Un monde d'Arcs-en -ciel
Chapitre 21 : Le défi
Après le départ de Masumi et Shiori, Ayumi et Rei bondirent sur Maya.
-Maya chérie, c’était… c’était… Ouahou ! Je n’arrive même pas à trouver les mots pour le dire !
-Petite sœur, tu m’as vraiment impressionnée. J’en avais la chair de poule !
-Et tu sais ce qu’a dit cette grosse nouille d’Onodera ? « Bof, marcher à quatre pattes et hurler comme un loup, tout le monde peut faire ça. Ça n’a rien d’exceptionnel ! » Quel crétin !
-Et si on allait fêter ça, les filles ? Aujourd’hui, c’est moi qui invite.
-Volontiers. Mais pas de blagues, vous deux, d’accord ?
Puis, se tournant vers Kuronuma :
-Sen’seï, je pars avec mes amies. À demain !
Justement, Kuronuma discutait avec le président de l’ANT.
-La transition entre la fille sauvage et l’humaine était remarquable. Vous avez trouvé là une actrice fabuleuse.
-Et elle est encore plus douée que vous ne pouvez l’imaginer, Kaichô. Savez-vous qu’elle est candidate au rôle de La Nymphe Écarlate ?
-Je le savais. Voyez-vous, Tsukikage Chigusa est une vieille amie et elle m’avait parlé d’elle. En tout cas, il est regrettable que votre pièce ne soit pas inscrite pour le festival. Mais je pense que les juges qui l’ont vue ce soir vont sans doute reconsidérer la question.
Effectivement, le lendemain, un coup de téléphone du comité d’organisation du festival annonça à Kuronuma que La Jungle Oubliée allait concourir au festival.
Shiori avait demandé à Saeko le numéro de portable de Maya. Elle lui téléphona pour lui donner rendez-vous au salon de thé qui se trouvait près du théâtre. Maya était à la fois curieuse et inquiète.
Que peut-elle bien me vouloir. Après tout, nous ne connaissons même pas !
Lorsqu’elle arriva, Shiori regarda attentivement Maya. Puis elle lui sourit.
-Bon, Maya-san. J’irai droit au but. Masumi t’aime et tu aimes Masumi. Alors, que comptes-tu faire ?
-M-Mais je… et puis d’abord, comment savez-vous cela ?
-J’ai vu comment il te dévorait des yeux pendant la pièce et le regard que tu m’as lancé quand je l’ai embrassé était suffisamment clair. Qu’attends-tu pour lui sauter dessus ?
-Mais, je ne comprends pas. Vous êtes sa fiancée et…
-Ne t’en fais pas pour ça. Ni lui ni moi ne voulons de ce mariage. Nous jouons la comédie pour l’instant afin de tromper nos vieux débris de parents. Tu sais, j’ai moi aussi essayé de lui sauter dessus. Mais il m’a refusée. Tu te rends compte, jeter un canon comme moi !
Maya regarda Shiori. Effectivement, c’était une très belle jeune femme. Masumi avait vraiment du mérite !
-Et tu sais pourquoi ? Parce qu’il veut te rester fidèle ! Et vous ne sortez même pas ensemble. Quel gâchis ! En tout cas, tu as le feu vert, fonce, n’hésite pas !
-Euh… Je vais vous paraître vieux jeu, mais… je préfère attendre qu’il se déclare. Mais merci, Shiori-san. C’est très gentil de votre part. Ceci dit, pourriez-vous ne pas lui dire que je l’aime ?
-D’accord. Mais je crains que tu risques d’attendre longtemps ! Et ne me remercie pas, entre femmes, il faut bien se serrer les coudes, non ?
Maya se sentait inondée de bonheur. Masumi l’aimait, au point d’avoir refusé une aussi belle femme que Shiori. Si seulement il pouvait enfin se décider !
La pièce remportait un franc succès et se jouait chaque soir à guichet fermé. Mais au bout de trois semaines de représentations, une terrible nouvelle arriva. Tsukikage Chigusa s’était éteinte dans l’ancien temple de la Vallée des Pruniers. Sur son visage, un sourire radieux laissait à croire que la mort qui l’avait séparée d’Ichiren lui permettait finalement de le rejoindre. Sentant que sa dernière heure était proche, elle avait laissé à Genzo des instructions précises. Maya était effondrée. Sen’seï, sa Sen’seï n’était plus. Elle aurait tant voulu assister à ses obsèques, qui, d’après la volonté même de Chigusa, s’étaient déroulées dans la plus stricte intimité avec beaucoup de modestie. Genzo était revenu à Tokyo et avait fait convoquer Ayumi et Maya chez le président de l’ANT.
-Avant de vous faire part des dernières volontés de Madame, voici une lettre qu’elle m’a demandé de remettre à Maya-chan.
Avec les mains tremblantes, Maya décacheta l’enveloppe et lut ceci :
« Maya, quand tu liras cette lettre, je ne serai plus de ce monde. Je voudrais que tu saches que, si j’avais eu le bonheur d’avoir une fille, j’aurais voulu que ce soit toi. Je me suis souvent montrée dure avec toi, mais il le fallait pour faire éclore cet immense talent qui était en toi. Et tu ne m’as jamais déçue. J’ai su dès notre rencontre, et j’en suis toujours persuadée, que tu seras la Nymphe Écarlate, comme je l’ai été à mon époque. Si je ne me suis pas trompée sur Ayumi-san, elle refusera de gagner par défaut. Alors, prépare-toi à la combattre et à la vaincre. Adieu, fille de mon cœur. »
Maya éclata en sanglots et Ayumi la prit dans ses bras pour la consoler. Elle-même ressentait une grande peine. Elle avait peu connu Chigusa, mais elle la respectait infiniment. C’était vraiment une grande Dame, et une actrice hors pair. Genzo poursuivit :
-Madame étant décédée avant le terme qu’elle avait fixé à Maya-chan, les droits de production de La Nymphe Écarlate reviennent donc à Ayumi-san. Voici l’acte officiel de donation. Il n’y manque que le nom de la bénéficiaire. Ayumi-san, si vous voulez bien…
-Je refuse ! Je refuse d’obtenir ce rôle par défaut. Je veux le mériter par mon talent, en l’emportant sur ma rivale Maya. Que Maya obtienne ou non un prix équivalent au mien m’est complètement égal, je veux l’affronter. Y a-t-il une possibilité pour remettre le rôle en jeu ?
Genzo sourit. Chigusa avait vu juste. Elle avait parfaitement jugé Ayumi.
-Madame avait prévu votre réaction, aussi m’a-t-elle donné des instructions pour cette éventualité. Kaichô, pourriez-vous former un jury de cinq professionnels, vous y compris, n’ayant de lien ni avec Ayumi-san, ni avec Maya-chan, ni avec la société Daito ?
-Bien volontiers. Il n’est rien que je puisse refuser à ma vieille amie Chigusa !
-Ayumi-san, et vous, Maya-chan, vous irez avec ce jury dans la Vallée des Prunier pour y apprendre tout ce que vous devez savoir sur La Nymphe Écarlate. Vous ferez chacune votre interprétation des quatre éléments et d’une scène de la pièce. Le jury notera chacune de vos prestations.
Genzo marqua un petit temps d’arrêt, puis reprit.
-Après quoi, vous reviendrez à Tokyo et vous préparerez chacune votre version de La Nymphe Écarlate. Vous représenterez ces versions au jury qui prendra alors la décision finale. Cela vous convient-il, Ayumi-san ?
-Tout à fait, Genzo-san. Rien ne pouvait me rendre plus heureuse que de concourir contre ma rivale et amie Maya. Ma chérie, nous allons enfin nous battre pour le rôle dont toutes les actrices rêvent. J’y mettrai tout ce que j’ai, et je suis sûre que tu en feras de même. D’accord ?
Maya était émue jusqu’aux larmes. Elle n’aurait jamais pensé qu’Ayumi réagirait ainsi, alors qu’elle n’y était pas obligée.
-Merci, mon Ayumi. Mais tu n’étais pas forcée de faire ça. Tu mérites largement ce rôle par ton talent.
-Comment pas forcée ! Tu imagines que je pouvais causer cette peine à ma seule amie, que j’aime tant ? Je suis sûre qu’à ma place, tu aurais fait de même !
-C’est vrai, ma chérie. Alors prépare-toi bien, car je vais y aller à fond !
Enfin vint le jour de l’annonce des prix du Festival du Théâtre. La Jungle Oubliée reçut trois prix : meilleur premier rôle masculin pour Yuu, meilleure mise en scène pour Kuronuma et meilleur spectacle. Le président de la compagnie qui avait renvoyé Kuronuma était vert de rage. En se débarrassant de Kuronuma, il venait de perdre trois prix, et n’était même pas sûr d’en obtenir au moins un ! Vint enfin l’annonce qu’attendait Maya.
-Le prix du meilleur premier rôle féminin est attribué à : Enjouji Madoka pour son interprétation d’Isadora.
Maya était déçue. Non pas pour elle-même, elle n’y croyait pas trop. Mais elle aurait voulu remporter ce prix en l’honneur de Tsukikage-sen’seï.
-Et maintenant, notre prix le plus prestigieux, le Prix de l'Association Nationale du Théâtre est attribué à : Kitajima Maya pour son rôle de Jane dans La Jungle Oubliée.
En entendant cela, Ayumi bondit de joie. Elle se précipita sur Maya, la prit dans ses bras et l’embrassa plusieurs fois sur les deux joues.
-Ma chérie, je suis si heureuse… si heureuse pour toi. Tu l’as largement mérité !
-Pince-moi, Ayumi, je n’y crois pas ! Aïe, pas si fort !
Ayumi, qui avait trois mois de plus que Maya, eut enfin dix huit ans. Comme elle l’avait promis à Rei, elle ne cacha plus leur liaison. Elle commença par ses parents.
-Papa, Maman, je vous présente Aoki Rei. Nous nous aimons et avons décidé de passer toute notre vie ensemble.
-Mon Dieu, qu’il est beau, mon futur gendre !
-Ne t’excite pas, Maman. Ton futur gendre est… une fille. D’ailleurs, tu la connais. Tu as dû souvent la voir avec Maya. C’est sa colocataire.
-Mais oui, je me rappelle. C’est toi qui faisais tourner la tête de toutes les filles du public ! Mais alors, ça veut dire que…
-Que je suis lesbienne ? C’est bien possible. Je suis tombée amoureuse d’une fille, et par bonheur, elle m’aime aussi. Que demander de plus ?
Son père, Mitsugo, ne disait rien, mais n’en pensait pas moins. Il comptait lui présenter son jeune assistant, un jeune homme au talent prometteur, mais dans cette situation, ça tombait à l’eau. Connaissant le caractère déterminé et obstiné de sa fille, il savait qu’il était inutile de dire quoi que ce soit. Elle ne changerait pas d’avis.
-Mais alors, que comptes-tu faire ? C’est vraiment…
-Je vous l’ai dit. Faire ma vie avec Rei. Si vous l’acceptez, nous vivrons ici, sinon nous irons vivre notre amour ailleurs.
Utako et Mitsugo se regardèrent. À cause de leurs métiers, ils voyaient rarement leur fille. Si elle partait, ils ne la verraient plus du tout.
-Sois la bienvenue parmi nous, Rei-chan. Considère que tu es ici chez toi. Mais par pitié, ne m’appelle « Maman ». Je suis trop jeune pour avoir une grande fille comme toi ! Appelle-moi seulement Utako.
-Moi, tu peux m’appeler Otô-san, ça ne me dérange pas !
-Merci, Oba-san, Oji-san, merci de votre accueil. Cela me touche beaucoup.
Les journaux se délectèrent de cette liaison scandaleuse, Mais Ayumi et Rei tinrent bon. Finalement, les journalistes se désintéressèrent d’elles pour s’occuper d’autres scandales plus croustillants.
Masumi était perplexes. Depuis quelques jours, Shiori le regardait avec une lueur ironique dans les yeux. Il se décida finalement à lui poser la question.
-Dis-moi, Shiori, qu’y a-t-il de si drôle en moi pour que tu me regardes de cette façon ?
-Oh, pas grand-chose. Si ce n’est que ton expression d’amoureux transi est impayable !
-Amoureux transi, moi ? Tu divagues, ma chère !
-Mais oui. Et tu vas me dire que tu n’es pas fou amoureux de Maya-san ?
Masumi blêmit. Comment, elle aussi l’a remarqué ?
-Qu’est-ce que tu attends pour le lui dire ? Je suis sûre qu’elle serait sensible à ton charme.
-Tu n’y es pas. Elle me déteste de tout son cœur. À raison, je dois le reconnaître.
-N’attends pas trop longtemps, sinon quelqu’un d’autre risque de te la piquer !