Hot Church

Chapitre 8 : Les joies matrimoniales

11403 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 29/06/2024 19:25

Nul rossignol ne s’aventurait dans la rue Clifford Chatterley. En effet, qu’aurait bien pu faire un rossignol dans cette rue où il lui serait bien difficile d’exercer son chant amoureux ? On ne s’aimait pas dans cette rue. On « signait un accord entre deux adultes responsables espérant cocher une par une toutes les cases du formulaire de vie d’une personne ayant atteint un âge certain », mais comme cette dénomination est beaucoup trop longue, on se contenait de parler de « mariage ». La rue Clifford Chatterley abritait un nombre considérable d’âmes malheureuses, ne croyant plus à l’amour : veufs joyeux, veuves heureuses, époux délaissés ou trompés, époux passant leur temps à se déchirer ou à s’éviter, époux frustrés ou fâchés, unions bâties sur des mensonges ou des illusions, partenaires se voilant la face ou portant un masque… Rien qui ne pouvait inspirer le chant des rossignols. Vera, jeune rossignolette ayant peu d’heures de vol à son actif, par manque d’orientation ou d’attention, s’était égarée cette nuit-là dans cette rue qu’elle ne connaissait pas. Elle tournait, virait afin de retrouver son chemin, battant de ses petites ailes malhabiles pour échapper à cette triste atmosphère ; dans un élan désespéré, elle tenta d’avertir ses congénères de sa mésaventure mais aucun son ne parvint à franchir son petit bec tremblant. Affolée, la rossignolette – l’imprudente ! – se risqua à un piqué qui se termina dans le pare-choc d’une Bentley rugissante. L’impact fut si violent que Vera vit défiler son existence d’oiselle et celles de ses aïeuls qui roucoulaient jadis à Berkeley Square. Ses petits yeux se fermèrent, tandis qu’une lumière divine l’enveloppa de ses bras chaleureux.


Aziraphale, sortit de la Bentley, se précipita vers le rossignol et le saisit au creux de ses mains. La poitrine de l’oiseau se soulevait à un rythme irrégulier.


– Capitaine Crowley ! Vous avez tué ce pauvre oiseau !

– C’est qu’un piaf, marmonna le presque-assassin en s’approchant de lui.


Le lieutenant se mit à caresser le rossignol tout en l’encourageant à regagner le monde des oiseaux bien vivants. Vera se trouvait devant une immense grille derrière laquelle elle aperçut des oiseaux de toutes espèces s’ébattre joyeusement dans un décor duveteux. La rossignolette s’approcha d’un pupitre où était perchée une colombe. Celle-ci ouvrit le Livre de la Vie qu’elle tenait entre ses pattes et dans le langage avien, entama le récit de la courte vie de Vera.


– Posez-le sur le capot, grommela Crowley.


Aziraphale s’exécuta et reprit son massage à la lueur du réverbère. Crowley ouvrit la porte côté passager et ramassa la thermos tombée du siège. Il la dévissa, versa un peu de thé dans le bouchon et s’approcha de l’oiselle agonisante. Il lui ouvrit le bec d’un geste délicat et parvint à lui faire avaler quelques gouttes du breuvage. L’opération s’avéra bien vaine et le souffle vital de la petite créature – qui venait de se voir ouvrir les portes du Paradis volatile–, s’amenuisait peu à peu. Aziraphale suspendit son massage et retint ses larmes à grand-peine.


– Peut-être devrions-nous essayer de lui faire du bouche-à-bouche ? proposa-t-il à son coéquipier.

– Un quoi ?! Bien sûr ! Du bouche-à-bouche à un putain de moineau ! Vous vous prenez pour qui ? Une foutue princesse Disney ? Vous n’envisagez tout de même pas…


Crowley se retrouva à court d’ironie lorsqu’il vit son équipier se pencher vers le rossignol pour mener cette délicate entreprise. Le capitaine n’en crut pas ses yeux, ni sa raison, lorsqu’il vit les ailes de l’oiseau se mettre à battre.


– Angelot, reprit-il cette fois-ci d’un ton dépourvu de moquerie, massez-le.


Il se pencha et appuya à son tour sa bouche contre le bec. Les doigts d’Aziraphale l’accompagnaient en effectuant des mouvements circulaires sur la poitrine de l’oiseau. Vera sentit un courant d’air l’emporter loin du Paradis qu’elle venait à peine de découvrir. La grille se referma devant elle ; la colombe lui adressa un petit signe d’aile désolé tandis que la rossignolette se retrouva brutalement confrontée à deux êtres humains, bien vivants, dont l’un d’eux avait ses lèvres collées à son bec. Elle s’ébroua, gifla l’inopportun d’un coup de patte bien placé et s’envola à tire- d’aile en poussant des cris furieux. Elle n’entendit pas le juron poussé par l’indélicat et trouva refuge sur un pommier tout juste planté dans un jardin voisin.


– Rien qu’un merci n’aurait pas été de refus, marmotta Crowley en massant sa joue endolorie.


Aziraphale étouffa un petit rire et se tourna vers lui en le remerciant. Ils échangèrent un regard avant de se détacher l’un de l’autre, gênés : le souvenir de leur rapprochement tout à fait innocent étant encore bien vivace dans leurs esprits.


Ce soir-là, Mrs. Magpie était sortie plus tôt que prévu pour promener son chien, son unique sujet d’affection dans son existence dépourvue de toute fantaisie. En remontant la rue pour retrouver son mari affalé devant la télévision, son regard de myope surprit une bien curieuse scène ou du moins, ce qu’elle interpréta comme telle : Monsieur Aziraphale dans une « position équivoque » avec un drôle de zèbre (ceci étant bien entendu une expression, notre personnage appartenant bel et bien au genre humain). Toute émoustillée par cette découverte, la commère s’empressa de rentrer dans son triste logis pour raconter cette « histoire inconvenante » à son époux. Mr.Magpie, bien peu concerné par la vie intime de leur voisin d’en face, se contenta d’un petit hochement de tête, tout en lui rappelant de payer la facture d’électricité. Mrs. Magpie trouverait en revanche, une oreille attentive chez ses amies du club de crochet – le club rival de celui de tricot animé par Mrs.Paddington et Mrs.Brown –. À la fin de la semaine, une rumeur ferait le tour des clubs auxquels participaient les personnes d’un âge certain et se propagerait jusqu’à la maison de retraite, quelque peu déformée : Monsieur Aziraphale aurait été surpris en « fâcheuse posture » sur le capot d’une Bentley, entre les bras d’un homme qui n’était pas la personne partageant sa déclaration fiscale.


La seule chose de vrai cette nuit-là, mais que Mrs.Magpie ne put entendre, fut que pour la première fois, un rossignol chanta dans la rue Clifford Chatterley.


♠♠♠


Crowley avait descendu le vélo du coffre de sa voiture et laissa Aziraphale prendre les rênes de l’engin. Il le suivit dans un jardinet mélancolique ressemblant à tous les autres l’entourant. Ils traversèrent une allée bordée de haies taillées au millimètre près. Quelques rosiers d’un jaune délavé s’ennuyaient sur une pelouse à la coupe militaire et des chrysanthèmes, d’un jaune chagriné, se languissaient dans des jardinières sur les rebords des fenêtres. Aziraphale grimpa les trois marches gémissantes menant au perron et posa sa bicyclette contre un pilier ceint d’un lierre maussade. Il s’approcha de la porte d’entrée et appuya sur la sonnette d’où s’échappèrent quelques notes rappelant le cri d’un oiseau à l’agonie. Un aboiement recouvrit la musique mécanique. Une porte s’ouvrit, la lumière se fit.


– Bartholonew voyons ! s’exclama une voix grave tandis que deux bras s’emparèrent d’un affreux roquet au pelage immaculé.


Crowley eut un hoquet de surprise : comment ne l’avait-il pas deviné plus tôt ! La personne partageant la vie de Boucle d’or avait bel et bien les yeux clairs, mais était surtout l’heureux propriétaire d’une paire de moustaches vintage, de mocassins en cuir démodés et d’une boutique de carpettes poussiéreuses.


– Oh, fit Brown en détaillant Crowley de la tête aux pieds tout en serrant son cabot éructant contre sa poitrine. J’ignorais que nous avions un invité, Aziraphale.


Le futur presque-marié se contenta d’une vague réponse avant de faire signe d’entrer à son coéquipier. Une forte odeur de désinfectant au citron troubla l’odorat de Crowley ; si bien qu’il n’entendit pas un traître mot de la conversation entre les deux époux, rythmée par les aboiements furieux de Bartholonew. Surmontant son dégoût olfactif, il se retourna vers Aziraphale déposant son manteau et son chapeau sur le porte-manteau. Le souvenir de son corps pressé contre le sien vint de nouveau titiller les sens du capitaine. Brown conduisit Crowley dans une autre pièce. Aziraphale ôta ses souliers, enfila sa paire de pantoufles favorites et s’apprêtait à les suivre, lorsque son regard fut attiré par une enveloppe de couleur crème déposée sur la commode recouverte d’un épais napperon pisseux, coincée entre un pot-pourri et quelques prospectus publicitiaires. Il s’en saisit, lut l’adresse de l’expéditeur et l’ouvrit avec fébrilité.


Si Crowley avait eu l’impression de franchir le fleuve de l’Enfer de la vie conjugale en traversant le jardin du couple Fell-Brown, il se crut cette fois-ci, plongé dans le dernier Cercle des Abysses matrimoniaux quand il pénétra dans la salle à manger. Abandonné par son hôte à moustache, parti enfermer le chien dans la cuisine, Crowley eut tout le loisir d’examiner la pièce s’apparentant davantage à un boudoir tenu par une femme n’étant plus en âge de procréer, qu’au nid d’un jeune couple d’amoureux : des meubles en bois foncé, datant d’une époque où Crowley usait encore ses fonds de culotte sur les bancs de l’école, transpirant de pesanteur, encombraient la salle à manger, offraient que peu d’espace pour se mouvoir ; de lourds rideaux à motifs floraux et autres couvertures toutes aussi fleuries, suintant l’ennui à travers chaque fibre de leur tissu, apportaient une petite touche de fantaisie à ce décor oppressant.


Tout en essayant de s’habituer à l’odeur de javel flottant dans les airs, Crowley contourna la table sur laquelle étaient posés un paquet de farine, un sachet de raisins et une boîte de mort aux rats, et s’approcha d’une bibliothèque massive engorgée de photographies. Il poussa quelques portraits montrant Brown passant de bébé maigrichon à adolescent à duvet, puis à jeune homme pourvu d’une belle moustache, vit quelques photographies d’un couple fort peu heureux, mais point de coéquipier : Aziraphale n’apparaissait nulle part. Sur une seule photographie, il crut apercevoir un bout de son bras se dérobant à l’objectif. Il scruta le sourire d’un Charles Brown plus jeune, vêtu d’un beau costume, tentant de retenir un Aziraphale fuyant. Crowley souleva ses lunettes pour mieux examiner la photographie. S’agissait-il vraiment d’Aziraphale ? Le bras agrippé par Brown semblait aussi fragile que l’aile d’un jeune oiseau…


– Ah ! Vous vous intéressez à mes petites photos de famille ?

Crowley s’empressa de remettre ses lunettes. Brown se plaça à ses côtés et montra la photographie représentant deux couples posant devant un champ de Grandes Ciguës.

– Mon pauvre père, l’informa le marchand de tapis en désignant son sosie doté d’une moustache moins belle que la sienne. Et ce tout aussi pauvre Mr.Paddington. Ils sont morts tous les deux, il y a de cela trois ans…

Voyant l’air inquisiteur de Crowley, Brown se saisit d’un mouchoir décoré de petits Bergers allemands – un présent offert par l’un des membres du Club des Joyeux Pédestres – et s’en tapota le coin de la paupière droite.

– Intoxication alimentaire, lors d’un repas dominical… ma très chère mère et la très aimable Mrs.Paddington leur avaient cuisiné leur fameux ragoût d’agneau aux amandes d’abricot.


Brown se lança alors dans une longue tirade sur ses tribulations familiales et conjugales de ces dernières années : suite à ce décès conjoint, sa mère et sa très chère amie avaient emménagé ensemble dans la maison de feu Mr.Paddington, afin de se consoler de leurs veuvages respectifs. La vieille Mrs.Paddington quant à elle, avait été placée à la maison de retraite. Brown eut une petite toux gênée et déclara qu’elle perdait un peu la raison depuis le décès de son fils unique, en accusant, sa belle-fille – une si respectable femme ! – du meurtre de son mari. Mrs.Brown avait cédé sa maison à son fils afin qu’il puisse y vivre avec Aziraphale, après de trop nombreuses années « d’irrégularité conjugale». Une seule recommandation avait été émise par la redoutable génitrice lors de la remise des clefs : que la décoration reste telle quelle.


– Et qu’aurions-nous à changer ? fit Brown dans un grand sourire. Mère a toujours eu un goût sûr !


Crowley avisa les quelques livres entreposés au fond de la bibliothèque. Ses doigts serpentèrent derrière la statuette d’un ange imbécile aux mains jointes vers le ciel et vinrent se saisir de l’un des ouvrages. La surprise se peignit sur ses traits lorsqu’il découvrit le nom de l’auteur.


– Aziraphale ne vous a rien dit ? reprit le fiancé en tirant sur sa moustache d’un geste empreint de fierté. Je suis écrivain et j’anime des conférences sur l’art scripturaire à Heavell les mardis de chaque mois. Vous tenez en main, mon tout premier roman Le Diable s’habille en kilt. Il a reçu le prix « révélation littéraire galloise de l’année » lors de sa publication et …


Le marchand de tapis et écrivain professionnel se lança dans un résumé passionné et peu passionnant de son premier chef-d’œuvre se déroulant dans les Highlands, un endroit tout à fait effroyable à ce qu’il avait entendu dire, contant les amours d’une ingénue protestante tombant sous la coupe d’un diabolique catholique à la chevelure aussi enflammée que ses vices. La pauvrette, s’empressa de le rassurer Brown, finissait cependant par regagner le chemin de la piété grâce à l’amour éthéré que lui portait son amour de jeunesse : un pasteur au cœur aussi pur que son corps. Crowley reposa le livre, Brown attrapa son deuxième ouvrage qu’il lui planta sous le nez. Démon pour l’échafaud : une aristocrate naïve, Angélique comtesse des Anges, échappe de peu aux envoûtements d’un Révolutionnaire sanguinaire aux discours brûlants, grâce à l’amour de l’innocent poète Lemarron. Le marchand de tapis s’apprêtait à ranger ses deux livres lorsque Crowley découvrit un troisième ouvrage, à la couverture plus qu’explicite, cachée derrière un guide touristique poussiéreux du Pays de Galles et un ouvrage de sexologie, encore sous blister. Le visage de Brown s’empourpra et il confessa qu’il avait écrit ce troisième roman sous pseudonyme afin de préserver la pudeur d’Aziraphale qui n’était pas au courant de cette « outrageante publication ».


Poussé par la curiosité, Crowley feuilleta quelques pages de Zira ou les Vicissitudes de la Vertu  : À travers les moiteurs exhalées par la chaleur du troublant bain, Zira distingua la courtisane alanguie, sa poitrine d’albâtre aux pointes rosacées se soulevant au rythme de sa respiration pantelante. De petites gouttes humides emperlaient sa peau latescente. Elle déplia ses jambes éburnées, trempant ses chers souffrants aux ongles nacrés dans l’eau frémissante. Au creux de sa gorge à peine parée d’un voile impudique, étincelait le collier coruscant offert par l’empereur. Ses lèvres purpurines s’étirèrent en un voluptueux sourire ; sa belle mouvante esquissa un geste tentateur en direction de la vestale dont les trônes de la pudeur se teintèrent d’incarnat. L’innocente tenta de résister à l’ivresse corruptrice mais la lie de l’envie fut la plus forte. Elle s’avança, condamnée à mort s’apprêtant à goûter aux ténèbres de la roche tarpéienne, vers l’objet de son ineffable désir. Corva ouvrit ses orbes mordorés et d’une voix melliflue lui susurra des paroles impies. La misérable Zira leva les yeux vers le ciel et d’une prière à peine murmurée, supplia la pucelle chasseresse de la préserver de la luxure. Sa supplique fut accueillie d’un rire canaille. L’innocente s’évertua, une dernière fois, à détourner son virginal regard de cette femme exhalant le péché, mais ses effarouchements plièrent face à la volonté du vice. Elle franchit le périlleux chemin la conduisant jusqu’à la coulpe. L’inflexible Corva demeura insensible aux larmes impures souillant les miroirs bleutés de l’âme de sa victime. Succombant aux charmes venimeux, l’innocente s’abandonna contre la poitrine de l’hétaïre dont les petits indiscrets forcèrent l’entrée du temple sacré de sa vertu.


– C’est un peu leste, admit Brown, tandis que Crowley replaçait le livre à sa place initiale. La pureté d’Aziraphale en serait blessée ! Il est bon pour des fiancés d’avoir quelques petits secrets, vous ne croyez pas ?


Crowley s’abstint de répliquer qu’il se trompait sur la prétendue candeur de l’homme qu’il s’apprêtait à épouser dans quelques mois. Le capitaine avait encore en mémoire, le gémissement poussé lorsqu’ils avaient pressé la détente du pistolet. Un gémissement qui n’avait rien de bien pudique. Sans compter le semi-aveu de son équipier : la petite incartade confessée avait dû être sacrément divine vu la façon dont il en vénérait le souvenir !


– En ce moment, reprit Brown en repositionnant les cadres dérangés par Crowley, je consacre tout mon temps à la réécriture de Roméo et Juliette, afin d’offrir à cette pièce, une fin beaucoup plus honorable ! Notre petite troupe de théâtre est im-pa-ti-ente de la représenter ! L’an dernier, ma réinterprétation de Hamlet, dans laquelle Hamlet pardonne à son oncle et épouse Ophélie, avait été très bien accueillie !

Il ponctua son discours d’un petit rire modeste :

– Je suis l’artiste de la famille ! Mère est très fier de ma réussite. À une époque, Aziraphale écrivait lui aussi, mais la passion ne fait pas tout, malheureusement ! Et les Muses, ces cruelles divinités, n’ont jamais été bienveillantes avec lui.


Crowley tourna la tête vers la porte où Aziraphale venait d’apparaître. Son coéquipier fixait son futur époux d’un regard oscillant entre rancœur et tristesse. Avait-il entendu la fin de la dissertation de son fiancé sur son manque de « talent pour l’art de la Plume » ? Crowley laissa échapper une série de grognements, interrompant le discours du marchand de tapis. Brown eut un regard outragé et s’apprêtait à reprendre sa discussion sans interlocuteur, lorsqu’il vit Aziraphale. Il changea de sujet, s’approcha de la table afin de ranger les ingrédients qu’il avait achetés pour confectionner ses Welsh cake. Il réprimanda son fiancé qui avait omis de l’informer de la venue de leur hôte à qui, il ne pourrait pas offrir ses douces pâtisseries !


Aziraphale et Crowley prirent place l’un en face de l’autre.

– L’Angelot, murmura Crowley, tandis que Brown sortait les couverts « réservés aux dîners formels » du vaisselier. Est-ce que tout va bien ?

– Tout est parfaitement parfait ! répliqua son équipier dans un grand sourire factice.


Brown déposa les couverts selon un ordre bien établi. Il sortit même une réglette pour vérifier que la distance équilatérale entre le verre, l’assiette et la fourchette était bien respectée, avant de les abandonner afin de surveiller la cuisson de son plat. Un silence mortel s’insinua entre les deux coéquipiers : Aziraphale, les yeux baissés, triturait un coin de la nappe ; Crowley lui, faisait mine de s’intéresser au lustre accroché au-dessus de sa tête.


– Boucle d’Or, à propos de …

Crowley ne put achever sa phrase. Le futur époux revint, tenant un plat fumant dans sa main gauche et une casserole dans la main droite.

– Où sont les chi… toilettes ? demanda Crowley en se levant d’un bond.

– À l’étage, répondit Brown en s’asseyant. C’est indiqué sur la porte. N’oubliez pas de passer un petit coup de pschitt-pschitt après votre passage !


Crowley s’empressa de fuir la salle à manger à l’atmosphère aussi légère que le dôme métallique recouvrant la centrale de Tchernobyl. Aziraphale releva la tête et, prenant une grande inspiration, interrompit un nouveau monologue de son futur époux portant cette fois-ci, sur le retard pris dans la confection des nœuds roses et verts qui orneraient les dossiers des chaises de leurs invités lors de leur mariage.


– Charles, commença Aziraphale, je pense que nous devons avoir une discussion…

– C’est bien ce que je disais ! Au fait, que penses-tu de la proposition de Mère concernant le nouveau plan de table ? Selon elle, il serait plus judicieux de placer Tante Locuste à côté de Tante Agrippine !

Son futur époux sortit l’enveloppe de la poche et son veston et la déposa entre eux. Brown porta ses doigts à sa moustache et en retira quelques poils nerveux. Aziraphale se servit un verre d’eau, but une petite gorgée avant de s’éclaircir la voix :

– Peux-tu m’expliquer ?

– J’ai bien réfléchi à l’autre petite conversation que j’ai pu avoir avec Mère, la semaine dernière. Après tout, n’est-ce pas dans l’ordre des choses ?

– L’ordre des choses ?

Brown empoigna la main de son compagnon de longue date, celle où il avait passé, avec un brin de difficulté il est vrai, l’anneau nuptial qui avait autrefois encerclé l’annulaire de son défunt père.

– La ligne de conduite de tout adulte responsable et raisonnable, reprit Brown en repliant ses doigts autour de la main cherchant à se dérober. Nous avons tous deux un emploi respectable, une charmante maison et nous allons enfin nous marier. Un enfant est la continuité de notre projet de vie ! J’ai d’ailleurs ouvert un compte en banque pour financer ses études supérieures et notre enfant est déjà inscrit dans l’un des meilleurs lycées de Cardiff.

Aziraphale retira sa main de celle de son futur époux. D’un geste mécanique, il gratta la chair à vif autour de l’alliance.

– Nous ne pouvons plus tergiverser ! renchérit Brown dans un petit rire se voulant complice. Nous ne sommes plus de toute première jeunesse !


Il attrapa l’enveloppe et agita la brochure sous le nez de son fiancé. Aziraphale jeta un regard à la photographie montrant des enfants courant devant une vieille bâtisse. Brown se mit à parler avec animation de l’orphelinat de Bons présages, un établissement à la réputation plus que solide, accueillant des enfants issus de lignées contrôlées et offrant des garanties sérieuses sur cette progéniture à adopter . L’établissement, créé en 1976, se vantait d’avoir satisfait les désirs d’enfant de nombre de couples triés sur le volet et choisis avec le plus grand soin. Brown déplia le document et d’une voix extatique, lut les témoignages de la petite Esther qui, à coups de grandes envolées lyriques, bénissait l’orphelinat de lui avoir offert une « bonne famille » ; l’adorable Damien et l’angélique Reagan, eux, vantaient l’instruction offerte par l’établissement, dirigé d’une main de maître par Soeur Theresa. Aziraphale lança un regard aux quelques marmots proposés à l’adoption mais ne ressentit rien pour leurs frimousses de parfaites petites créatures soignées et peignées avec soin.


– Mère attend avec impatience d’être grand-mère, reprit Brown en reposant la brochure. Nous ferons des parents tout à fait dignes pour ces petits êtres ayant besoin d’un foyer stable.


Prétextant avoir entendu du bruit et s’inquiétant de l’absence de Crowley, Aziraphale sortit de table, délaissant son époux et son ragoût, pour gagner l’étage.


♠♠♠


Crowley ne s’était pas éternisé dans les cabinets à la faïence rose et verte ; et comme il ne pouvait pas se miniaturiser pour s’échapper par la lucarne donnant sur le jardin voisin, il avait décidé de flâner dans le couloir afin de perdre son temps. Sa maudite curiosité reprit le dessus et ses flâneries devinrent bientôt explorations. Une odeur de citron artificiel flottait toujours dans les airs, l’empêchant de discerner le parfum trop discret de son équipier. Il ouvrit une première porte et fut accueilli par une armée d’anges, de tailles et faits de matériaux différents, alignés sur une commode. Il s’en approcha et ne put réprimer un frisson angoissé lorsqu’il vit qu’autour du cou de chaque angelot, était accrochée une petite étiquette indiquant une date, toujours la même, mais dont l’année différait. La première année qu’il déchiffra était celle suivant son Annus horribilis, année où il avait abandonné une grande partie de son cœur et une autre partie de son anatomie, tout aussi tendre, au traître gallois.


Crowley s’écarta de la horde angélique et, piétinant la moquette ornée de coquelicots délavés, s’approcha du lit recouvert d’une épaisse couverture en patchwork aux motifs fleuris. Il ressentit une petite pointe de culpabilité, conscient de violer l’intimité du couple, mais l’absence d’Aziraphale dans ce qui aurait dû être son « chez-lui » attisait sa curiosité. Le lit était encadré par deux tables de chevet jumelles mais seule l’une d’elle, celle de gauche, semblait usitée ; la deuxième était vide. Crowley s’assit sur le côté du lit dépourvu d’oreiller et ouvrit le tiroir de la table de chevet. Vide. Il jeta un regard vers la deuxième table de chevet où était posés un magazine consacré au concours canin et un catalogue de tapis. Aziraphale n’existait pas dans cette chambre censée être nuptiale.


Il se leva et sortit de la chambre, sous les yeux accusateurs des anges, comme s’il venait de percer un peu du mystère entourant son coéquipier. Il avait lu et relu le dossier « Morpheus » et s’était piqué d’intérêt pour cette vieille affaire. Son instinct lui soufflait que la piste accidentelle était un leurre et qu’il devait trouver la clef qui lui permettrait de découvrir les premières réponses. Et cette clef se nommait Aziraphale, l’être qui semblait davantage hanter cette maison poussiéreuse plutôt que d’y vivre. Il poussa une deuxième porte et cette fois-ci, se retrouva submergé par une odeur devenue familière, celle mêlant l’Eau de Cologne, un soupçon de vanille et l’odeur des vieux livres. L’odeur d’Aziraphale. Il actionna l’interrupteur et découvrit une bibliothèque où régnait un joyeux désordre : les étagères, pleines à craquer, vomissaient des livres à n’en plus finir, des piles posées de guingois contre chaque mur, s’élevaient telles des montagnes de connaissances offrant d’ineffables délices à quiconque savait les apprivoiser. Crowley s’avança dans la pièce, sa peau fut parcourue de frissons, comme si l’air déposait sur chaque parcelle de son corps, l’empreinte de son équipier. Il sentait sa présence, cette présence qui commençait à faire vibrer dangereusement sa chair, il pouvait respirer son odeur imprégnant l’atmosphère, percevoir sa trace dans chaque livre. Aziraphale était là, bien vivant, caché dans cet antre.


Il s’approcha de l’une des étagères et fit glisser son index sur les livres. Il en palpa le cuir avec douceur, cherchant à retrouver par ce contact, celui expérimenté quelques heures plus tôt, lorsque le corps d’Aziraphale s’était pressé contre le sien. Il ne put réprimer un sourire en découvrant le nom des écrivains possédant les lieux : Baldwin, E.M Forster, Verlaine, Wilde… Il avait beau ne pas être féru de littérature, ces noms lui étaient familiers et prouvaient que Brown jouissait d’une image partielle, idéalisée et fausse de son fiancé. Sa main rencontra la statuette posée au bout de l’étagère. L’objet en marbre représentait un ange, vêtu d’une toge, à la hanche droite ceinte d’une épée enflammée. Crowley fit courir ses doigts sur le bibelot, songeant à la sculpture se trouvant dans son appartement de Mayfair – un ange et un démon se livrant à un brûlant combat –, et qui avait nourri certains de ses songes interdits. Il effleura le visage angélique aux yeux extatiques levés vers le ciel et dont la lèvre supérieure semblait inviter aux baisers plutôt qu’aux prières. Ses doigts se coulèrent le long de la toge et le marbre sembla s’amollir sous ses caresses, se faisant plus chair que pierre. Sa main suivit la courbe du corps du serpent s’enroulant autour de la jambe droite et dénudée de l’ange. La tête de l’animal tentateur se perdait sous les plis du vêtement relevé jusqu’aux cuisses. Cet ange-là, soumis à la tentation, n’avait rien à voir avec les anges gardant la chambre nuptiale. Crowley porta son index gauche à sa lèvre inférieure, y déposa un baiser, avant d’en caresser la lèvre supérieure de l’ange corrompu. .


Il s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’il avisa l’insolite installation : un drap était tendu entre deux fauteuils, formant comme une tente de fortune qu’un enfant aurait pu se construire en guise de nid. Le sentiment d’euphorie fut remplacé par une tristesse poisseuse. Crowley s’approcha du nid et découvrit un amas de coussins, ainsi qu’un plaid en tartan rapiécé, ne laissant guère de doute sur l’identité de son propriétaire. Aziraphale se trouvait là aussi, dans cette cachette mélancolique. Il aperçut une photographie mal dissimulée sous l’un des coussins et l’examina. Il reconnut Ceridwen Fell tenant entre ses bras, un enfant aux boucles angéliques et au visage poupin. La photographie avait été prise sur une plage et, si l’enfant tendait ses bras potelés vers l’objectif ; sa mère elle, fixait l’horizon comme en quête d’un ailleurs inatteignable. La photographie confirma ce qu’il avait déjà compris. Le remords l’emporta sur l’enquête : il s’empressa de remettre ce souvenir précieux à sa place. Il lança un dernier regard à ce cocon protecteur qu’il quitta avec regret.


À peine eut-il fermé la porte qu’il entendit la voix de son partenaire :

– Que faites-vous ?

Il se retourna. Aziraphale, ou plutôt d’un ersatz d’Aziraphale, se dressait face à lui, le visage marmoréen. Crowley le scruta avec attention, cherchant à savoir quel était le véritable Aziraphale : celui englué dans une routine morose et ses principes ou l’être de chair et de sang qui s’empêchait d’exister ?

– Je… Je regardais la porte, fit Crowley en désignant ladite porte par-dessus son épaule. Bois de grand qualité ! Hêtre ou chêne ?


Aziraphale répondit qu’il n’en savait rien, avant de l’informer que le repas était prêt. Crowley jeta un dernier regard vers la pièce dissimulant bien des secrets et le suivit dans l’escalier. Ils regagnèrent la salle à manger en silence et prient place autour de la table où il ne subsistait plus aucune trace de la lettre de la discorde. Brown noua sa serviette parsemée de petites moustaches – autre présent de la part du même membre de son club de randonnée –, et déclara en massant son estomac, qu’il ne connaissait rien de meilleur que le Welsh Cawl, surtout lorsqu’il était préparé, comme le lui avait appris sa chère Mère, avec rigueur. Il souleva le couvercle, un délicat fumet s’éleva dans les airs, faisant saliver Aziraphale. Il se servit cependant de la soupe, renonçant à regret au plat gallois.


– Notre Aziraphale est au régime, apprit Brown à Crowley afin de justifier ce choix culinaire fort peu appétissant. Il tient ab-so-lu-ment à rentrer dans son costume de mariage !


Il pérora sur le choix de leurs tenues nuptiales, choisies avec le concours de son excellente Mère, tout en plongeant la louche dans le plat pour en retirer une quantité raisonnable qu’il déposa dans l’assiette d’un Crowley tordant quelque peu de son appendice nasal.

– Mwynhewch eich bwyd, fit Aziraphale en jetant un regard d’envie à la viande de son coéquipier, alors que lui devait se contenter d’une soupe de poireaux.

Crowley, qui avait déjà entendu Maggie user de cette expression, reprit celle de Nina, croyant répondre de façon polie :

Diolch, dw i’n dy garu di.


Brown en laissa retomber la louche dans le ragoût, projetant des éclats sur la nappe. Aziraphale étouffa un petit rire amusé et voyant l’air peu affable de son fiancé se reprit bien vite, en recommandant à son capitaine d’éviter à l’avenir d’user de cette formulation. Crowley s’excusa, croyant avoir employé un terme tout à fait inapproprié. Aziraphale le rassura d’un sourire, en lui disant qu’il n’avait rien dit de vulgaire, simplement que cette phrase ne devait être employée qu’entre personnes se connaissant bien et non entre collègues de travail.


Le marchand de tapis retrouva son aimable sourire et, comme pour mettre un terme à ce petit malentendu, déboucha la bouteille de vin qu’il avait ramenée de la cuisine, quand Aziraphale était parti à la recherche de Crowley. Il la déboucha en faisant le moins de bruit possible, prit un verre et y versa « juste un doigt ».


– Mère l’a rapporté de France, précisa Brown en rebouchant la bouteille et en la mettant devant lui, afin d’épargner toute tentation avinée à son fiancé. Paris est, selon son juste jugement, une ville agréable, mais il y a trop de Parisiens à son goût !

– Charmant, marmotta Crowley en portant le verre à ses lèvres.

Il dut reconnaître qu’en dépit de ses goûts douteux en matière de décoration, Mrs.Brown avait le palais assuré. Il fit glisser le liquide sur sa langue et reconnut les saveurs d’un Châteauneuf-du-Pape.

– Mère aime voyager, mais uniquement en Europe. Il y a de cela quelques semaines, elle se trouvait à Venise en compagnie de la très chère Mrs.Paddington, mais les Vénitiens étaient trop nombreux selon elle… Au mois de février, elles ont visité Lesbos.

– Et elle a trouvé qu’il y avait trop de lesbiennes ? répliqua Crowley en vidant à regret le fond de son verre.

– Au contraire ! Mère a a-do-ré ! Elle trouve que c’est une île tout à fait dé-li-ci-eu-se !

Il tapota sa moustache avant de reprendre :

– Mrs.Paddington préfère les charmes de notre chère patrie. Et je ne peux que la comprendre ! Elle possède d’ailleurs un charmant petit cottage dans les South Downs qu’elle nous loue chaque année.

Brown adressa un clin d’œil à son fiancé plus intéressé par sa soupe clairette que par son épais verbiage.

– Nous y passons quelques jours à la mi-septembre, en arrière-saison, c’est beaucoup plus économique. Nous y installerons également nos valises lors de notre petite lune de miel.


Le marchand de tapis rougit à ces simples mots, se délectant déjà de la perspective de longues promenades dans les massifs – il avait d’ailleurs investi dans un podomètre pour profiter au mieux de cette expérience post-nuptiale –, respirant le bon air de la campagne anglaise et s’émerveillant des vestiges remontant jusqu’aux origines des premiers fiers britons ayant foulé le sol calcaire. Un vrai petit Paradis pour tout membre du Club des Joyeux Pédestres. Crowley quant à lui, ne pouvait concevoir en quoi, les South Downs constituaient une destination de rêve pour deux êtres ayant décidé d’unir quelques années de leur existence. Il avala un bout de pomme de terre pour masquer un rictus. Dans son esprit, une lune de miel était davantage synonyme de siestes crapuleuses entrecoupées de quelques moments de repos, et le sol des South Downs ne lui semblait guère propice à ces activités conjointes.


Et l’Angelot, que pensait-il de tout cela ? Crowley lança un regard à son lieutenant auscultant le fond de son bol de soupe, et qui ne semblait guère se soucier de sa lune de miel champêtre. S’il avait été pourvu du moindre pouvoir télépathique, Crowley aurait été bien étonné de découvrir que la définition de « lune de miel » de son coéquipier différait grandement de celle de son fiancé, et que dans l’imaginaire de ce dernier, la lune et le miel s’associaient d’une bien drôle de façon, qui aurait à coup sûr déclenché des spasmes à la moustache de Brown si celle-ci avait été animée d’une quelconque forme d’intelligence.



La sonnerie d’un téléphone fixe mit un terme à cette discussion. Brown retira sa serviette, s’excusa et s’empressa d’aller répondre au deuxième appel quotidien de sa chère Mère. Une fois son presque-époux suspendu aux paroles de l’autrice de ces jours, Aziraphale laissa échapper un soupir et reprit une apparence plus humaine. Il se mit à touiller sa soupe en arborant une grimace vinaigrée. Il prit un peu du liquide verdâtre, le renversa dans son bol et répéta son geste.


Au bout de la quatrième fois, Crowley se pencha vers lui :

– Ça m’a l’air tout à fait dégueulasse.

– Ça l’est.

– Un peu de viande, mon agneau ? proposa-t-il à son équipier en poussant son assiette, à peine entamée, vers lui.


Aziraphale hésita. Il leva les yeux vers le plafond comme pour implorer la divinité de la frugalité de le libérer de la tentation mais finit par succomber. Il se saisit de la fourchette de Crowley, y piqua un petit morceau de viande qu’il porta à ses lèvres avides. Il sortit un bout de langue incertaine, lécha l’offrande avant de la déchiqueter à belles dents. Crowley attrapa la bouteille de vin, fit sauter le bouchon et remplit son verre à ras bord. Aziraphale s’empara d’un autre morceau d’agneau, beaucoup plus consistant, et l’enfourna sans plus de façon, sa mastication accompagnant la déglutition de Crowley savourant une longue rasade de son alcool favori. La gourmandise l’emporta sur la bienséance et bientôt, se changea en parfaite gloutonnerie : Aziraphale déchirait l’agneau, en arrachant chaque morceau, la bouche grande ouverte ; Crowley s’enivrait, laissant le liquide rougeoyant lui brûler la langue et pénétrer sa gorge. Leurs bouches s’unirent de concert dans un déferlement de sons gutturaux. Crowley, tout en bénissant la très chère Mrs.Brown pour l’ambroisie, porta le goulot de la bouteille à ses lèvres. Aziraphale, la bouche pleine de ragoût, rendit hommage à sa marâtre. Les deux équipiers éclatèrent de rire et reprirent leurs dégustations respectives.



Une fois leurs libations achevées, ils laissèrent leurs corps repus s’abandonner à la langueur survenant après quelques excès de chère et de boisson. Crowley adopta une posture beaucoup plus confortable et desserra sa cravate, Aziraphale défit les boutons de son veston avant de poser ses mains contre son ventre. Leurs jambes, comme animées d’une volonté propre, s’étirèrent en un geste plein de mollesse et s’entremêlèrent. Aziraphale renversa la tête en arrière, offrant sa bouche encore humide de sauce aux regards indiscrets de son compagnon de tablée.


– Ce n’était vraiment pas raisonnable, bredouilla Aziraphale dans un murmure haletant.

– De toute évidence, répliqua un Crowley pantelant, tentant de retrouver un rythme cardiaque normal. Vraiment, vraiment pas… J’te signale que j’conduis.

– Comme si tu te souciais du code de la route, rétorqua son lieutenant abandonnant pour l’occasion toute formalité.

Il appuya sa tête dodelinante contre son poing resserré et suivit le chemin emprunté par une goutte de vin s’arrachant aux lèvres de Crowley pour venir se nicher au creux de son cou.

– Au fait, merci pour cette petite leçon de tir…

– T’es doué, l’Angelot. Tu devrais pratiquer plus souvent.

– Maintenant que j’ai trouvé le bon partenaire, pourquoi pas…

– Ça s’ra avec plaisir. J’ai tout un tas de coups à t’apprendre.


Aziraphale esquissa un petit rire malicieux qui s’évapora à la vue d’un Brown revenant dans la salle à manger. Le marchand de tapis se figea lorsqu’il aperçut la bouteille vide et la table qui semblait avoir été livrée aux assauts de collégiens affamés. Crowley se leva avec difficulté et tituba jusqu’à son hôte. Il lui tapota l’épaule d’une main tremblante en laissant échapper, dans un souffle aviné :


– Merci de… Merci… Merci de m’avoir permis de goûter à ton agneau… le meilleur des petits agneaux. Il est plein de surprises.


Aziraphale s’empressa de se lever à son tour et se précipita vers son capitaine dont les jambes fléchissantes ne parvenaient plus à soutenir le poids de son corps chargé de vin. Il le rattrapa de justesse, lui évitant une chute sur les mocassins en cuir de son fiancé, et le guida, main enroulée autour de sa taille, jusqu’à la porte d’entrée. Aziraphale demanda, un brin inquiet, s’il devait appeler un taxi pour le ramener chez Nina et Maggie. Crowley pointa un index tremblotant vers son nez et en effleura la pointe d’une tendre pichenette.


– T’en fais pas pour moi, Boucle d’Or. Je sais conduire !

– Oui, mais, tenta de protester un Aziraphale soudainement dégrisé. Ce n’est guère prudent et…

– La prudence n’est pas un mot faisant partie de mon vocabulaire, s’amusa Crowley en se penchant vers lui. C’est quoi déjà le truc que vous dites dans votre langue de barbare pour vous souhaiter une bonne nuit ?

Nos da. Capitaine…

– C’est ça, Nos da… Ah, et le truc que je n’aurais pas dû dire, c’est quoi déjà ?

Il s’inclina vers Aziraphale et, perdu dans les limbes éthyliques lui ôtant toute réflexion à peu près cohérente, il proféra d’un ton trop tendre pour être celui d’un supérieur hiérarchique :

Diolch, dw i’n dy garu di.


Aziraphale en resta bouche bée. Crowley dut faire appel aux dernières bribes de sa raison noyée dans le flot du vin ingurgité pour ne pas déposer ses lèvres contre les siennes. Il se redressa avec vivacité et s’enfuit de sa démarche chancelante.


Une fois la porte refermée, Aziraphale se retourna vers son presque-futur mari qui avait libéré Bartholonew de sa pièce et le berçait avec la mine d’une mère soucieuse venant de récupérer son nourrisson malade à la crèche. Brown déposa un rapide baiser sur le crâne de l’animal jouant à merveille son rôle de canidé délaissé, avant de reporter une seconde d’attention sur son compagnon au regard absent.


– Mon cher Aziraphale Fell, vous devriez goûter à une ondée purificatrice en bonne et due forme : vous empestez.

Comprenant le message, Aziraphale se contenta d’acquiescer et prit les escaliers afin de se diriger vers la salle de bain. Parvenu au milieu des marches, il tourna la tête vers son futur époux soulevant son chien à bout de bras et le comblant de mots doux :

– Oh, je t’aime mon Bartholonew Brown !


Le roquet pencha son museau vers le visage de son maître et le frotta avec affection. Aziraphale effleura son nez, là où il pouvait encore sentir l’empreinte du doigt de Crowley, et fit glisser son propre index jusqu’à sa lèvre supérieure qu’il pressa avec force. Lorsque son équipier alcoolisé avait susurré les quelques mots en gallois, il avait senti poindre cet accent écossais ravivant bien des souvenirs. Il secoua la tête et, échappant à ce déferlement d’images appartenant à un passé qu’il aurait désiré révolu, s’enferma dans la salle de bains.




♠♠♠


Après une longue et bonne douche écossaise, ce fut un Aziraphale vêtu d’un pyjama propre et les bouclettes ordonnées qui gagna la chambre prétendument conjugale. Il était décidé à reprendre leur discussion inachevée et comptait bien, cette fois-ci, avoir le dernier mot. Brown était déjà allongé dans le lit, Bartholonew à ses pieds, son carnet d’écriture à la main. Depuis quelques semaines, le marchand de tapis s’était pris de passion pour le Moyen Âge et désirait à tout prix écrire un roman sur un chevalier à l’armure d’obsidienne séduisant un autre chevalier à l’armure argentée, qui devient Templier, sur les bons conseils d’un prêtre, pour combattre les Infidèles et fuir la tentation. Une histoire résolument tragique, lui avait confié un Brown enthousiaste.


– Ser Corbel, qu’en penses-tu pour le chevalier noir ? Il serait Français, bien entendu : arrogant, dépravé, porté sur la bouteille et empestant le bouc.

– Charlie, commença Aziraphale en s’asseyant à la place qu’il aurait dû occuper dans le lit marital.

– Et Ser Aungel pour le pauvre chevalier… Anglais, de bonne lignée, au cœur pur et paré de toutes les qualités chevaleresques : loyauté, probité, sobriété.

– C’est à propos de cette histoire d’adoption, fit Aziraphale en se tournant vers lui.

– Nous pourrions envisager d’aménager la bibliothèque pour en faire une chambre d’enfant, proposa Brown en reposant son carnet. Il faudrait vendre quelques livres et ne garder que les ouvrages utiles afin de pouvoir les remettre dans la bibliothèque de la salle à manger.

– Vendre mes livres ?! Aménager ma bibliothèque ?! Jamais de la vie !

– Il nous faudra accueillir notre enfant dans les meilleures conditions et nous ne pouvons décemment pas le faire dormir dans la cuisine ou sur le perron ! gloussa Brown dans une piètre tentative humoristique. Cela risque de nous coûter quelque argent, mais nous pourrions vendre la maison du pêcheur pour rentrer dans nos frais. Gabriel pense que nous pourrions en tirer un bon prix.


La stupeur laissa place à la colère mal contenue. Le masque se fissura, dévoilant un visage n’ayant rien d’artificiel. Aziraphale se leva d’un bond et lança un regard enflammé à son presque-mari.


– Jamais je ne vendrai cette maison ! Elle m’appartient !

– Aziraphale, soupira Brown en adoptant le ton d’un parent réprimandant un enfant refusant de manger ses légumes, sois un peu raisonnable. Cette maison est un gouffre financier et ce, depuis des années. Elle n’est pas du tout adaptée, de plus, à une vie de famille.

– C’est tout ce qui me reste de mon enfance ! Je l’ai rénovée, morceau par morceau et toi, toi ! tu voudrais que je m’en débarrasse !?


Brown secoua la tête de droite à gauche et tapota l’espace le séparant d’Aziraphale. Se méprenant sur ce geste et croyant que cet appel affectif lui était destiné, le fiancé sentit sa colère s’apaiser. Il voulut se glisser jusqu’à son futur époux mais celui-ci lui décocha un regard étonné tandis que Bartholonew, plus doué en communication qu’Aziraphale, remonta fièrement sur la couette pour se coucher près de son maître. Il jeta un regard triomphal à son rival avant de se rendormir, dans un soupir de contentement.


– Regarde dans quel état tu te mets pour des broutilles, tutututu, ce n’est guère raisonnable ! déclara Brown en grattant le flanc de son chien. Je sais que tu es à cran à cause de la présence de cet individu de fort mauvaise compagnie, mais tu dois calmer tes pauvres nerfs, Aziraphale.

– Crowley n’est pas si désagréable et il n’a rien à voir avec cette histoire !

– Nous en reparlerons après une bonne nuit de sommeil. À propos, ton inestimable Père vient dîner demain soir.


Aziraphale se pétrifia. Il baissa la tête et se mit à observer le bout de ses pantoufles. Il prit une profonde inspiration et se mit à compter les accords d’un air classique pour apaiser sa colère. Maîtriser sa colère. Il examina ses mains saisies de tremblements. Se composer un masque affable. Comme il savait si bien le faire pour éviter les ennuis. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire de pantin et lorsqu’il releva le menton, Brown fut soulagé de retrouver l’angélique Aziraphale, discret, ne provoquant aucun esclandre et compagnon tout à fait respectable.


– C’est bien mieux ainsi, approuva Brown en ouvrant le tiroir de sa table de chevet.


Il en retira un pilulier qu’il remit à son fiancé. Celui-ci le remercia pour sa sollicitude et prit un cachet qu’il plaça entre ses lèvres, avant de lui remettre le reste. Brown lui dit qu’il ne faisait qu’accomplir son rôle de futur époux en replaçant le pilulier à sa place.


– En attendant le départ de ce Londonien discourtois, tu dois te ménager.

– Il est écossais, corrigea Aziraphale d’un ton rêveur.

– Nous ne voulons pas que tes délicatesses ne reprennent le dessus, pas vrai ?

– Mes délicatesses, répéta l’intéressé. Ah oui, mes « délicatesses ». Une bien jolie métaphore pour qualifier ce que j’ai pu vivre, l’an passé, n’est-ce pas ? Mais c’est vrai, il ne faut pas en parler. Surtout pas.

– Non, fit Brown d’un ton optimiste, après tout, ce n’est qu’une petite rature dans le grand livre de la vie !

– C’est ça, une rature… rien qu’une rature, marmonna Aziraphale en se retournant pour porter la main à sa bouche.


Considérant la discussion comme close, Brown avait repris son carnet et avait entamé la rédaction de son prochain chef-d’œuvre. Aziraphale l’observa à la dérobée. Il le connaissait depuis tant d’années… depuis toujours. Leur couple s’était forgé dans cette routine bien établie et quelques affinités électives pour le calme et les vieilleries. Charles – Charlie – était l’un des points d’ancrage dans la vie réglée d’Aziraphale. Il porta sa main droite à sa lèvre supérieure. À trois reprises, il avait pourtant voulu s’éloigner de ce pilier pour emprunter une toute autre voie, à la poursuite d’une ombre tenant plus de la chimère, mais à chaque fois, on l’avait reconduit sur le droit chemin. Aziraphale retira sa main de sa bouche et se tourna vers son fiancé occupé à rédiger les premières lignes de son tout premier chapitre. Avait-il de l’affection pour lui ? Il avait depuis longtemps fait le deuil d’un amour tel qu’il avait pu le découvrir à travers les romans ou les poèmes, de cet amour unissant deux êtres âmes et corps. Éprouvait-il le moindre sentiment allant au-delà de la simple amitié pour cet homme partageant sa vie depuis plus de vingt ans ? La question ne cessait de le tourmenter depuis cette nuit estivale où son corps s’était offert à un autre. Il l’appréciait, comme on affectionnait de retrouver sa vieille paire de chaussons défraîchis après avoir passé toute une journée à piétiner dans d’inconfortables souliers. L’aimait-il ? Brown barra d’un coup de stylo, un mot qu’il devait sans doute juger trop vulgaire. Assez pour lui proposer un peu de chaleur quand son envie de chair se faisait ressentir ; mais jamais ce corps qu’il connaissait par cœur n’avait réussi à combler la faim de l’autre, de celui exploré lors d’une nuit pluvieuse suivie d’une aube orageuse. Aziraphale serra les poings, réduisant la pilule en poussière. Il serait si simple, par quelques mots, de mettre fin à cette mascarade, avouer qu’il ne voulait pas d’enfants, qu’il ne désirait plus de cette vie commune n’ayant de commune que le nom, et surtout confesser ce délicieux péché lui brûlant les lèvres depuis tant d’années : qu’il avait aimé et qu’il continuait d’aimer un inconnu, un bien doux et douloureux songe, depuis plus de vingt ans.


– Bonne nuit Aziraphale, fit Brown en reposant son carnet à notes.

– Je… Bonne nuit.


Le fiancé fuyard franchit les quelques mètres séparant la chambre qui n’était que conjugale qu’une à deux fois par mois, de son antre. Il en ouvrit la porte et s’y refugia. Il s’adossa contre le mur, fixant du regard sa chère bibliothèque et ses chers livres, ses plus précieux compagnons de vie qui pourtant, n’avaient jamais su apporter de réponses à ses interrogations les plus secrètes. Aziraphale ferma les yeux et se laissa glisser au sol, marionnette privée des fils de sa volonté. Il n’était qu’un lâche. Un couard doté d’un esprit routinier, se vautrant dans un confort auquel il ne parvenait pas à renoncer. Il releva la tête et suivant le rituel établi depuis de nombreux mois, s’apprêta à vivre une nouvelle nuit sans sommeil.


♠♠♠


Défiant toutes les prévisions météorologiques, le brouillard était tombé sur Tadfield, rendant la conduite aussi agréable que la pratique du crawl dans un bassin de barbe à papa. La Bentley, en dépit des protestations bredouillantes de son propriétaire pinté comme un Archange, ralentit l’allure. Au détour d’un croisement, le volant échappa au contrôle de Crowley, l’éloignant de la rue conduisant au café. Il tourna la tête sur le côté, espérant apercevoir un bâtiment familier mais le voile brumeux était si épais, qu’il ne put même pas distinguer la pointe illuminée d’un lampadaire. La Bentley continua son étrange épopée vers une destination connue d’elle seule. L’autoradio s’alluma, gazouilla quelques fréquences inaudibles avant de laisser échapper un nouveau chant :


Hear this voice from deep inside

It's the call of your heart

Close your eyes and you will find

Passage out of the dark

Here I am (Here I am)

Will you send me an angel?

Here I am (Here I am)

In the land of the morning star


Crowley émit un juron et interrompit cette toquade musicale. Il n’était pas d’humeur à supporter les goûts, souvent discutables, de sa fidèle compagne ! Il voulut appuyer sur la pédale de frein, mais mue d’une volonté propre, la Bentley se cabra et refusa d’obéir à l’ordre donné. Le bouton de l’autoradio se tourna. Un pépiement jaillit des haut-parleurs, se changea en un rythme joyeux qui vint emplir l’habitacle du véhicule :


Look into his angel eyes

One look and you're hypnotized

He'll take your heart and you must pay the price

Look into his angel eyes

You'll think you're in paradise

Then one day you'll find out he wears a disguise

Don't look too deep into his angel eyes

Crazy 'bout his angel eyes

Angel eyes

He took my heart and now I pay the price


Cette fois-ci, la mauvaise humeur de Crowley se métamorphosa en une rage sourde : il brandit son poing gauche et l’abattit contre l’autoradio qui se défendit en lui envoyant une décharge électrique du plus bel effet. Son propriétaire émit un couinement douloureux et s’apprêta à arracher l’infernale boîte musicale du tableau de bord, afin de la punir pour son impudence, lorsqu’un nouveau grésillement se fit entendre. Crowley se redressa et vit, incrédule, des dates défiler à toute allure à la place des fréquences radio, indiquant une date dont seule l’année différait. Il secoua la tête, refusant de croire à ce curieux phénomène. L’autoradio émit un roucoulement, arrêta son stupéfiant décompte sur cette certaine nuit. Le conducteur tendit l’oreille : les grésillements se changèrent en sons confus, puis en murmures qu’il parvint peu à peu à comprendre. La rage laissa place à la mélancolie lorsqu’il reconnut les deux voix, l’une à l’accent écossais prononcé, roulant les « r » et l’autre, plus douce, teintée d’un accent gallois rossignolant. Crowley poussa un rugissement, maudissant Dieu, Satan et toutes les divinités des Panthéons existant, mais ses imprécations demeurèrent sans réponse et il ne put que subir cette conversation hors du temps, celle susurrée entre deux baisers échangés par de jeunes amants d’une nuit…


I may be right, I may be wrong

But I'm perfectly willing to swear

That when you turned and smiled at me

A nightingale sang in Berkeley Square



Perdu dans l’océan déferlant des souvenirs, Crowley ne vit pas la silhouette nimbée de lumière se dessiner devant lui… jusqu’à ce qu’il la percute. La lumière aveuglante lui fit cligner des paupières et reprendre pied dans la réalité. La Bentley s’arrêta, l’autoradio s’éteignit sur les notes mourantes de la chanson interdite. Crowley détacha sa ceinture et sortit de l’habitacle avec précipitation, sans se soucier de l’averse drue se déversant sur lui. Il dégaina son téléphone tout en s’approchant du pare-chocs, redoutant d’y découvrir un corps… mais il n’en était rien. Il était seul, éclairé par les phares allumés de sa voiture. Il fit le tour du véhicule, marcha sur quelques mètres afin de vérifier que le corps n’avait pas été projeté plus loin, mais il dut se rendre à l’évidence : il avait sans doute été victime de son imagination trop fertile. Il regagna la Bentley. À cet instant, le brouillard se découvrit tel un rideau de théâtre s’ouvrant sur un nouveau décor : celui d’un petit parking désert près du port de Tadfield. Crowley leva la tête vers la falaise et découvrit une forme humaine qui l’observait du chemin côtier. Il s’élança à sa poursuite, bien décidé à mettre fin à ce qu’il considérait comme une très mauvaise farce !

Le plaisantin lui échappa et l’entraîna jusqu’au sommet de la falaise. Crowley consulta son téléphone et vit avec une certaine angoisse que tout réseau était indisponible. La pluie redoubla de vigueur, accompagnée d’un vent désagréable, faisant mugir les vagues s’écrasant contre les rochers. Un nouveau frisson le saisit lorsqu’il crut percevoir des murmures provenir en contrebas. La raison, cette fois-ci, l’emporta sur la curiosité et il renonça à se pencher du haut de la falaise pour découvrir la clef de ce mystère. La silhouette avait disparu, le laissant seul, dans ce paysage inquiétant. C’est alors qu’il la remarqua, étrange refuge au milieu de la tempête : une maison. Le capitaine alluma la lampe torche de son téléphone et, guidé par sa lueur sommaire, s’avança jusqu’à la petite maison aux murs rouges et aux volets jaunes. Il gravit les trois marches du perron, s’abrita sous l’auvent et se pencha vers l’une des deux fenêtres. La maison semblait vidée de tout occupant. Il tambourina cependant à la porte afin de demander asile pour quelques heures. Aucun son ne lui parvint. Un coup de tonnerre éclata, décuplant son angoissante galopante. Il redoubla de coups, hélant une âme charitable, sans plus de succès. Saisi de terreur, il lâcha son portable, s’agrippa à la poignée qu’il tourna d’une frénésie désespérée. La poignée lâcha et lui resta entre les mains. Crowley poussa un cri rageur et abattit ses poings contre la porte, tandis que l’orage, sale bête ricanante se rapprochait de lui…


– Ouvrez-moi cette fichue porte ! Par pitié !


Comprenant qu’il était seul et que la maison ne lui serait d’aucun secours, il se retourna vers la falaise. La nuit était sombre, dépourvue d’étoiles, ce qui ne fit qu’accentuer sa peur. Ses lèvres se mirent à trembler et, avec l’énergie d’un damné, il lança d’un ton furieux :

– Qu’est-ce que tu me veux, hein ? Je ne crois pas en Toi ! Pas plus que je ne crois au Destin ou aux esprits !

Un éclair aussi immaculé que les ailes d’un ange, enveloppa la falaise d’une lueur spectrale. Crowley eut un mouvement de recul, l’angoisse s’insinua à travers chaque centimètre de son être, grignotant sa raison déjà bien amollie par ses excès éthyliques. Une nouvelle zébrure martyrisa le ciel, provocante et moqueuse. Crowley ferma les yeux pour échapper à cette séance de torture et, afin de contrôler cette peur de l’orage le tiraillant depuis son enfance, il se laissa glisser dans les bras réconfortants d’un souvenir contre lequel il était vain de lutter…

♠♠♠


Son escargot était à la traîne et il s’apprêtait à déclarer forfait lorsqu’une pluie battante les frappa. Ils se levèrent avec précipitation et coururent se réfugier sous un kiosque, moitié frissonnants, moitié riants, tandis que le bruit de l’averse recouvrait les bruits de la fête, les plongeant dans une bulle n’appartenant qu’à eux. Il avait dû déblatérer quelques âneries sur les constellations s’épanouissant dans le ciel estival afin d’amorcer un semblant de discussion, comme s’il craignait que le Gallois ne finisse par se lasser de sa présence, lui préférant l’ambiance festive et ses camarades de promotion ; mais il était resté, l’écoutant avec intérêt disserter sur l’astronomie, cette passion qu’il ne partageait qu’avec lui-même. Tout en continuant d’exposer son amour pour les nébuleuses et autres créations astrales, il tourna la tête vers son compagnon nocturne et parut surpris de le découvrir en chemise, grelottant de froid. Il cessa son monologue et le détailla de la tête aux pieds.


– T’avais pas une veste ? l‘apostropha-t-il d’un ton inquisiteur en arquant un sourcil. Comme tous tes autres copains de promo ?

– Une veste ?

– Ouais, un truc vert pas très joli avec un blason ridicule. Je t’ai vu ce matin avec ! Elle était vraiment hideuse !

– Jelaidonnée… marmotta le Gallois en détournant les yeux.

– Tu quoi ?!

– Je l’ai donnée ! avoua-t-il dans un cri tout en plantant son regard dans le sien. Il y avait ce couple de SDF qui vient souvent dans le parc, le midi. Il pleuvait et il lui avait donné son manteau. Ils refusent la charité. Il avait froid et elle, elle est enceinte ! Je ne pouvais pas les laisser comme ça ! Alors je lui ai donné ma veste et …

Il bredouilla quelques mots indéchiffrables, Crowley le pressa de se répéter.

– J’ai mis de l’argent à leur intention dans une poche, ils auraient refusé sinon !

– Tu as donné une veste bourrée de pognon à un couple de parfaits inconnus ?!


L’oisillon leva ses yeux clairs vers lui, redoutant d’y découvrir de la moquerie, comme celle qu’il avait pu lire dans les regards de ses camarades quand ils avaient eu vent de son acte charitable. Crowley esquissa un sourire pour lui faire comprendre qu’il approuvait son geste. Le tonnerre rugit. Crowley fit un pas de côté pour se rapprocher du Gallois. Celui-ci attrapa sa main tremblante et la serra dans la sienne. Ils échangèrent un nouveau sourire en regardant la pluie tomber. Pour la première fois, lors de cette nuit qui fut celle de nombreuses plusieurs fois, Crowley entendit le chant du rossignol.


Ineffables blablas:


  1. Le titre du chapitre est le titre d'une comédie d'Alfred Hitchcock qui raconte les mésaventures d'un couple dont la vie, parfaitement réglée, est bouleversée lorsqu'ils apprennent que leur mariage n'est pas légal.
  2. Le livre écrit par Brown (enfin, sous pseudonyme !) pastiche le langage précieux.

Les chers souffrants = les pieds ; les trônes de la pudeur = les joues ; les miroirs de l'âme = les yeux. Les "petits indiscrets" sont une invention de ma part...

3. "Juste un doigt" est une référence à une scène célèbre de la comédie des Nuls : La Cité de la peur.

4.Les deux chansons diffusées par la Bentley sont : Send me An Angel du groupe Scorpions et Angeleyes du groupe ABBA.

5.Je vous laisse chercher la traduction des petites phrases en gallois.

6.La petite phrase de Brown "Je t'aime mon Bartholonew Brown" est reprise de la série Broadchurch. C'est une phrase prononcée par Joe Miller et destinée à sa femme Ellie.

7.L'auteur de la présente fanfiction présente ses excuses : à la littérature (pour la plume de Mr.Brown et la sienne), aux collectionneurs d'anges en plastique / marbre et autres matériaux, aux personnes aimant les décors fleuris et les meubles foncés et à la recette du Welsh Cawl de la grand-mère de Michael Sheen (que vous pouvez trouver sur Internet!).




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