Un monde d'Arcs-en -ciel
Chapitre 19 : La jungle oubliée
Yuu pénétra dans la salle et se dirigea aussitôt vers Maya.
-Maya-chan, je suis si heureux de te revoir !
Maya lui sauta au coup en disant :
-Yuu-kun, comme je suis contente que ce soit toi mon partenaire. On va faire du bon travail, hein, Onii-chan ?
Un coup de poignard dans le cœur ne lui aurait pas fait plus mal !
-Merci, Sen’seï, merci d’avoir engagé mon plus vieil ami !
Nouveau coup de poignard. Décidément, Maya n’avait pas changé. Toujours aussi spontanée.
Qu’est-ce que j’imaginais ? Qu’après la mort de sa mère et le départ de Satomi-san, ses sentiments pour moi allaient changer ? Quelle illusion !
De son côté, Kuronuma comprenait mieux pourquoi il avait accepté avec enthousiasme lorsqu’il avait appris que Maya avait le premier rôle.
Il est amoureux d’elle, c’est sûr ! Mon pauvre, cette fille est une forteresse que tu n’arriveras jamais à prendre d’assaut. Crois-en mon expérience, je juge très vite les gens et je ne me trompe quasiment jamais !
-Bon, les enfants, si on commençait à répéter ?
Certains acteurs, fort malmenés par Kuronuma étaient allés se plaindre au président de la compagnie qui les employait et demandèrent à démissionner de cette pièce. Lorsque Kuronuma s’aperçut que des acteurs étaient partis, il alla voir le président pour avoir des explications.
-Mon cher, la façon dont vous traitez vos acteurs n’est pas à leur goût. Ne vous étonnez pas qu’ils aient demandé à partir !
-S’ils avaient du talent, je n’aurais pas à les bousculer un peu !
-La compagnie aimerait avoir un prix au Festival du Théâtre, et je crains que votre pièce soit très mal placée pour ça. Je vais miser sur une autre pièce, Isadora, qui sera interprétée par Enjouji Madoka-san.
-Je ne travaille pas pour obtenir un prix, mais pour monter un chef d’œuvre qui donnera au public les plus belles émotions.
-Libre à vous, mais ce sera sans notre soutien.
C’était un coup dur. Sans l’aide financière de la compagnie, il devenait impossible de monter la pièce. Kuronuma en informa les acteurs.
-Je n’abandonnerai jamais ce projet. J’y mettrai jusqu’à ma chemise s’il le faut, mais cette pièce sera jouée. Cependant, je n’exige aucun sacrifice de vous. Ceux qui craignent pour leur carrière peuvent partir.
Excepté Maya, Yuu et un assistant, tous les autres s’en allèrent.
Il fallait trouver une salle pour répéter et jouer ainsi que de nouveaux acteurs. Kuronuma avait un ami qui possédait un vieux théâtre. Il alla le trouver pour le lui emprunter.
-D’accord, mais ne me l’abime pas, hein ?
Kuronuma comprit l’ironie et l’humour de son ami lorsqu’il vit la salle. Elle était complètement délabrée, les murs tombaient en ruine et la majorité des fauteuils étaient tout juste bons à jeter.
-Je sens qu’il va falloir sérieusement retrousser ses manches pour en faire une salle acceptable. Mais au moins, nous sommes chez nous !
Pour les acteurs, il placarda dans toute la ville des affiches annonçant des auditions pour sa pièce. Plusieurs personnes, fatiguées d’une vie morne et sans grand intérêt s’y présentèrent. C’était des gens ordinaires, ouvrier de chantier, infirmière, serveuse d’une gargote, professeur de collège…etc. En chacun d’eux, Kuronuma trouva le potentiel pour assurer un rôle. Les répétitions allaient pouvoir commencer. Lorsqu’ils revinrent le lendemain pour répéter, une étonnante surprise les attendait. Le théâtre avait entièrement été remis à neuf. La salle délabrée de la veille s’était comme par magie transformée en un coquet théâtre. Sur la scène se trouvait un bouquet de roses pourpres avec ce mot :
« Kitajima Maya-sama
Acceptez cette modeste contribution à votre art. J’ai hâte de voir votre interprétation
de Jane, la fille-louve, qui sera sans aucun doute fabuleuse.
Votre dévoué admirateur. »
Mon inconnu aux roses pourpres, il a fait ça pour moi. Ô merci, du fond du cœur ! Je jure de ne pas vous décevoir.
Les répétitions avaient bien commencé, lorsque le directeur de la compagnie, le metteur en scène d’Isadora, l’actrice Enjouji Madoka et cette fouine d’Onodera entrèrent dans la salle.
-Laissez tomber. Jamais votre pièce ne sera inscrite au Festival du Théâtre. Vous perdez votre temps.
Onodera s’adressa à Maya :
-Kitajima-kun, tu n’as aucune chance d’obtenir un prix au festival. Tu devrais renoncer tout de suite à La Nymphe Écarlate.
Et il éclata d’un rire aussi grossier que lui. Maya était prête à lui bondir dessus, toutes griffes dehors, comme l’aurait fait Jane. Soudain, une voix se fit entendre près de la porte.
-La pièce peut très bien obtenir un prix de l’Association Nationale du Théâtre. Elle est indépendante du festival et considère toutes les pièces jouées dans cette période. J’ajoute que son prix est aussi prestigieux, si ce n’est plus que celui du festival.
-Mais… Ce-Cela n’est en-encore jamais a-arrivé avec une t-troupe d’am-amateurs !
C’était Onodera qui venait de bégayer ça, visiblement agacé par l’intervention de Masumi.
-Peut-être, mais il y a un début à tout. Chibi-chan, tu es prête à tenter ta chance ?
-Même si je n’avais qu’une seule chance sur cent d’obtenir ce prix, je la tenterai !
-Et vous, Kuronuma-sen’seï ? Serez-vous d'accord pour tenter cette unique chance sur cent de gagner ce prix avec votre pièce ?
-Sans aucun doute. Maya-kun le mérite amplement. C’est bien aimable à vous de nous avoir informés.
Onodera était catastrophé. Si Maya remportait ce prix, elle reviendrait dans la compétition pour le rôle de La Nymphe Écarlate et Daito risquait de la perdre définitivement. Mais à quoi pensait donc Masumi ?
Une fois tout ce monde parti, Kuronuma dit à Maya :
-C’est un plaisir de travailler avec des amateurs. Ils n’ont pas l’ego surdimensionné des acteurs. Oh, je ne dis pas ça pour toi, malgré ton immense talent, tu es restée simple.
-Vous savez, Sen’seï, mon amie Ayumi est plus talentueuse que moi et elle est restée elle aussi très simple.
-Plus talentueuse, je ne crois pas. J’ai bien regardé l’enregistrement des Deux Princesses et alors que ton jeu semblait naturel, celui d’Ayumi-kun semblait lui demander de gros efforts.
-Vous avez tout à fait raison, Kuronuma-sen'seï, j’ai eu toutes les peines du monde à la suivre. Mais ça m’a procuré les plus grandes joies de ma vie !
-Mon Ayumi, tu es venue me voir ! Que je suis contente !
Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre et s’embrassèrent joyeusement sur les joues.
-Sen’seï, c’est une immense joie et un insigne honneur de vous rencontrer.
-Et moi j’ai le rare privilège de voir ensemble les deux plus grandes actrices du Japon. J’en suis également honoré. J’espère ne pas t’avoir vexée. J’ai la sale habitude de toujours dire ce que je pense !
-Pas du tout. Vous aviez vu juste. Puis-je vous emprunter Maya quelques minutes ?
-Bien sûr, mais pas trop longtemps. Nous avons pas mal de travail encore.
Elles se mirent à l’écart et Ayumi dit :
-Je viendrai te chercher après la répétition. Nous irons au restaurant, puis nous ferons une soirée pyjama chez moi.
Elle se pencha et lui murmura à l’oreille :
-Promis. On ne te mettra pas mal à l’aise dans le bain et tu n’auras pas non plus à dormir entre nous deux !
-Encore heureux ! Il ne manquerait plus que ça !
-Quoique… ça pourrait être intéressant… et si excitant !
-Veux-tu bien te taire, vicieuse ! répondit Maya en riant. L’humour bien particulier de son amie ne la surprenait plus.
Maya retourna auprès de Kuronuma qui poursuivit.
-Les répétitions se déroulent bien, et le jeu de chacun est très satisfaisant. Pourtant, j’ai noté une faille dans ton jeu.
-Une faille ? Vous m’inquiétez. De quoi s’agit-il ?
-Eh bien, on ne sent pas la sauvagerie de Jane. Au début de la pièce, elle réagit comme un animal sauvage, alors qu’à la fin, son humanité réapparaît. Ta louve à l’air d’un « loup des villes ». Il va falloir remédier à cela.
Maya était perplexe. Comment saisir la nature animale de Jane. Pas dans une ville, entourée d’êtres humains et avec tout le confort. Non, il lui fallait un environnement sauvage.
Je vais aller à la montagne me retirer dans la nature. Je ne reviendrai que lorsque j’aurai capturé l’âme de Jane.
Maya passa une excellente soirée avec Ayumi et Rei. Comme la fois précédente, elle alla dormir dans la chambre d’ami la plus éloignée de la chambre des deux amantes. Tôt le lendemain, sans avertir personne, elle prit le train et alla jusqu’au terminus dans une petite ville près du mont Tengu, où elle avait entendu dire que des loups avaient vécu jadis. De là, elle téléphona à Kuronuma pour le rassurer.
-Sen’seï, ne m’en veuillez pas. Je vais me fondre dans la nature pour saisir la sauvagerie de Jane. Il n’y a que là que je le pourrai. Je reviendrai dès que je l’aurai trouvée.
-Bon, mais fais bien attention à toi. Surtout, ne te blesse pas, compris, Maya-kun ?
-Merci Sen’seï. C’est promis. Je serai très prudente.
Il n’y a qu’elle pour avoir de pareilles idées. Mais elle a raison. C’est sans doute le seul moyen.
Maya resta trois jours dans la montagne, dormant la nuit dans une grotte, se levant aux premières lueurs de l’aube, se nourrissant des seules baies que les autres animaux mangeaient, buvant l’eau claire et fraîche d’une petite rivière de montage et se couchant dès que le soir tombait. Elle sentait qu’elle se fondait de plus en plus dans la nature, et le troisième jour, alors qu’elle allait boire, elle vit à son reflet dans l’eau que son regard n’avait plus aucune trace d’humanité.
Cette fois je la tiens ! C’est le regard de Jane, son visage complètement inexpressif. Cette fois, je suis vraiment prête à créer son masque.
À Tokyo, Yuu était sur des charbons ardents. Maya avait disparu depuis trois jours ! La nuit allait tomber et elle n’était toujours pas revenue.
-Sen’seï, avec ou sans votre permission, je vais la chercher.
À ce moment précis, la porte s’ouvrit et on entendit une voix joyeuse dire :
-Je suis de retour !
Kuronuma était soulagé. Elle était revenue, échevelée, les vêtements en lambeaux, le visage couvert de poussière, mais, Dieu merci, saine et sauve.
-Alors, tu as réussi ?
-Oui, j’ai capturé l’âme de Jane.
-Bien. Va te débarbouiller et reviens nous rejoindre pour la répétition. Je t’engueulerai après !
Tout le monde put constater l’étonnante transformation de Maya. Son jeu, pourtant excellent auparavant, avait atteint un niveau de vérité incroyable. Ce n’était plus Maya sur scène, mais véritablement Jane, la fille-louve. Kuronuma lui-même n’en revenait pas.
Je savais qu’elle était bonne, mais là, elle arrive à me surprendre. Avec elle, la pièce va faire un véritable tabac !
Quelques jours plus tard, ce fut la première d’Isadora. Kuronuma, Maya et Yuu y étaient allés. Comme à son habitude, Maya enregistra tous les dialogues, la mise en scène et même les pas de danse !