Hot Church
Passée la petite quarantaine, les lendemains de cuite relèvent de la pire séance de torture intestinale. Notre héros, fort peu héros en ce moment, se réveilla la bouche pâteuse, le transit défaillant et le front appuyé contre le volant de sa voiture. Par miracle, la Bentley avait réussi à regagner la place qu’elle occupait depuis son arrivée à Tadfield et, fait encore plus miraculeux, avec son propriétaire à son bord. Crowley ouvrit sa vitre et laissa l’air iodé déboucher ses narines encrassées. Le capitaine, bien qu’écossais, n’avait jamais accordé de crédit aux fantômes et autres phénomènes surnaturels ; pourtant, il ne parvenait pas à apporter d’explication rationnelle aux événements vécus la veille. Il avait erré une bonne partie de la nuit sur la falaise, pourchassant une silhouette spectrale, injuriant le maudit menteur voleur de virginité sentimentale et corporelle, et avait fini par se venger de cet amour perdu en gratifiant la terre galloise du contenu de son estomac. Il avait même arrosé les ajoncs de son urine afin de vénérer à sa façon, les dieux celtiques. Il laissa échapper un ricanement diabolique : si un crime avait été commis près de la maison aux volets jaunes, il serait le coupable idéal avec toutes les traces d’ADN qu’il avait laissées traîner !
Crowley s’apprêtait à sortir de la voiture lorsque quelques notes de Velvet Underground – maudit be-bop – résonnèrent dans l’habitacle. Il se saisit de son portable et vit avec stupeur que son journal d’appels était prêt à exploser. Il accepta l’appel en visio et fit face à un visage antéchristique.
– Hey, s’exclama-t-il en essayant de prendre figure humaine. Comment va mon filleul favori !
– Maman ! hurla le presque-adolescent. C’est bon ! Il n’est pas mort, il est juste bourré !
L’individu dépourvu d’hormones bouillonnantes et qui ne connaissait pas encore les délices acnéiques, céda sa place à une femme à figure d’autorité. L’adolescent réajusta son blazer, singeant l’attitude du parfait fils de bonne famille qu’il n’était pas, et s’affala sur un canapé hors de prix. Crowley détailla le salon aseptisé lui rappelant le sien. Mis à part sa serre, tout était parfaitement rangé à Mayfair : chaque dossier était classé, chaque vêtement méticuleusement plié. Il repensa au nid construit par son coéquipier où régnait un joyeux chaos et sentit une petite pointe d’envie l’envahir…
– Tu pourrais me dire pourquoi tu ne réponds pas à mes appels ?! explosa Dowling en moins de temps qu’il n’en faut pour épeler le nom de Satan. Ça fait des jours que je tente de te joindre !
– Il se passe des trucs pas nets ici, grommela Crowley en redressant ses lunettes. Je capte difficilement et…
– L’excuse toute trouvée ! Je veux bien que ce soit le Pays de Galles mais tout de même ! Ils ont le téléphone chez les ploucs depuis au moins une quinzaine d’années, non ?
Crowley laissa échapper quelques grognements, attitude qui accentua la fureur de la furie furieuse lui faisant face.
– Où est Samaël ?! Qu’est-ce qui se passe bon sang ! Quand une équipe est allée sur place, il n’était pas là ! Le MI6 est sur les dents !
– Par Satan, tout ça pour un sale type qui ne sait pas garder ses prunes au frais !
– Sale type qui s’avère être le rejeton du ministre de l’Intérieur ! Warlock, hurla-t-elle à l’intention de son propre rejeton. Bouche-toi les oreilles !
– Il n’a plus six ans…
– Tu n’aurais pas pu te retenir sur ce coup-ci !?
– Quoi?! s’étrangla le capitaine déchu. Ce n’est pas moi qui lui ai sauté dessus à la fête de Noël !
– Si on ne le retrouve pas, tu risques d’avoir de sérieux ennuis !
– Pire que d’être envoyé dans le plus joli trou du cul du Pays de Galles ?
– Crowley, commençait à s’impatienter la commissaire Dowling en se pinçant l’arête du nez. Je pourrais intercéder en ta faveur si tu te montres un peu plus coopératif ! Où est Samaël ?
– Je t’ai transmis les coordonnées ! Ce n’est pas ma faute s’il ne sait pas se servir de ses jolis petits petons ! Harry, est-ce que tu pourrais me rendre un service ?
Elle hésita. Crowley s’empressa d’ajouter :
– Si Samaël me contacte, je te tiendrai au jus.
– Et ?
– Je saurai le convaincre de regagner le giron de papa ministre et de maman ancienne mannequin.
Harriet Dowling parut satisfaite de ce petit arrangement. Crowley lança un regard à son neveu occupé à pianoter sur sa tablette, les jambes passées par-dessus l’accoudoir du canapé. Le gamin redressa le menton et fit un clin d’œil à son parrain afin de lui montrer qu’il écoutait cette conversation entre adultes avec toute l’attention dont était capable son cerveau de petit génie surdoué, suivant un programme scolaire d’un coût exorbitant dans l’une des meilleures écoles londoniennes.
– Tu pourrais me rencarder sur le lieutenant Aziraphale Fell ? demanda Crowley en adoptant un air de parfaite innocence.
– Aziraphale Fell !? répéta une Dowling abasourdie. Ce n’est pas un nom, c’est un pseudonyme !
– C’est ce que je me tue à lui expliquer…
– Un membre de ta nouvelle brigade ?
– Pire, mon nouvel équipier.
– Tu veux quel genre d’informations ?
– Oh, les informations classiques et obtenues de façon totalement légale, répondit Crowley en accentuant les syllabes de ces derniers mots avec emphase.
Dowling promit d’obtenir au plus vite, les informations demandées. Dans son dos, la prunelle de ses yeux adressa un nouveau clin d’œil à Crowley. Ce dernier raccrocha le téléphone avec le sourire empli de fierté d’un parrain ayant réussi l’éducation de son filleul.
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Newton Pulcifer, qui n’avait aucun lien de parenté avec la gravité, savait qu’il deviendrait journaliste depuis le jour où, à l’âge de sept ans, il avait lu sa toute première aventure de Superman. Il s’était persuadé à cette époque que c’était le seul moyen de s’attirer les faveurs de ces étranges créatures nommées « filles ». Les années avaient passé. Les filles étaient devenues des adolescentes puis des femmes. Newton était resté un gringalet. Il était devenu journaliste au Tadfield Echo, portait des lunettes seyant à sa profession, mais force était de constater qu’à vingt-six ans, il n’avait jamais eu l’occasion d’enfiler son slip par-dessus son pantalon et encore moins de le retirer devant l’une de ces créatures qu’il redoutait tant. Son quotidien de reporter / rédacteur en chef / comptable / graphiste / photographe était rythmé par la rédaction d’articles à la gloire de la sommité locale (Gidéon le canard accordéoniste), sur le concours de la meilleure tarte aux abricots (toujours remporté par Mrs Brown) et le traditionnel festival de Tadfield. De temps à autre, une nécrologie, l’inauguration d’un nouveau bâtiment public ou un quelconque larcin, venait briser cette monotonie journalistique.
Newton s’apprêtait à allumer son ordinateur, datant d’une époque où le modem était une avancée technologique majeure, pour entamer la rédaction de son article annuel sur le Tarddell Tadfield Festival qui aurait lieu dans quelques jours, lorsque le carillon de la porte d’entrée de son office tinta, le tirant d’un songe éveillé (un de ceux où Newton Pulcifer revêtait sa cape de super-héros et retirait son slip devant une demoiselle conquise). Il fut déçu de découvrir que son visiteur n’était autre que le lieutenant Fell.
– Aziraphale, le salua le jeune journaliste en balayant quelques dossiers encombrants du revers de la main. Tu as une petite annonce à faire passer ?
– Pas vraiment, répondit l’intéressé en prenant place face à Newton, après avoir essuyé la chaise à l’aide de son mouchoir.
Aziraphale écarta avec répugnance les restes d’un vieux sandwich se décomposant sur le bureau et glissa un bout de papier à son interlocuteur. Newton s’en saisit et déchiffra les quelques lettres écrites d’une graphie alambiquée et appliquée.
– Anthony J. Crowley, lut-il en plissant des paupières, c’est ton nouvel équipier qui porte des pantalons trop serrés ?
– Pas si serrés que ça, rétorqua Aziraphale qui avait appris à apprécier ces excentricités vestimentaires mettant en valeur les parties les plus généreuses de l’anatomie de Crowley. Pourrais-tu te renseigner sur lui ? reprit-il en ramenant ses mains à plat sur ses genoux.
Aziraphale ne voulait plus faire appel aux dons d’Eric pour le piratage informatique et préférait désormais faire les choses à « l’ancienne » afin d’éviter les ennuis en se rendant à nouveau coupable d’une terrible méprise.
– Juste renseigner ou renseigner renseigner ? demanda Newton en s’emparant de son sandwich racorni, vestige d’un lointain repas interrompu, qu’il croqua à belles dents.
Aziraphale vit avec effroi quelques gouttes granuleuses jaillir des lèvres du jeune journaliste pour venir s’étaler sur son haut douteux. Pulcifer, dont le sens de la mode s’était arrêté à sa quinzième année, portait ce jour-là, un tee-shirt maculé de taches et imitant une paire de pectoraux saillants. Le lieutenant se mit à pianoter un air de musique classique afin d’éviter toute remarque impolie.
– Quelle est la différence ? demanda-t-il tout en détournant son regard des faux pectoraux – il n’avait jamais été fasciné par les muscles, les courbes d’une allumette convenant mieux à ses standards physiques.
– Dans le premier cas, fit Newton en retirant un bout de salade à l’aide de son ongle, je te dégote juste quelques informations sur son parcours professionnel et sur sa vie privée. Dans le deuxième cas, je te refile le nom de son styliste.
– Le parcours professionnel suffira et toutes les informations que tu jugeras utiles. Combien désires-tu être rétribué pour ce travail ?
– Tu pourrais faire sauter mon amende pour stationnement interdit ? quémanda un Pulcifer qui accumulait les PV depuis quelques semaines. C’est encore un coup de Furfur, il est sacrément enragé en ce moment !
– On est tout un peu à cran, admit le lieutenant en se relevant. La saison qui approche, le festival…
– Le Londonien qui est une vraie tête de con.
– Il est écossais, corrigea le policier, et il n’est pas si désagréable…
Sa dernière réplique s’accompagna d’une caresse sur sa lèvre supérieure. Newton fut surpris par une telle marque de sensualité. Comme nombre d’habitants de Tadfield, il n’avait jamais associé celui qu’il considérait comme leur « ange gardien » à la luxure. Aziraphale, l’incarnation de la vertu et de l’innocence, n’avait jamais suscité le moindre désir, à sa connaissance, chez qui que ce soit. Il se murmurait même, notamment dans les couloirs de la maison de retraite de Tadfield – ragots orchestrés d’une main experte par la vieille Mrs Paddington – que le couple qu’il formait avec son marchand de tapis n’était que chasteté et tempérance. Newton redressa ses lunettes embuées de crasse et laissa son regard de myope effleurer la silhouette bonhomme du lieutenant Fell. Quelque chose avait changé en lui. Newton, ce matin-là, le trouva beaucoup moins éthéré, plus vivant, comme si son halo s’était terni… Aziraphale le gratifia d’un sourire et après l’avoir remercié, quitta le bureau d’un pas que le journaliste jugea un peu trop pressé pour être honnête.
Pulcifer alluma son téléphone, se connecta à son réseau social favori et en à peine deux cent quatre-vingts caractères, demanda quelques tuyaux concernant son nouveau sujet d’enquête à des collègues londoniens. Les réponses ne tardèrent pas à fuser et le journaliste se retrouva noyé sous un flot d’articles. Newton, qui n’était pas Einstein, fit enfin le lien entre le nouveau capitaine de la police de Tadfield et le Crowley ayant fait la une de la presse quelques mois plus tôt après le fiasco du couvent. Newton mit de côté son article sur le festival, le même depuis des années – il se contenait juste de changer la date et quelques noms –, et se plongea dans les différents liens envoyés par ses confrères. Il se prit de passion pour ce gigantesque scandale qui s’était conclu par l’incendie d’un couvent, la disparition – les corps calcinés n’ayant jamais été retrouvés – de treize sœurs satanistes et la suspension d’un policier qui était passé en quelques semaines de petit génie à déchu lamentable : Anthony J. Crowley. Après avoir épuisé les articles issus des journaux les plus sérieux, Newton se perdit dans d’obscurs sites complotistes affirmant que l’Ambassade américaine avait été mêlée à ce scandale, ainsi que le fils du ministre de l’Intérieur. Quelques commentateurs défendaient corps, bec et âme, le capitaine injustement accusé, tandis que d’autres, au contraire, prétendaient qu’il était à la tête d’un réseau infernal. Un message renvoyant à une chaîne YouTube piqua l’intérêt de notre graine de détective. Il découvrit les vidéos d’une jeune demoiselle, détentrice d’une jolie paire de lunettes et d’un agréable sourire, qui se présentait comme une « influsorcière, spécialiste du True Crime et de l’occulte ». Elle avait consacré toute une série de vidéos à l’Affaire des Nonnes Satanistes, dont deux de plus de soixante-six minutes à la seule personne du capitaine Crowley. Newton Pulcifer cliqua sur la première vidéo…
Au bout d’une heure de visionnage, Newton Pulcifer était convaincu que le monstre du Loch Ness était une arme bactériologique jalousement gardée par les Écossais bien décidés à reprendre leur indépendance par leur force, que Jack l’Éventreur était en réalité la reine Victoria (une vampire ayant transmis son gène buveur de sang à ses descendants), qu’un ange tenait une librairie à Soho, ange qui avait sauvé le monde de l’Apocalypse en 1990, avec le concours d’un démon conduisant un chariot infernal, et qu’Anthony J.Crowley était de toute évidence le « pire flic du Royaume-Uni ». Le journaliste envoya un message enthousiaste à la vidéaste et lui confia quelques informations sur Crowley dont elle recherchait la trace depuis sa suspension, tout en n’oubliant pas de la féliciter pour son remarquable travail sur la Zone 51 qu’elle avait localisé dans la région du Sussex. Newton Pulcifer faillit en perdre sa virginité lorsqu’il reçut quelques minutes plus tard, une réponse d’Anathème Bidule.
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Ce fut un Anthony J. Crowley encore un peu trébuchant qui entra dans le café, tandis qu’un Aziraphale un brin hésitant pénétrait dans le local abritant la rédaction du Tadfield Echo. Crowley s’arrêta sur le seuil du lieu devenu familier et fut étonné de découvrir qu’il s’y sentait à présent comme chez lui. Il traversa la salle déserte, à l’exception de Mary qui lui demanda s’il n’avait pas vu Godot, et rejoignit son tabouret attitré.
– Dure soirée ? demanda Nina tout en lui préparant ses six shots d’expresso.
Crowley massa son front endolori et laissa échapper quelques grognements qui ne purent qu’attendrir les instincts maternels de la chère Maggie. Elle se précipita dans la cuisine afin de lui préparer son cocktail « anti gueule de bois ».
– Tu as trop forcé sur la bouteille ? ricana Nina en déposant le grand mug devant son client marmottant.
– J’ai été muté au fin fond du Pays de Galles et j’ai été convié à un dîner chez Fell & Brown ! cracha Crowley avec amertume avant de s’octroyer une bonne rasade de caféine.
À présent parfaitement dégrisé, les souvenirs de cette effroyable soirée lui revinrent en mémoire : l’odeur infecte du désinfectant, les sourires mielleux et la prose lamentable du marchand de carpette et surtout, cette impression de malaise ambiant. Il s’empressa de vider son mug d’un trait avant de le repousser vers Nina, réclamant une nouvelle dose de caféine. La vision, insupportable, d’un angelot se livrant à des activités génésiques avec son presque-époux empestant la naphtaline, sous les yeux d’une armada de bibelots angéliques, venait de lui traverser l’esprit. Il vida de nouveau son mug, laissant le liquide ambré noyer ce flot d’images inconvenantes.
– Ouille, murmura une Nina compatissante. Je comprends mieux la gueule de bois…
Crowley reposa le mug avec violence sur le comptoir et se lança dans une diatribe contre ce foutu Pays de Galles, ce pays de barbares aux mots trop longs, qui ne lui apportait que des ennuis et dont l’un de ses plus terribles représentants, plus de vingt ans plus tôt, avait même réussi à lui briser le cœur en même temps que le c…
– Stop ! s’écria Nina qui n’était guère d’humeur à s’entendre qualifier de personne dépourvue d’âme au regard de ses fières origines galloises. Je crois que j’ai compris !
La pauvre Mary quant à elle, l’une des rares personnes assistant aux sermons du pasteur, se signa avec rapidité et entama une série de prières destinées à la purifier des propos entendus.
– Non, marmonna Crowley en resserrant ses mains autour de son mug. Personne n’a jamais compris… il m’a tout pris, ce bâtard de Gallois ! Je lui ai tout laissé ! Tout, Nina ! Et là, t’as les deux autres, les deux vieux ringards qui m’offrent leur petite mélodie du bonheur dans leur maison qui pue et leur déco fleurie, dégoulinants de leur foutu bonheur conjugal ! Moi aussi… il se tut, n’osant finir sa phrase.
– Qui ça ? Zira et Brown ? laissa échapper Nina d’un ton sceptique – elle n’avait jamais considéré « l’heureux » couple comme un modèle de joie matrimoniale. Je ne suis pas sûre de tout capter… est-ce qu’il t’a offert ses Welsh cakes ?
– Pas eu envie de dessert, répondit Crowley. J’ai en revanche goûté à son agneau et j’aimerais bien en reprendre un morceau…
Nina se pencha vers lui et pointa un index maternel, geste qu’elle employait avec sa fille, vers le visage du policier décuvant.
– Ne mange jamais ses Welsh cakes devant lui, jamais. Il prendrait ça pour une déclaration de guerre. Tu les jettes ou tu les donnes à bouffer à ton serpent, mais jamais tu les manges, capiche ?
Crowley opina mollement du chef.
– S’il le pouvait, reprit Nina, Brown pisserait sur Aziraphale pour marquer son territoire, comme son foutu clébard le fait avec mes tabourets.
– Et le Serpent tenta Eve en lui présentant le fruit défendu.
Crowley et Nina pivotèrent vers Mary. La jeune femme était parvenue, en dépit de son ventre proéminent, à s’agenouiller sur le carrelage et les bras levés en direction du plafond fendillé, récitait le dernier sermon du pasteur – un modèle de sermon, quoiqu’un peu confus – qu’elle avait retenu à la perfection. La vertueuse joignit ses mains et reprit la litanie décousue :
– Et l’innocence croqua le fruit, se laissant corrompre par le Mal, se gorgeant de sa chair concupiscente, livrant son âme aux infamies de la Luxure et ses pensées aux affres de la Lubricité. La Pureté se fit souillure et refusant d’écouter la Sainte Voix, se détourna du chemin de la Vertu pour emprunter celui de la déliquescente Déchéance.
Le capitaine de police se retourna vers sa propriétaire. Celle-ci lui fit comprendre d’un petit geste que Mary avait parfois des élans mystiques. Maggie revint à cet instant et entendant la jeune femme psalmodier à présent en grec et en latin, lui apprit que Mary souffrait de crises religieuses régulières depuis qu’elle avait rencontré le Christ dans la grotte se trouvant non loin de la Crique aux Anges à la sinistre réputation.
– Le Christ ?! faillit s’étouffer Crowley en se retournant de nouveau vers Mary qui avait entamé un chant grégorien en gallois.
– Plutôt sexy d’ailleurs son Christ, déclara Nina qui s’était régalée de cette histoire quelques années plus tôt. Il paraît qu’il lui est apparu dans le plus simple appareil, tout pâle et avec de grands cheveux noirs… un vrai rêve…
– Oh, Eve ! reprit cette fois-ci Mary en pleurant. Qu’as-tu fait de ton innocence abandonnée aux griffes du terrible serpent aux yeux dorés ? Le démon ne peut être que séduisant, surtout si ses yeux sont remplis d’étoiles !
– Elle prétend depuis recevoir de temps en temps des messages de la part de ce Christ, conclut Nina avant de quitter le comptoir pour venir en aide à leur Sainte Vierge.
Elle s’approcha de Mary à pas mesurés et s’accroupit à ses côtés. Elle lui glissa quelques mots à l’oreille que Crowley ne put entendre mais qui n’eurent pas l’effet escompté, car des larmes vinrent bientôt couler sur les joues devenues blêmes de la jeune femme. Crowley qui n’avait jamais compris la religion pas davantage que les superstitions, s’en retourna au breuvage préparé en toute amitié par Maggie. Il approcha le verre de son visage et le renifla avec précaution. L’odeur nauséabonde lui souleva l’estomac et il préféra s’en priver afin d’éviter une nouvelle nausée. Maggie tenta de le convaincre de le boire en adoptant les tons doucereux d’une mère voulant faire goûter son nouveau plat de restes à son enfant. Crowley céda et avala une petite gorgée de l’étrange mixture dont il ne voulut pas connaître la composition, en dépit des insistances de Maggie.
– Le secret, lui apprit-elle néanmoins, est dans le jus.
Pepper fit son apparition dans le café, le sac traînant et la mine déconfite. Elle s’assit près de Crowley et posa un cahier couvert de gribouillis devant elle. Maggie lui glissa une tasse de chocolat chaud et quelques tartines beurrées avec amour.
– Allez ma puce, l’encouragea-t-elle avec affection. Révise-moi cette vilaine leçon !
– Je hais les sciences, laissa échapper la condamnée à la scolarité avant de relire son polycopié de l’enfer.
Le carillon retentit. Crowley consulta sa montre et voyant que c’était l’heure à laquelle Brown débarquait, respira un bon coup, redoutant une confrontation avec le marchand de tapis. La porte s’ouvrit. Son cœur fit quelques cabrioles lorsqu’au lieu de la moustache tant redoutée, il aperçut un amas de bouclettes blondes.
– Aziraphale ! s’écria une Nina visiblement soulagée par cette arrivée.
Le lieutenant s’avança jusqu’à Mary et s’agenouilla près d’elle. Crowley se désintéressa du babillage de Pepper et observa son coéquipier tentant de calmer la jeune mystique. Mary leva les yeux vers Aziraphale et, d’une voix tremblante, prononça quelques mots en gallois que le capitaine ne parvint pas à déchiffrer. Il vit une ride soucieuse creuser, fugace, le front de son partenaire. Aziraphale se saisit des mains de la jeune femme. Crowley n’entendit rien de leur échange mais vit avec stupeur un changement s’opérer chez la jeune femme : son air exalté disparut, redevenant celui affectueux auquel il était davantage habitué. Aziraphale serra les doigts de Mary et d’une voix douce, que Crowley ne lui soupçonnait pas, parvint à calmer ses sanglots hystériques.
Une pensée, que le pasteur aurait sans doute jugée impure, traversa à nouveau l’esprit du capitaine. Il se figura cette voix lui susurrant des mots qui n’avaient rien de bien professionnel, au creux de l’oreille. Une petite toux agacée le tira de ce bien curieux fantasme :
– Pourquoi que tu regardes oncle Zira comme ça ?
Il se tourna et surprit le regard mi-accusateur, mi-goguenard de la délinquante en culotte courte qui avait abandonné sa leçon de sciences pour se mêler, activité beaucoup plus passionnante, de la vie des adultes.
– Je … je ne regarde pas ! se défendit un Crowley qui trouvait son plaidoyer fort mauvais. Je… et puis de quoi tu te mêles d’abord ?
La fillette étouffa un rire amusé. Crowley marmonna qu’elle n’était qu’une satanée fouineuse et une sacrée casse-pieds, comme son parrain aux cheveux trop blonds et aux yeux clairs. Parrain angélique qui aidait à présent la femme enceinte à se relever. Un foutu angelot, songea Crowley, de la pointe de ses bouclettes jusqu’au bout de ses orteils, qu’il devait avoir charmants. Il but une nouvelle gorgée de la mixture infâme. Pas étonnant qu’il soit si apprécié dans sa fichue ville : les habitants de Tadfield avaient la chance d’avoir un véritable ange gardien, sans la foutue toge et la maudite auréole, rien que pour eux ! Aziraphale rassura une nouvelle fois Mary qui avait regagné son sourire, et la conduisit jusqu’à une table isolée. Maggie s’empressa de lui préparer un bon chocolat chaud agrémenté d’une fine couche de chantilly, qu’elle alla lui porter. En passant près d’Aziraphale, elle l’informa qu’elle avait reçu un nouveau vinyle qui allait sûrement lui plaire. Le lieutenant promit de passer à la boutique dès que possible. Il tourna la tête et aperçut Crowley. Leurs regards se croisèrent aussi vite qu’ils se détachèrent l’un de l’autre. Au lieu de rejoindre le comptoir, Aziraphale s’assit non loin de la table de Mary afin de garder un œil sur la jeune femme.
– Ça fait un bail, fit Nina en s’asseyant face à lui.
Aziraphale qui avait vue sur le dos de Crowley à présent occupé à feuilleter le cahier de Pepper, se contenta de lui fournir de vagues excuses, prétextant de nombreuses besognes à accomplir. Son amie d’enfance ne parut pas convaincue par sa défense mais s’abstint de tout commentaire.
– Aziraphale, s’enquit Maggie, Charlie n’est pas avec toi ?
– Il est parti à Heavell pour rencontrer son fourreur. Il ne rentrera pas avant ce soir.
Crowley fit mine de se concentrer sur les schémas mal recopiés par Pepper afin de se détourner de cette conversation : il n’avait nulle envie d’en apprendre davantage sur les tribulations du marchand de carpettes !
– J’y comprends rien à ce foutu système solaire, buffa une Pepper au bord de l’agonie. Qu’est-ce que c’est nul !
– C’est pourtant la chose la plus passionnante au monde, répliqua Crowley d’un ton suffisant.
– Bah vas-y, explique-moi, gros malin !
Crowley attrapa la corbeille à fruits, se saisit de pommes, de poires et de quelques oranges qu’il disposa sur le comptoir. Il écarta le verre et le mug et à l’aide des fruits, reproduisit le système solaire, attribuant à chaque fruit, un astre. Une fois son schéma fruitier mis en place, il se lança dans une série d’explications enflammées sur les planètes composant notre univers. Le regard de la presque-adolescente se fit d’abord ébahi puis captivé. Pepper se rapprocha de Crowley et suivit cette leçon avec application. Elle ne trouvait plus la « science » aussi barbante et s’abreuvait des connaissances de l’Écornifleur. Elle osa même lui poser quelques questions auxquelles il répondit bien volontiers.
– Dis, Crow’, fit la fillette en levant ses yeux malicieux vers le capitaine de police. Tu préfères quoi dans l’univers ?
Crowley ne prit guère ombrage de voir son prénom raccourci en un surnom ridicule. Il se saisit du cahier de Pepper et esquissa, bien maladroitement, le dessin d’une étoile accompagnée de quelques mots.
– L’Alpha du Centaure, répondit-il en touchant le nom inscrit sur le papier d’un tendre effleurement. Deux étoiles qui ne semblent en former qu’une à l’œil nu. La première est la plus lumineuse, la deuxième est plus sombre… Il resserra ses doigts autour du dessin malhabile. Mais l’une ne peut exister sans l’autre.
Le trio un peu à l’écart assistait à cette leçon improvisée. Aziraphale n’avait pas encore touché à son thé à la bergamote apporté par Maggie, emporté par le cours donné par Crowley. Il n’aurait jamais cru le voir aussi passionné par le système solaire ! S’il avait eu la chance d’avoir un professeur aussi exalté que son équipier, nul doute qu’il serait devenu astrophysicien ou astronaute, lui qui avait toujours eu des notes polaires dans les matières scientifiques. Il vit Pepper esquisser son plus beau sourire et sut à cet instant que son partenaire avait conquis sa redoutable filleule. Il n’éprouva aucune once de jalousie, un peu surpris toutefois de constater que Crowley s’acclimatait peu à peu à Tadfield. Pepper n’était pas la seule à avoir succombé à son charme : il savait de source sûre – Nina en l’occurrence – que chez les Young Père et Fils, Anthony J. Crowley était l’objet d’une admiration sans commune mesure ; quant à Goliath, il était devenu son allié. Maggie n’était pas en reste et en dépit de ses protestations, Nina l’appréciait à sa façon, brut de décoffrage.
– Il a des dons cachés ton Londonien, murmura Nina d’un ton amusé.
– Il est écossais !
– Écossais, hein ? reprit Nina en lui donnant un petit coup de coude complice. Tu as toujours eu un faible pour les gars en kilt. Tu crois qu’il en porte ? ajouta-t-elle en désignant d’un petit signe de tête, Crowley qui s’était lancé dans une explication détaillée sur les éclipses lunaires.
Aziraphale recracha la petite gorgée de thé qu’il venait d’avaler. Il jeta un regard à son équipier et l’image d’un Crowley vêtu d’un kilt noir – il ne parvenait pas à le dissocier de cette couleur désormais – apparut devant ses yeux. Un coup de vent coquin vint miraculeusement soulever les pans de la tenue traditionnelle, lui dévoilant des jambes fines et qu’il imaginait couvertes d’éphélides qu’il prendrait grand plaisir à relier afin de former des constellations…
– Non ! cria un lieutenant Fell frappé d’un brusque coup de soleil en cette matinée dépourvue de lumiosité. Non ! Je n’ai pas ! Je n’ai pas ! Je n’ai jamais dit que ! Saperlipopette !
– Aziraphale, s’enquit une Maggie inquiète par ce changement de teint, tout va bien ?
– T’inquiète pas mon chou, la rassura sa compagne en ébouriffant les cheveux de son compère, Zira vient juste de repenser à son tout premier vrai amour ! Son mystérieux Écossais.
– Ah ? s’étonna Maggie. J’ai toujours cru que Charlie était originaire de Tadfield.
– Nina… murmura un Aziraphale étreint par la honte en faisant mine de vouloir disparaître sous la table. Évitons le sujet…
– Notre Zira est un sacré petit cachottier ! Promis, je ne lui ai rien dit pour le rouquin qui t’a embrassé lors de notre voyage scolaire à Londres. C’était son premier flirt, renseigna-t-elle Maggie. Un Londonien très chouette ! Moi, j’étais bourrée et Zira lui, avait fourré pour la première fois sa langue dans une bouche qui n’était pas la sienne !
– Nina… réitéra un Aziraphale de plus en plus rouge et n’arrivant plus à endiguer ce déluge d’indiscrétions.
– Mais ce rouquin n’a pas compté ! L’autre, par contre, l’Écossais aux cheveux noirs… tu l’avais dans la peau !
Maggie s’apprêtait à éclater de rire lorsqu’elle vit une métamorphose s’opérer en Aziraphale. La gêne avait laissé place à la mélancolie. Elle tendit la main vers sa compagne pour la faire taire mais Nina, perdue dans les souvenirs des rares confidences d’Aziraphale à ce sujet, ne vit pas le petit geste esquissé par la disquaire.
– Il y a prescription, va ! fit-elle dans un grand éclat de rire. Et puis, tu m’as toujours affirmé que ce n’était qu’un baiser. Rien qu’un baiser, n’est-ce pas ? Ou dois-je enlever l’article indéfini pour avoir la vérité ?
Nina se tourna vers Aziraphale pour lui faire partager son hilarité lorsqu’elle le vit tourner avec force sa maudite alliance. Le métal frottait contre sa peau, la rendant encore plus à vif. Il cessa son manège avant d’enfoncer l’alliance dans sa chair, se punissait par ce geste d’un passé dont il ne parvenait pas à se libérer. Nina et Maggie échangèrent un regard apeuré. L’amie d’enfance posa sa main sur celle de son ami et l’étreignit avec force, afin de suspendre cette mauvaise habitude qu’il avait prise depuis que Brown lui avait passé la bague au doigt. Nina n’avait jamais compris le choix de son meilleur ami mais avait dû s’y résoudre pour ne pas le perdre et briser une amitié datant d’un échange de crottes de nez au jardin d’enfants. Avec douceur, elle retira les doigts s’acharnant autour de l’alliance et frotta la peau meurtrie.
– Aziraphale, chuchota-t-elle d’un ton contrit, je suis désolée. Je n’aurais pas dû…
– Il est revenu, avoua Aziraphale en fixant la table d’un air coupable. Son souvenir, je veux dire.
Il s’interrompit, n’osant aller plus loin et confesser l’odieux crime chimérique dont il se rendait coupable depuis des mois, et qui l’avait conduit à se priver volontairement de mélatonine pour ne plus s’enfermer dans des rêves plus supportables que la réalité. Songes dans lesquels, il n’était plus « l’ange gardien » de Tadfield mais un Aziraphale libéré de toutes ces contraintes et savourant chaque instant d’une existence illusoire avec son amant d’une nuit, le seul être lui permettant d’accéder à ces désirs qu’il emprisonnait depuis tant d’années…
L’arrivée d’un K-way vert accompagné de l’être qui le portait, suspendit sa confession, l’empêchant de se libérer de ce poids empoisonnant son existence. Ennon retira sa capuche, laissant ses longs cheveux se répandre le long de ses épaules, d’un geste qu’il espérait empreint d’érotisme, mais qui, selon Crowley, était surtout des plus ridicules.
– Monsieur Aziraphale ! cria le jeune livreur de journaux d’un ton perçant avant de s’élancer vers le lieutenant qui se leva pour l’accueillir.
– C’est lieutenant Fell, morveux, le héla Crowley en interrompant sa leçon sur la vie et la mort d’une étoile.
Pepper le gratifia d’un regard inquisiteur. Crowley, tourné vers Ennon, semblait sur le point de lui faire avaler son imperméable, fermeture éclair comprise, morceau par morceau. Crowley déclarant que la leçon était finie, sauta de son tabouret, manquant de trébucher dans sa précipitation, et se dirigea vers la tablée d’une démarche chaloupée qu’il estimait séductrice et qu’Ennon lui, jugea tout à fait ringarde. Il s’accouda à l’opposé de l’étudiant, la croupe relevée et le sourire carnassier.
– Un problème, le mioche ?
– Que t’arrive-t-il Ennon ? demanda Aziraphale avec sollicitude, sans oser regarder son coéquipier se livrant à cette curieuse parade.
Ennon émit un sifflement menaçant en direction de Crowley avant de répondre d’un ton haché :
– Pa’ a encore perdu son troupeau ! Ses chèvres, toutes mortes ! Le vétérinaire est sur place. Tu dois être là toi aussi, c’est Pa’ qui l’a dit.
– C’est entendu, fit Aziraphale en réajustant son nœud papillon.
– Je viens aussi ! décréta Crowley.
Ennon et lui se faisaient à présent face, tels deux serpents à sornettes se déchiquetant à coups de crachats venimeux. Le fils du fermier Uz laissa échapper un reniflement méprisant :
– C’est inutile, Monsieur Aziraphale suffit et je crois que vous rendre dans une ferme, c’est pas trop votre genre…
– Que sais-tu de mon genre, gamin ? Et puis, il semblerait que ce n’est pas la première fois que ton père perd son troupeau et ça, c’est suspect.
Aziraphale confirma d’un petit signe de tête, ne comprenant pas le duel se déroulant juste devant ses yeux. Ennon protesta mais finit par céder lorsque son cher lieutenant Fell en personne déclara que la présence de Crowley leur permettrait sans doute d’avoir un regard neuf sur cette étrange épidémie frappant depuis quelques mois, les troupeaux de la famille Uz. Le trio quitta le café.
Mary exécuta un signe de croix et proféra d’un ton solennel :
– Et l’Innocence à présent souillée quitta le Jardin, le corps enlacé par le Serpent, sa chair devenue impure marquée de son empreinte corruptrice.
♠♠♠
Alors qu’ils se dirigeaient vers la Bentley, Aziraphale glissa à son partenaire :
– Pourquoi venez-vous ? Je peux très bien me débrouiller seul, vous savez…
– J’ai toujours eu un faible pour les animaux mignons, répondit Crowley tout en observant Ennon Uz attachant son vélo au réverbère. Les pandas, les fennecs, les anges avec leurs petites ailes blanches et leurs joues dodues, les mioches, les chèvres, les oisillons perdus…
Crowley sentit le corps de son équipier se raidir, comme frappé par la foudre. Sous la lumière voilée de cette matinée pluvieuse, Aziraphale ressemblait à un oiseau tentant de se libérer du fil le retenant à sa cage. Crowley eut un frisson : lui qui avait toujours eu la bougeotte, redoutait de finir comme Fell, emprisonné dans cette petite ville galloise où les apparences semblaient trompeuses. Idyllique, la petite ville « où il faisait beau vivre » ne l’était que sur le papier glacé d’un guide touristique et pour ses habitants. Son Oisillon d’une nuit, lui, avait confié préférer Cardiff à sa ville natale anonyme devenue étouffante. Le Gallois s’était empressé de ravaler son aveu par un petit rire gêné et Crowley, l’imbécile énamouré, lui avait alors proposé de venir à Édimbourg avec lui pour y continuer son instruction, loin du Pays de Galles. L’Oisillon avait paru hésiter, avant d’avouer, dans un baiser, qu’il adorerait ça…
– Aziraphale, l’interpella t-il afin de chasser le souvenir de son doux cauchemar.
Surpris par l’emploi de son prénom, l’intéressé se retourna avec vivacité et scruta son équipier, cherchant à percer le mystère de la couleur de ses yeux qu’il devinait plus foncés que les siens : étaient-ils gris, verts ou noirs ? Il espérait autant qu’il le redoutait, de les découvrir bruns. De ce brun chaleureux, comme ces yeux qui avaient su le séduire et qui avaient failli le conduire à commettre une folie. Oisillon était le surnom dont l’avait gratifié son amant qui lui avait proposé de tout quitter pour partir, ensemble, en Écosse, loin de ce Pays de Galles chargé de souvenirs. Aziraphale avait hésité… avant de se rappeler qu’il ne connaissait rien de cet homme, pas même son prénom et que lui, avait menti sur son identité. À quoi bon ressasser le passé ? Lorsqu’il était revenu dans sa chambre, les bras chargés du petit-déjeuner qu’il comptait partager avec son amant, celui-ci s’était éclipsé, le laissant seul avec un terrible sentiment de trahison.
– Pas de surnom ridicule, capitaine Crowley ? murmura-t-il afin de détourner l’attention de son partenaire.
– Je sens pointer une petite touche de déception, Boucle d’Or, mes petites marques d’affection vous manquent ? Si vous voulez, je peux vous en donner à gogo, lieutenant Azirajézabel !
– Vous commencez à être à court d’idées, capitaine, rétorqua le lieutenant avec malice.
– Aziraphale, se mit à fredonner Crowley sans voir Ennon Uz plonger sa main dans la poche de son K-Way. A-zi-ra-phale, c’est pas évident à détourner… Aziraphale, Rafale, Raphaël.
Ce dernier prénom proféré sur le ton de plaisanterie suffit à les déconcerter l’un et l’autre. Crowley répéta le prénom angélique. Saisi d’une curieuse impulsion, Aziraphale se hissa sur la pointe des pieds, tandis que Crowley inclinait la tête vers lui. Une vague réminiscence d’un passé qu’ils commençaient à deviner commun s’insinua entre eux, insufflant cette petite impulsion secrète…
– Bordel de Satan ! gémit Crowley en s’écartant, sa main frottant sa nuque.
Il se retourna. Ennon se hâta de dissimuler son lance-pierres derrière son dos et se mit à siffloter en observant les mouettes s’ébattant dans le ciel pluvieux. Aziraphale profita de cette intervention non divine pour s’éloigner de Crowley. Il s’approcha de la Bentley qu’il tapota avec affection. Comprenant ses intentions, Crowley retrouva bien vite son mordant coutumier :
– Pas question, l’Angelot ! Ma voiture n’est pas un taxi !
– Ne soyez pas ridicule, fit Aziraphale en roulant des yeux. Nous devons nous rendre au plus vite chez Uz.
– Nous, pas lui, riposta Crowley en pointant Ennon d’un index menaçant. Le gamin reste ici !
– Capitaine…
– Il n’a qu’à courir derrière la voiture, ça lui fera les pieds !
Au bout du compte, après quelques supplications et une bonne dose de persuasion, le lieutenant Fell obtint gain de cause et Ennon se retrouva non pas dans le coffre mais assis sur la banquette arrière. En tournant la clef de contact, Crowley ne put s’empêcher de penser que Fell le menait par le bout du nez et que s’il continuait à agir de la sorte, il finirait par être assassiné à coups d’anges en plastique et son cadavre caché dans un tapis persan. Dowling avait intérêt à lui faire regagner les faveurs de leurs supérieurs avant de devoir se coltiner son oraison funèbre ! Il jeta un regard dans son rétroviseur et découvrit un Ennon Uz essorant son imperméable sur le cuir de la banquette. Il laissa échapper un juron qui lui valut un sermon de la part de son partenaire. Conscient de son pouvoir de nuisance, Ennon entreprit de décrotter les semelles de ses chaussures sur le dossier du siège conducteur.
– Ennon, l’interpella Aziraphale, que s’est-il passé ?
À regret, l’éternel étudiant en transition cessa son manège pour adresser son plus beau sourire chagriné au lieutenant de son cœur :
– Ce matin, on a retrouvé toutes nos chèvres mortes. À cette époque de l’année, elles dorment dans notre champ, précisa-t-il dans un langoureux battement de cils.
– Pas d’ennemis connus ? l’apostropha Crowley en manquant de renverser une femme rousse vêtue comme une voyante de fête foraine.
– Pa’ est quelqu’un de bien ! se rebiffa le fils prodigue. Il n’a jamais fait de mal à personne ! Et il va même à la messe tous les dimanche !
– Amen, ricana le capitaine en grillant l’unique feu rouge que comptait la ville de Tadfield.
La Bentley, sur les instructions d’un Aziraphale s’agrippant au plafond de l’habitacle et priant pour éviter la décorporation, quitta la ville, emprunta la route reliant Tadfield à Heavell et passa près de la Forêt du Tarot. Crowley remarqua la petite sportive grise du suprême imbécile garée sur le bas-côté. Il ralentit sa voiture et parvenu à hauteur du petit bolide aux vitres embuées, ouvrit sa portière. La vitre côté passager s’abaissa, dévoilant un petit bout de femme tassée dans le siège. À ses côtés, une main sur le levier de vitesse et l’autre réajustant son pantalon à la hâte, se trouvait Gabriel.
– En chasse à la prune, capitaine Crowley ? s’exclama l’agent immobilier en lui offrant son sourire commercial.
– En mission, répliqua Crowley d’un ton se voulant cordial.
Il nota le regard hostile que lui lança la passagère et reconnut en elle, la militante écologiste au pantalon trop court et au chapeau ridicule. Elle porta la main à ses lèvres humides pour en retirer la mouche collée aux commissures.
– Fort bien, fort bien ! répéta plusieurs fois Gabriel dans un petit rire amusé. Ma… ma partenaire de jeu et moi-même révisions notre scène pour la représentation lors du festival. J’incarne Roméo, bien entendu !
– Et vous révisiez quoi, intervint un Aziraphale arborant son air le plus chérubin, la scène de la nuit de noces ?
Gabriel et sa compagne échangèrent un regard perplexe. La jeune femme daigna enfin prendre la parole :
– Une telle scène n’existe pas, grimaça-t-elle tandis que la mouche s’envola de ses lèvres. Pas dans la version proposée par votre futur époux en tout cas, ajouta-t-elle avec une malice non dissimulée.
Ennon ne parvint pas à interpréter la volée de regards assassins entre les deux duos. La dame Belzébuth, qu’il connaissait bien – elle venait régulièrement acheter du fromage de chèvre à la ferme –, esquissa un sourire machiavélique. Son cher lieutenant Fell quant à lui, se recroquevilla sur son siège, comme sonné par le poids d’une accusation qu’Ennon ne sut percevoir. De quel crime pouvait-on bien accabler son Monsieur Aziraphale, si parfait à ses yeux ? Les deux conducteurs échangèrent quelques inamicales amabilités, tandis que le jeune étudiant lui, se replongeait dans son passe-temps favori : l’élaboration de scénarios romantiques l’incluant lui, et uniquement lui, et son cher lieutenant. Il se mit à glousser de plaisir, ce qui lui valut un coup d’œil incrédule de la part de Crowley.
La Bentley redémarra et le doux cahot de la route entraîna Ennon loin du pays d’Uz et de celui d’Oz, dans un monde où il était le chevalier servant de Monsieur Aziraphale. Il ferma les yeux et se livra à une nouvelle divagation : lui et Monsieur Aziraphale vêtu d’un maillot de bain désuet – pas trop provocant, ce n’était pas son genre ! – se tenant par la main et livrant leurs pieds complices à la fraîcheur de l’océan Atlantique. Ennon laissa échapper un petit rire de contentement et une nouvelle image d’un bonheur conjugal n’existant que dans son esprit, remplaça cette carte postale maritime: lui et Monsieur Aziraphale vivant dans un petit cottage dans les South Downs, êtres candides cultivant leur potager et dégustant matin, midi et soir, sur leur terrasse, un gratin d’aubergines.
Crowley lui jeta un nouveau regard à travers le rétroviseur et s’étonna de la posture de l’étudiant : la tête pressée contre le siège et ses lèvres se mouvant comme pour recevoir un baiser pas tout à fait chaste.
Le bouton de l’autoradio tourna dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et une musique, ne correspondant pas aux affinités musicales de son propriétaire, s’éleva dans l’habitacle.
You need to give it up
Had about enough
Son délire marital explosant en une multitude de petits éclats grésillants, Ennon Uz ouvrit un œil. Crowley augmenta le volume de l’autoradio et se mit à fredonner la chanson en accentuant chaque mot prononcé par les deux chanteuses :
It's not hard to see
The boy is mine
Il s’engagea dans le passage étroit indiqué par Aziraphale et sous les yeux effrayés de son partenaire, lâcha le volant en ligne droite en continuant de s’époumoner :
I'm sorry that you
Seem to be confused
– Crowley ! hurla Aziraphale en apercevant un obstacle, attention !
– Relax, l’Angelot ! répliqua le conducteur en évitant de justesse un arbre qui n’aurait jamais dû, selon lui, se trouver sur son chemin.
– Est-ce que vous pourriez éteindre cet horrible be-bop, cracha son équipier mi-furieux, mi-terrifié. Vous faites peur au petit !
Le « petit » en question, qui faisait la même taille que le lieutenant Fell, blêmit sous ce coup de poignard spirituel infligé à son orgueil. Crowley lui décocha un clin d’œil triomphal, assorti d’un petit claquement lingual victorieux.
He belongs to me
The boy is mine
– C’est du R’n’B, lieutenant Asifonfonlaridadondelle, objecta Crowley en portant la main à l’autoradio afin d’accéder aux desiderata de son équipier.
Le bouton récalcitrant lui glissa entre les doigts et augmenta le volume. Ennon Uz se plaqua les mains contre les oreilles afin d’échapper à cette torture – il avait abandonné toute modernité musicale depuis qu’il s’était épris du lieutenant Fell –. Aziraphale prit un air de duchesse outragée et se mit à houspiller son partenaire :
– C’est votre automobile ! Faites quelque chose, saperlipopette!
– Je me tue à vous expliquer que non, je ne maîtrise pas tous les paramètres de cette putain de bagnole! s’emporta Crowley en perdant le contrôle de lui-même et du volant.
Son pied fut éjecté de la pédale d’accélération. La Bentley prit de la vitesse et les entraîna dans une pente bouseuse à défaut d’être savonneuse. Elle poussa un rugissement féroce avant d’entamer sa descente infernale, chariot de feu incontrôlable, réduisant l’herbe en cendres à son passage. Ennon, regrettant de faire partie de ce cortège infernal, s’agrippa à la banquette arrière et supplia Dieu de lui pardonner ses nombreux péchés nocturnes impliquant sa main droite et le lieutenant Fell. Crowley essaya d’appuyer sur la pédale de frein mais celle-ci se déroba à sa volonté et la Bentley poursuivit son irrésistible descente. L’autoradio grésilla et le be-bop post-moderne tant haï par Aziraphale devint murmures incompréhensibles. Aziraphale tourna la tête vers l’autoradio, stupéfait : il crut reconnaître sa propre voix dans ce magna de sons semblant surgir d’outre-tombe. La Bentley frôla un pommier où, posée sur une branche, Vera le rossignol chantonnait avec entrain.
La diabolique automobile cessa brusquement son manège et son allure se ralentit, retrouvant un rythme de croisière de lune de miel. Crowley reprit possession de la voiture et parvint à lui faire dévaler la pente en douceur. Ennon ouvrit les yeux et Lui promit de se confesser pour La remercier de ce miracle.
La Bentley se gara près d’une camionnette blanche. Aziraphale, pâle comme la Mort, descendit de la voiture et rendit son petit-déjeuner spartiate – graines de lin et thé à la vanille – sur le bas-côté. Crowley sortit à son tour et appuyé contre le capot encore fumant, examina les lieux d’un œil critique : devant lui, s’étendaient des kilomètres de verdure à perte de vue. Il grimaça : le grand air, la mère Nature et le silence, tout ce qu’il détestait !
Son portable sonna. Il s’en saisit et découvrit un numéro inconnu s’affichant sur l’écran. Se rappelant la promesse faite à Dowling, il décrocha, redoutant une nouvelle conversation avec Samaël.
– Samaël, je …
– Capitaine Crowley !
– Par les tympans de Satan, comment as-tu eu mon numéro, Furfur ?
Un curieux cliquetis, rappelant le bruit d’une menotte que l’on ferme, accompagné d’un mouvement de matelas à ressorts d’un hôtel miteux résonna à l’arrière-plan. Crowley se rappela le mauvais tour joué la veille à son officier et comprit que celui-ci s’était finalement dégoté un autre camarade de jeux. Un nouveau spasme saisit le corps de son lieutenant qui, sous les yeux révulsés d’Ennon, régurgita un peu du dîner de la veille.
– Par Shax, répondit l’officier dans un grand éclat de rire. Je ne pourrai pas venir travailler aujourd’hui… arrête de me chatouiller avec ta moustache, murmura-t-il à l’intention de la personne haletant au-dessus de lui. Ma grand-mère, s’empressa-t-il d’ajouter pour Crowley, a encore besoin de moi. Non, je te l’ai déjà dit : pas le gros orteil ! Elle est encore souffrante. C’est ça, reprit-il tandis que Crowley surprit avec effroi, un bruit de succion à travers le combiné, susurre-moi en gallois…
Une voix étouffée céda au désir de son officier. Celui-ci laissa échapper un cri extatique avant de reprendre :
– Mémé est très malade, vous comprenez. Hier soir, je n’ai pas pu … aïe, fais gaffe un peu avec ce truc, ça fait mal ! Mémé était indisposée alors je dois m’occuper d’elle aujourd’hui.
Un nouveau murmure lui parvint, Crowley eut un froncement de sourcils : cette voix, il la connaissait mais fut incapable de lui donner une identité. Derrière lui, Aziraphale achevait de vomir le ragoût d’agneau préparé avec amour par son presque-mari. Le capitaine mit fin à la conversation et s’approcha de son lieutenant qui se redressait en se tenant le ventre. Aziraphale sortit un mouchoir en tartan de sa poche afin d’éponger son front couvert de sueur.
– Vous êtes… vous êtes… commença-t-il en reprenant un brin de combativité. Vous n’êtes qu’un… qu’un chauffard ! cracha-t-il dans un mouvement de lèvres se tordant dans tous les sens.
– Et vous, une princesse ! rétorqua Crowley. Avouez que c’était drôle !
– Non, ça ne l’était pas, intervint Ennon, adossé contre la portière de la Bentley.
– Toi, le môme, on t’a pas sonné !
– Qui était-ce au téléphone ? s’enquit Aziraphale en rangeant son mouchoir et désireux d’éviter une nouvelle querelle.
– Furfur… il prenait du bon temps avec sa grand-mère à moustache.
Aziraphale détourna les yeux et ne demanda aucune explication supplémentaire. Crowley fut quelque peu étonné par ce manque de curiosité mais soucieux d’éviter une nouvelle passe d’armes, n’émit aucun commentaire.
Abandonnant la Bentley, le trio traversa un champ embourbé – Crowley regretta de ne pas avoir mis de chaussures adaptées –, et rejoignit un vieillard se tenant près d’un homme au crâne luisant. Aziraphale se pencha vers Ennon et lui glissa à l’oreille :
– Il n’avait pas des cheveux longs, le mois dernier ?
– J’crois pas, répondit le jeune homme, Ariel a toujours été chauve.
Le dénommé Ariel qui était bel et bien chauve, s’approcha d’eux et tendit une main affable aux deux policiers. Il se présenta comme le vétérinaire de Tadfield et déclara, à l’intention de Crowley, qu’il pourrait, s’il le désirait, se spécialiser dans les reptiles. Crowley s’abstint de lui répondre que Junior était un patient difficile et qu’une seule vétérinaire à Londres était parvenue à apprivoiser son redoutable animal domestique. Aziraphale s’écarta du petit groupe pour examiner le troupeau décimé. Crowley s’approcha de lui, talonné par le vétérinaire et le vieux Uz. Ennon lui, resta à l’écart, les bras ballants.
– Cause de la mort ? questionna Crowley tandis qu’Aziraphale dépliait son mouchoir sur le sol avant de s’y agenouiller.
– Peut-être une maladie ou un empoisonnement, répondit Ariel d’un ton quelque peu réticent.
Aziraphale tâta le cou d’une chèvre aux yeux grands ouverts, à la recherche d’une éventuelle blessure. Un filet de bave écumait la gueule de l’animal.
– Très bien, fit Crowley en scrutant le vétérinaire, je souhaite avoir le compte-rendu de l’autopsie dès que possible.
– Le compte-rendu de l’autopsie, mais… bredouilla le vétérinaire, je ne suis pas…
– Un empoisonnement ! s’écria le vieux Job en levant les bras au ciel. Mais qui ? Je n’ai jamais rien fait de mal ! Je n’ai jamais cherché les ennuis ! J’ai toujours payé mes loyers à temps quand je louais ses terres. Votre mère, paix à son âme, clama-t-il en se tournant vers Aziraphale, peut en être témoin !
Aziraphale le rassura d’un sourire. Crowley releva l’ information : ainsi Boucle d’Or avait hérité de quelques terrains à Tadfield, il comprenait mieux la popularité dont son lieutenant jouissait au sein de la petite communauté.
– Pa’, intervint Ennon, tu devrais peut-être parler de Gabriel.
– Monsieur Gabriel est un agent immobilier, certes, admit son père, mais de là à faire du mal à mes chèvres…
– Dites-moi tout, fit Crowley en échangeant un regard avec Aziraphale.
Le vieil homme embrassa ses chères terres, achetées à Ceridwen Fell pour une livre symbolique quelques mois avant sa mort, d’un large mouvement de bras. Un cadre de verdure où chantait une rivière s’écoulant à quelques mètres de là et dans laquelle, les agneaux se désaltéraient dans le courant d’une onde pure sans craindre la venue du loup affamé. Une ferme, agrandie au fil des années, accoudée à la maison de la famille Uz, se dressait sur une petite colline, rayonnante, parée de son toit pointu d’un beau rouge vif. Une fromagerie spacieuse, domaine de la femme de Job, complétait ce tableau champêtre d’une vie simple, dévouée à l’agriculture et au bonheur familial. Un cadre idyllique que Gabriel voulait acheter à prix d’or pour le revendre à des prometteurs sans scrupules.
– Mes terres, un centre commercial ! se hérissa le vieil homme. Un supermarché à la place de ma maison et un fast-food pour remplacer ma fromagerie, jamais de la vie !
Ariel soutint ce mouvement de colère en ajoutant que Gabriel avait également tenté de négocier l’achat d’une ferme voisine, située à Heavell, pour en faire un parc d’attraction. Il était de notoriété publique que l’agent immobilier tentait d’acquérir les terrains les plus intéressants. Membre éminent du conseil municipal, il s’opposait très régulièrement à Monsieur le Maire à ce sujet, leur apprit le vétérinaire faisant lui aussi partie du conseil.
– Ça me rappelle mon enfance en Suisse, soupira Crowley, avec mon grand-père qui vivait dans un chalet. Tous les étés, j’emmenais nos chèvres paître, avec mon ami Peter, au sommet de la montagne. Une bien belle enfance, jusqu’à ce que mon horrible tante Dete ne me force à vivre à Francfort pour devenir l’animal de compagnie d’une gosse de riches sans jambe !
– Et à cette époque, vous vous faisiez appeler Heidi ? s’enquit Aziraphale d’un ton moqueur, bien heureux de s’épargner le récit des conflits animant le conseil municipal.
– Comment avez-vous deviné, mon angélique lieutenant ?
Uz père et fils et le vétérinaire assistaient bouche bée, à cette joute verbale. Ariel, tout en se grattant la peau de crâne, se promit d’en toucher un mot aux autorités « surveillantes ». Il n’avait pas eu vent de la rumeur qui ne tarderait pas à courir sur la supposée liaison entre le lieutenant Fell et le capitaine Crowley – le club de crochet n’ayant pas encore accompli son œuvre–, mais il avait entendu parler de la relation compliquée qu’entretenaient les deux équipiers. Compliquée n’était sans doute pas le mot qu’il aurait employé pour qualifier ce qu’il perçut à cet instant. Il régnait entre ces deux êtres en tout point opposés, une tension palpable qui ne passait guère inaperçue.
Aziraphale détourna les yeux de son capitaine, se redressa et se mit à déambuler parmi les cadavres. Crowley esquissa quelques pas dans sa direction et perçut un bêlement ténu. Il vit son partenaire s’accroupir près d’une chèvre morte. Il se releva et revint, tenant contre sa poitrine un chevreau apeuré à la robe tirant sur le roux.
– Il était allongé contre sa mère, murmura-t-il en guise d’explication à Crowley. Je ne pouvais pas le laisser tout seul.
– C’est un miracle, s’exclama le vieux Job en remerciant le ciel d’avoir épargné un être innocent.
Crowley s’approcha de son équipier et caressa la petite créature poussant des cris déchirants.
– Non, vous ne pouviez pas… admit-il avec douceur.
Le vieux fermier invita le petit groupe à partager un verre afin de se remettre des émotions du matin. Il proposa à Aziraphale de nourrir le chevreau orphelin. Le policier s’empressa d’accepter et se mit à trottiner en direction de l’étable. Crowley fit mine de ralentir le pas pour se retrouver à la hauteur d’Ennon arborant une moue coupable.
– Quelque chose à confesser, morveux ? le défia Crowley sans préambule ni préface.
Le jeune étudiant laissa échapper quelques borborygmes avant de secouer la tête, faisant valser ses longs cheveux châtains qui, selon le capitaine, mériteraient une bonne tonte.
– Ce bon vieux Gabriel tombe quand même à pic, pas vrai ? reprit le policier d’un ton cinglant. Le coupable tout trouvé…
– Les chèvres, elles n’ont pas forcément été empoisonnées !
– Je sais en reconnaître les symptômes, gamin ! répliqua Crowley en levant les yeux au ciel. T’as jamais entendu parler de l’Affaire des petites vieilles à l’arsenic et aux dentelles ? L’une de mes toutes premières affaires !
Ennon haussa les épaules et lâcha un « non » montrant qu’il n’avait pas envie d’en savoir davantage… Crowley se lança dans le récit de l’une de ses toutes premières enquêtes, alors qu’il venait tout juste de débarquer à la Met’. Dowling avait testé ses capacités – le commissaire de la brigade d’Édimbourg lui avait vanté les mérites de sa nouvelle recrue qui avait résolu l’Affaire de La Ligue des Faux Rouquins en quelques jours à peine –, en lui collant cette série de morts suspectes dans l’une des maisons de retraire les plus réputées de la capitale. Crowley avait finalement découvert, après avoir infiltré les lieux en tant que grabataire portant chignon, bas de contention et robe écossaise, que les responsables n’étaient autres que deux grand-mères, presque centenaires, partenaires de crimes et de chambre. La plus jeune des deux mémés tueuses – une petite dodue aux yeux bleus – avait été jugée irresponsable de ses actes, tandis que l’autre, ancienne pharmacienne, grande seringue portant une perruque rousse, avait été condamnée à la prison pour l’éternité et même au-delà.
– Est-ce… est-ce qu’on peut être condamné pour quelque chose qu’on aurait fait involontairement ? l’interrogea Ennon en déglutissant avec difficulté.
– C’est-à-dire, gamin ?
– Je leur ai donné à manger des Welsh cakes, confessa le jeune fermier. C’est peut-être une intoxication alimentaire ! Pa’ me tuerait s’il apprenait qu’un troupeau a encore été tué par ma faute !
– Encore ?
– Je leur avais aussi donné à manger des Welsh cakes aux autres chèvres…
– Possible, grogna un Crowley dubitatif qui ne croyait absolument pas à cette hypothèse.
Ils pénétrèrent dans l’étable où paressaient deux vaches de belle stature et quelques moutons. Une bonne odeur de foin fraîchement coupé flottait dans les airs, masquant presque les effluves des animaux. Crowley aperçut son coéquipier, assis sur un nid de paille, nourrissant le chevreau à l’aide d’un biberon. L’enfançon poilu tétait le lait avec avidité, ses yeux dorés levés vers son sauveur. Crowley s’approcha du petit groupe réuni autour d’un tonneau renversé mais n’entendit pas un traître mot de la conversation entre le vétérinaire et le vieux Uz, trop occupé à profiter d’un spectacle bien plus charmant à ses yeux : celui de son coéquipier auréolé de lumière. Brown était quand même un sacré petit veinard de pouvoir se réveiller aux côtés de pareil angelot ! Crowley esquissa un sourire en songeant à son lieutenant belle aux bouclettes dormantes, allongé dans un lit, le haut de son pyjama savamment déboutonné et la bouche entrouverte laissant échapper un filet baveux. Pareille récompense matinale valait bien qu’une armada d’anges en pacotille vous espionne pendant votre sommeil !
Un matou les guettant d’un œil matois de son perchoir s’étira, toutes griffes dehors avant de sauter au sol. Crowley tourna la tête vers le félin tigré qui s’élança avec agilité vers un rat qui venait imprudemment de passer devant lui. Un brusque retour à la cruauté du monde. Le chat sauta sur sa victime et l’emporta, sans autre forme de procès, pour le dévorer à quelques mètres. L’image d’une boîte représentant un rat les quatre pattes en l’air revint en mémoire à Crowley… ainsi que l’avertissement de Nina concernant les petites douceurs concoctées par le marchand de tapis. Il se retourna vers Ennon qui ne cessait de glisser des regards inquiets au capitaine de police, craignant que celui-ci ne finisse par le dénoncer à son père. Crowley se rappela un échange entre le jeune livreur et Brown qui lui avait offert ses fameux gâteaux…
– Capitaine, proposa Job Uz, ça vous dirait de goûter à mon tord-boyaux ? Faut bien se mettre un peu de baume au cœur !
Crowley accepta. Le vieux fermier demanda à son fils de se rendre dans la cave. Celui-ci s’exécuta et revint avec une bouteille contenant un liquide ambré et cinq verres crasseux.
– Qu’allez-vous faire à présent ? demanda le vétérinaire au vieux Job remplissant leurs verres à ras bord.
– Eh bien, contre mauvaise fortune, bon cœur ! répondit celui-ci avec assurance. Sitis et moi espérons faire de bonnes ventes lors du festival afin de pouvoir nous racheter un troupeau. C’est une épreuve qu’Elle nous envoie, mais nous saurons y faire face. Nous avons de nombreuses spécialités fromagères, apprit-il à un Crowley reniflant l’alcool fermenté d’un air circonspect. Faut avaler cul sec, capitaine !
– Le capitaine a sans doute le palais trop délicat, s’amusa le vétérinaire en vidant son verre d’un trait.
– Foutaises, s’écria Job en gratifiant le héros du jour d’une claque dans le dos. Les Écossais sont comme nous, ils tiennent l’alcool ! Pas comme ces abstèmes d’Anglais !
– Comment avez-vous su que j’étais…
– Un porteur de kilt ? L’accent, ça trompe pas ! J’ai eu une petite copine dans ma jeunesse, une Écossaise, une sacrée coquine ! Rousse comme vous et avec une belle paire de miches !
– Pa’, grommela un Ennon rougissant.
– Mon fiston est un romantique ! Il croit que son premier amour sera son dernier ! Comme Mr Fell et Mr Brown.
Tous les regards convergèrent vers le lieutenant à présent occupé à bercer le chevreau somnolant. Se sentant le point de mire de l’attention collective, Aziraphale redressa le menton et esquissa un sourire dont Crowley fut le destinataire privilégié. Il se releva et s’avança vers l’assemblée, le petit animal niché dans son manteau.
– Il faudrait lui donner un nom, fit le vieux Job en tendant un verre au lieutenant qui déclina l’offrande à regret.
– Parfaitement, répondit Aziraphale en s’approchant de son partenaire. Avez-vous une idée, capitaine ?
– J’ai une tête à bosser pour l’État Civil ?
– Anthony, fit le lieutenant avec malice tandis que le chevreau émit un bêlement. Il semble avoir un caractère tout aussi déplorable que le vôtre !
– Il a surtout mes yeux, marmotta l’intéressé en gratouillant la tête de l’animal qui commençait à s’agiter.
Aziraphale le posa au sol et le chevreau esquissa quelques pas chancelants avant d’entreprendre l’ascension de la botte de foin, entreprise téméraire qui se révéla un échec. Aziraphale se tourna vers son coéquipier et chercha son regard derrière ses verres pour tenter d’en percer le secret. Si ses yeux s’avéraient bruns alors le doute ne serait plus permis…
– Va pour Anthony, s’exclama Job inconscient du trouble agitant le lieutenant Fell. Lechyd da !
Les Gallois présents répétèrent l’expression en chœur en faisant s’entrechoquer leurs verres.
– Cela veut dire « à la vôtre », glissa Aziraphale à son coéquipier après que celui eut joint son verre aux autres.
– J’avais compris, fit l’Écossais dans un sourire. Chez moi, c’est Slàinte mhath.
Voyant l’air dérouté d’Aziraphale, il s’empressa de le renseigner sur la prononciation.
– Slan-ge-var, décomposa-t-il avec lenteur, laissant à son équipier le temps nécessaire pour s’approprier ce nouveau mot.
Après quelques essais infructueux, ponctués de quelques gloussements amusés, le Gallois parvint à proférer le mot festif. Crowley lui tendit son verre à moitié plein. Aziraphale s’en saisit.
– Slàinthe mhath, s’écria-t-il avant de nicher ses lèvres à l’endroit exact où la bouche de Crowley s’était posée.
Il acheva le verre d’un trait avant de le reposer sur le tonneau. Ses joues s’enflammèrent sous l’effet de l’alcool et prirent une jolie teinte rosacée.
La conversation s’éternisa entre potagers à cultiver, météo à surveiller et le déroulé du Tarddell Tadfield Festival. Se désintéressant du vétérinaire et Job dissertant sur les qualités nutritives du fromage de brebis, Crowley se tourna vers son équipier :
– À propos, avez-vous des rats chez vous ?
– Des rats ? Oui ! C’est un vrai fléau selon Charlie ! Ils pullulent surtout dans la cabane à outils.
Crowley surprit alors le froncement de sourcils d’Ennon Uz qui se tenait face à eux. Il se rappela une information transmise par Aziraphale concernant le jeune homme qui venait régulièrement s’occuper de sa pelouse. Si le marchand de tapis avait vraiment des ennuis avec des rongeurs, son jardinier du samedi était forcément au courant. Il consulta sa montre d’un geste machinal et constata avec stupeur que la matinée était bien avancée. Il s’excusa auprès de son hôte et après avoir rappelé au vétérinaire de lui transmettre le rapport d’autopsie au plus vite, sortit de l’étable. Ennon s’empressa d’emboîter le pas à Crowley et Aziraphale. Une fois l’Écossais hors de portée de vue, le fermier Uz en chanta les louanges au vétérinaire : il le trouvait tout à fait délicieux et loin d’être le monstre bouffi d’orgueil décrit par Mrs Brown. Ariel se mit à tripoter avec nervosité son téléphone portable vibrant dans sa poche depuis une bonne heure.
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Il était presque onze heures lorsque l’unique vétérinaire de Tadfield regagna sa camionnette. Lorsqu’il se plaça derrière le volant, il retira son téléphone de sa poche et le lança sur le siège passager, sur une lettre décachetée dont il connaissait le contenu : une menace de saisie de sa clinique et de sa demeure pour éponger les nombreuses dettes contractées depuis des années. Suite à de mauvais placements financiers, Ariel avait englouti une bonne partie de son capital mais continuait de mener un train de vie dispendieux pour satisfaire les caprices de ses enfants habitués au luxe. Il n’avait jamais parlé de ses ennuis pécuniaires à son épouse et maintenait l’illusion de sa richesse perdue en la couvrant de cadeaux et de folles intentions. Il ne pourrait plus entretenir le mensonge plus longtemps. Il attrapa son téléphone et vit le numéro de sa banque s’afficher à de nombreuses reprises sur son écran. Il composa un autre numéro, une voix féminine lui répondit d’un ton sec.
– C’est Ariel, murmura-t-il en s’agrippant à son téléphone. Uz a perdu son nouveau troupeau…
– Comme la dernière fois, fit son interlocutrice d’un ton pincé, dites que c’est une maladie ! Je ne vois pas pourquoi vous nous dérangez !
– C’est que, fit le vétérinaire d’un ton précipité, le nouveau capitaine de police est sur le coup et il veut un rapport d’autopsie. Il se doute que c’est un empoisonnement.
Il entendit la femme échanger quelques mots avec une voix étouffée. Il retint sa respiration, tel un enfant redoutant d’être sermonné. Son interlocutrice reprit le fil de la discussion :
– Il y a un moyen pour résoudre ce petit ennui et vos soucis financiers. Nous nous en occuperons ce soir.
– Mais, bredouilla le vétérinaire, j’ai des animaux sous surveillance médicale et….
– Laissez-les à l’intérieur de la clinique, sinon, cela paraîtra suspect.
– Je ne peux pas…
– Que valent quelques chiens et chats contre la sauvegarde de votre réputation, Ariel ? intervint une voix masculine. Réfléchissez.
Le vétérinaire baissa la tête avec lenteur et finit par se rendre aux vues de son sauveur qui le rassura sur ce sacrifice nécessaire pour préserver son honneur et la quiétude de leur petite communauté.
Ineffables blablas :
- Le titre du chapitre est une référence au titre du film Le Silence des agneaux (mais heureusement dans ce chapitre, nul foie n'a été dégusté avec des fèves au beurre et un délicieux chianti).
- La citation du premier paragraphe "fort peu héros en ce moment" est une citation du roman La Chartreuse de Parme de Stendhal.
- La chanson jouée dans la Bentley est The Boy is Mine de Monica et Brandy.
- Ariel est le nom d'un ange gardien : j'ai cherché le nom de l'ange gardien protégeant les animaux et le nom d'Ariel est celui qui est revenu le plus souvent dans les résultats de recherche. J'ai aussi choisi ce nom car l'ange Ariel apparaît dans notre fanfiction Good Omens et la question d'Aziraphale sur les cheveux bouclés du vétérinaire est une référence à cette autre fanfiction dans laquelle Gabriel ne sait plus si Ariel est l'ange chauve ou aux cheveux bouclés. Il y a un autre personnage, un démon, de mon autre fanfiction qui va également faire son apparition dans un très très long chapitre dans la dernière partie de Hot Church.