avaient — comme toujours- été parfaitement incompétents. Il n’était maintenant plus temps d’hésiter : peu importe ce qui arrivait à l’archange, elle se devait d’être aux premières loges pour avoir le fin mot de l’histoire. Après tout, si Shax n’avait pas commis une monumentale erreur et qu' il s’était bien retranché dans la librairie d’Aziraphale, il était grand temps qu’ils aient une discussion. Sur les raisons de la disparition du bel idiot aux yeux violets aussi bien que sur les non-dits sur lesquels il lui semblait qu’ils en étaient restés lors de leurs dernières rencontre dans ce bruyant, mais typique, pub d’Édimbourg.


Elle arriva en grande de pompe, nimbée de flammes noirâtres et de souffre, une fraction de secondes après Furfur qui traînait en remorque une immondice verdâtre de second ordre dont le nom lui échappait. Gabriel n’était nulle part en vue et elle ne pouvait pas sentir la moindre trace de son aura céleste dans toute la boutique d’Aziraphale. Belzébuth sentit la déception la piquer cruellement : elle s’était déplacée pour rien. Cette imbécile arriviste de Shax -non contente d’avoir perdu une centaine de démons dans sa vaine entreprise – avait visiblement fait erreur sur toute la ligne ; si elle en avait l'énergie, à leur retour aux enfers, elle l’écorcherait vive… ou elle laisserait ses mouches la grignoter. Ses gentilles filles avaient, après tout, elles aussi le droit d’assouvir leurs appétits.


En parlant de mouche… en dressant l’oreille, elle pouvait entendre un doux bourdonnement.


« Quelque chose se rapproche »


Crowley – toujours dans les mauvais coups celui-là– confirmait que Gabriel était bien dans la boutique, mais elle ne pouvait pas le percevoir. L'ange déchu pointa un humain au physique indéfinissable derrière Aziraphale ; aucune reconnaissance ne se fit pour elle… pour lui non plus, d’ailleurs : il était visiblement amnésique. C’est quand Crowley sollicita son assistance pour trouver une mouche que la situation dans son ensemble s’éclaira.


Bien sûr. Brave petite chose : jamais, elle n’aurait pensé que son cadeau aurait une importance aussi capitale. Sa fille avait conservé la mémoire de Gabriel en sécurité pendant qu’Aziraphale s’occupait de l’enveloppe corporelle. Ange intelligent : s’il n’avait pas utilisé son cadeau — le seul qu’elle ait jamais fait à quelqu'un – de cette manière rusée, il ne serait rien resté de sa personnalité après que le Paradis ait effacé tous ses souvenirs. Tous leurs moments ensemble auraient été perdus pour lui… La perspective lui nouait désagréablement les entrailles.


Mais ce n’était pas arrivé : il avait été assez malin pour revenir à elle en un seul morceau et, maintenant, ils étaient réunis. Tandis qu’il se tournait vers elle, les yeux de nouveau violets et lumineux, avec le même sourire ému qu’il lui avait adressé quand elle lui avait offert son cadeau au pub, elle savait qu’il n’y avait aucun non-dit entre eux.


C’était une évidence.


Chaque jour un peu plus fort… le véritable amour ? Ça avait fini de se rapprocher.


Belzébuth saisissait les mains de Gabriel et ils se faisaient des déclarations mièvres mais sincères. Plus personne ne les séparerait, ni l’Enfer, ni le Paradis. Elle entendit vaguement en arrière-fond la cohorte d’anges et démons vengeurs qui se disputaient leurs peaux, pour savoir qui aurait l’honneur de les punir. Elle se retint de lever les yeux au ciel, Gabriel aussi était amusé : comme s’ils allaient se laisser traîner par ces idiots devant le trône de Satan ou devant le Haut Conseil Angélique ! Ce n’est que par respect — et flemme à l’idée de combattre, il est vrai – pour la boutique d’Aziraphale, qui avait bien pris soin d’un Gabriel amnésique, qu’elle ne combinait pas ses pouvoirs à ceux de son Archange pour réduire tous les inopportuns en cendres.


Crowley revenait à point nommé pour leur suggérer un nouveau lieu de villégiature : Alpha du Centaure. Ça lui semblait parfait, tant qu’elle et Gabriel pouvaient y rester en paix des siècles durant, la destination importait peu. Gabriel et elle reprirent en chœur leur chanson et s’évanouirent en musique de la planète terre.


Ils traversèrent le cosmos à la vitesse de la lumière, fredonnant toujours. « Every day » en arrivait à la fin de son dernier couplet lorsqu’il se rematérialisèrent à l’intérieur d’un bâtiment d’une planète inconnue de leur nouveau système solaire.


Belzébuth détachait un instant les yeux de son Ange pour les poser sur le décor environnant : eh bien, c’était quelque chose ! Gabriel qui avait également pris la peine de jeter un œil à leur nouveau lieu de résidence, arborait un grand sourire ravi, dégoulinant toujours d’affection. Chez un autre, elle aurait trouvé l’expression mièvre et écœurante, là, elle était conquise. Adorable. Elle-même se sentait comme une imbécile -très- heureuse et savait que ses lèvres s’étiraient de leur propre chef face au curieux tableau les entourant.


Apparemment Aziraphale et Crowley n’étaient pas les seuls à avoir un petit problème de surdosage lorsqu’ils créaient des « miracles conjoints» : ses pouvoirs conciliés à ceux de Gabriel les avaient certainement fait atterrir quelque part sur l’une des planètes de Proxima du Centaure mais l’endroit spécifique où ils se trouvaient — peu importe la planète- était étonnant. C’était une copie parfaite du Résurrectionniste, à quelques détails près : le bar était vide de toute présence humanoïde en dehors de la leur, la voix guillerette de Buddy Holly emplissait déjà de nouveau l’espace, sur le comptoir des pintes de bière, sachets de chips et bols de fruits à coque n’attendaient plus qu’eux. Au fond du pub, obstruant la porte des toilettes, se trouvait une fontaine dans laquelle semblait couler du chocolat chaud. À quelques mètres de leur table habituelle, une nuée de mouches formait un cœur bourdonnant et aérien et trônant au centre de la pièce, sur son piédestal, mais sans la Sainte croix — il ne fallait pas exagérer – la statue dont Gabriel était si fier. Charmant.



-Des mouches apprivoisées ? Merci, sourit-elle en serrant les mains de Gabriel entre les siennes.


-Merci pour la statue, je ne m’attendais pas à la revoir un jour, même si j’ai présentement bien plus agréable à regarder.


Charmeur. Ils avaient du temps à rattraper, mais maintenant, ils avaient une infinité de jours et de victuailles pour le faire. Après des milliers d’années de service — voire de sévices – les voilà enfin en paix avec une éternité d’oisiveté et de gourmandise s’ouvrant à eux. Crowley avait affirmé qu’il n'y avait pas vraiment de planète pour faire la fête sur Alpha du Centaure, Belzébuth savait qu’ils allaient rapidement le contredire. Après tout la gourmandise, la paresse et la luxure sont les trois vertus cardinales de la fête*.


Nul doute qu’ils comptaient bien festoyer.


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« Gourmandise, paresse, luxure : ce sont les trois vertus cardinales, les vertus de la Fête. Le Paradis sur terre. *» Jean Louis Bory.


*Je me souviens que Blue a utilisé cette citation dans son OS sur la gourmandise mais je n’ai pas résisté à la tentation de m’en servir pour conclure ;)


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