Un monde d'Arcs-en -ciel
Chapitre 17 : Aldis et Origeld
Après le spectacle, un représentant de la société Daito vint voir la troupe Tsukikage-Ikkakujuu. Il annonça à Hotta que la Daito produirait leur prochaine pièce, qui serait jouée au théâtre Athéna. Maya soupçonna aussitôt Masumi de préparer un coup bas. Pour en avoir le cœur net, elle se rendit alors devant l’immeuble Daito où elle le trouva juste avant qu’il n’y entre.
-Qu’est-ce que vous mijotez encore ?
-Rien du tout, je veux vraiment promouvoir tes amis. Ils sont très talentueux.
-Vraiment ? Mais j’ai juré que je ne jouerai plus jamais pour la Daito !
-Tranquillise-toi, tu ne fais pas partie du projet.
-Hein ? Mais je ne veux pas être séparée d’eux !
-Tu as bien dit que tu ne veux plus jouer pour la Daito, non ? De quoi te plains-tu ?
Sur ces entrefaites, Onodera arriva.
-Tiens, ça faisait longtemps, Kitajima-kun ! Comment vas-tu t’y prendre pour obtenir un prix équivalent à celui d’Ayumi-kun ? Surtout en si peu de temps. Tu peux déjà faire ton deuil de La Nymphe Écarlate.
-En parlant d’Ayumi-kun, sais-tu qu’elle va jouer le rôle principal dans la prochaine pièce du théâtre Nittei ? Et que sa partenaire va être… Tsukikage-sen’seï !
-Pas possible, avec Sen’seï ?
-Si tu ne me crois pas, va voir par toi-même !
Le choc était rude pour Maya. Sen’seï, sa sen’seï allait jouer avec sa rivale Ayumi.
Si je pouvais être sur scène avec elles, ce serait le bonheur total. Mais reste-t-il encore des rôles à pourvoir ?
Après avoir lancé une dernière réplique cinglante à Masumi, faisant état de ses ancêtres non-humains, Maya se hâta de se rendre au théâtre Nittei pour constater le fait par elle-même.
Une fois Maya et Onodera partis, Saeko s’approcha de Masumi. Elle avait saisi son petit jeu. Très habile de sa part !
-Tu es vraiment diabolique, Masumi. Tu savais que l’actrice qui devait jouer la deuxième princesse s’est désistée et qu’il va y avoir des auditions ! C’est pour ça que tu l’as séparée de ses amis ?
-Ah bon ? Première nouvelle ! Je n’ai fait que lui dire ce que faisait sa rivale, c’est tout.
Son air innocent était du plus grand comique. Saeko eut du mal à ne pas éclater de rire.
-Mais oui. Et je vais te croire ! En tout cas, merci pour elle.
Lorsque Maya arriva au théâtre Nittei, elle apprit que des auditions allaient avoir lieu pour le rôle de la princesse Origeld. Elle s’y inscrivit aussitôt.
Si je réussis, j’aurais la chance de jouer avec Ayumi et Sen’seï. Qu’est-ce je raconte ! Je dois, je vais réussir !
L’audition devait se dérouler en trois tours. En plus de Maya, six autres candidates s’étaient présentées. Le premier tour consistait à jouer une petite scène : « Poison ». L’histoire d’une femme possédant un poison qu’elle allait peut-être utiliser.
-Une femme avec une intention meurtrière ? Facile !
Maya n’était pas de cet avis et se posait un tas de questions. Quel type de poison, comment l’administrer, qui est cette femme et qui veut-elle tuer ? Elle construisit tout un scénario et fut bientôt prête. Lorsque son tour arriva, ce n’était plus une petite scène, mais un véritable thriller qu’elle avait imaginé. Son don de la pantomime était si parfait que le jury et les autres candidates crurent voir la cuisine où elle préparait le repas, le flacon de poison et même les convives dans le salon à côté. Après ce tour, deux des candidates furent éliminées. Le second tour consistait à improviser une scène pour exprimer un sentiment dans une salle de restaurant. Seule contrainte : le serveur resterait dans la salle.
-Bien, qui veut commencer ? Je vous rappelle que cette étape n’est pas obligatoire, celles qui ne se sentent pas capable de le faire peuvent abandonner l’audition.
Maya était ravie. Pour elle, ce genre d’improvisation ne posait aucun problème. Maya et une seule autre candidate se proposèrent. C’est l’autre candidate qui commença. Elle joua la scène d’un repas de rupture où son ancien amant n’avait même pas daigné venir. Le jury apprécia l’originalité de la scène. Maya, elle, joua un enfant qui, faisant une partie de cache-cache tente d’échapper à deux individu louches. Lorsqu’on demanda qui d’autre voulait essayer, Maya se proposa chaque fois. Chigusa vint voir discrètement comment se déroulait l’audition. Maya en était à sa cinquième improvisation. Chigusa n’était pas étonnée.
Ma Maya. Ma fille aux mille masques. Tu pourrais le faire toute la journée sans te répéter une seule fois. L’issue de l’audition ne fait aucun doute. Mes deux héritières vont rivaliser sur la même scène. Ça va être passionnant !
Effectivement, le jury n’insista pas. Après la septième improvisation de Maya, ils annoncèrent que le troisième tour était supprimé et que le rôle revenait à Maya. Ayumi en fut aussitôt avertie par téléphone. En apprenant que Maya serait sa partenaire, elle sauta de joie.
Maya chérie, toi et moi sur la même scène ! C’est fabuleux. Mais je ne te ferai pas de cadeau, toi non plus, tu ne m’en feras pas ! C’est si excitant !
Elle appela aussitôt Rei pour lui annoncer la nouvelle.
-Ma chérie, devine qui va jouer Origeld… Oui ! C’est elle ! Oh, j’en suis toute excitée. C’est la première fois que nous allons rivaliser sur scène, tu te rends compte !
Lorsqu’Utako apprit la nouvelle, elle dit à sa fille :
-Je te souhaite bien du plaisir ! Jouer avec Maya-chan n’est pas une mince affaire, tu verras. Mais si tu arrives à entrer dans son jeu, et je te fais confiance pour ça, tu ressentiras les plus intenses et les plus excitantes émotions de ta vie.
Deux jours plus tard, on annonça à une conférence de presse la distribution de la pièce Les deux Princesses.
-Dans le rôle de l’impératrice douairière, Haldora : Tsukikage Chigusa.
Stupeur dans la salle. Tsukikage Chigusa, la Nymphe Écarlate, qui n’était plus remontée sur scène depuis son accident !
-Dans le rôle de la Princesse Aldis : Kitajima Maya. Dans celui de la Princesse Origeld : Himekawa Ayumi.
Les journalistes n’en croyaient pas leurs oreilles. N’était-ce pas une erreur dans la distribution ? Il était évident que le rôle d’Aldis convenait bien mieux à Himekawa Ayumi ! Chigusa s’avança pour expliquer ce choix.
-Mesdames et Messieurs. Certes, si on se fie aux apparences, Ayumi-san était parfaite dans le rôle d’Aldis. C’est moi qui ai demandé à ce que les rôles soient permutés, car nous avons là deux actrices au talent exceptionnel qui auront la compétence pour jouer un rôle qui, en apparence, ne leur convient pas. Cela rendra la pièce d’autant plus intéressante.
Les répétitions commencèrent la semaine suivante. Le premier jour, Saeko vint voir Maya. Elle lui remit un bouquet de roses pourpres avec ce mot :
« Kitajima Maya-sama
Félicitations pour votre réussite à l’audition. J’ai hâte d’admirer la merveilleuse
Princesse Aldis que vous allez créer.
Votre dévoué admirateur. »
Puis elle lui tendit le magnétophone.
-Si tu veux lui enregistrer un message…
Maya s’écarta un peu pour délivrer son message, où elle exprima toute sa gratitude et son amour. De retour au bureau de Masumi, Saeko lui remit l’enregistrement et lui dit :
-Quand vas-tu te décider à lui dire que tu es son bienfaiteur ?
-Je ne peux pas, Saeko. Tu sais bien qu’elle ne me croirait pas. Et puis, j’ai si peur d’être rejeté ! Je ne le supporterais pas.
-Pourtant, tu vois bien à quel point elle aime son inconnu aux roses pourpres ?
-Oui, elle l’aime autant qu’elle me déteste. Ironique, non ?
Les répétitions ne se passaient pas bien. Certes, jouer une princesse ne posait pas de réelles difficultés. Mais jouer Aldis et Origeld était une autre affaire. Chigusa était très pointilleuse à ce sujet et le jeu de Maya ainsi que celui d’Ayumi étaient loin de la satisfaire.
-Tu sais ce que m’a dit Rei ? On ne naît pas princesse, c’est l’environnement et l’éducation qui font d’une fille une princesse !
-Mais elle a raison ! J’ai une idée géniale : échangeons nos vies. Ainsi, tu pourras devenir la belle, douce et aimable Aldis tandis que j’apprendrai à devenir la sombre, haineuse et cruelle Origeld. Qu’en dis-tu ?
-Et comment va-t-on faire ?
-Simple. Tu vas habiter chez moi, tu seras chouchoutée par ma nounou et les servantes. Tu t’y feras très vite, tu verras.
-Et toi ? Tu vas dans mon appartement ?
-Tu plaisantes ! Moi, seule la nuit avec Rei, tu crois que j’aurais la tête à me concentrer sur mon rôle ? Non, j’irai dans le théâtre souterrain. Il est libre, non ? J’expliquerai à Rei, elle comprendra.
Ainsi firent-elles, et, comme l’avait prévu Ayumi, Maya s’y fit si vite qu’au bout de quelques jours, Baya croyait entendre Ayumi quand Maya parlait. De son côté, Ayumi, dans le théâtre souterrain, ressentait de mieux en mieux ce qu’avait pu être la vie d’Origeld, emprisonnée depuis son enfance dans un donjon. Chigusa avait remarqué le changement, mais sentait qu’il manquait encore quelque chose.
-Sen’seï, je vous emprunte ces deux jeunes filles un moment.
-Faites donc. Je vous fais confiance, Tsukikage-sen’seï !
Elle les conduisit à un entrepôt dans lequel se trouvaient des chambres frigorifiques.
-Ce qui manque dans votre jeu, à toutes deux, c’est la température. Entrez là-dedans.
Lorsqu’elles furent dans la chambre froide, Chigusa referma la porte.
-Lastonia est un pays d’Europe du nord, près du cercle polaire. L’hiver y est très rude et dure six mois, tandis que l’été y est relativement doux. En hiver, la température est comparable à celle de cette chambre froide.
Sur le thermomètre placé à l’intérieur, elles virent que la température était d’environ -23 °C. Le froid les pénétrait jusqu’à la moelle des os. Ayumi dit à Maya :
-Et si nous dansions, cela nous réchaufferait, non ?
Mais le froid eut raison d’elle et Ayumi tomba à genoux, les mains et les pieds douloureux. Maya, qui n’était dans un meilleur état se précipita et la prit dans ses bras...
-Maintenant, Ayumi-san, dis ton texte à partir de « Lastonia… Mon Royaume… ».
À grand peine, Ayumi dit son texte, et cette fois, le froid rigoureux de Lastonia émanait de ses mots. Chigusa ouvrit la porte et les fit sortir. Une vague de douce chaleur les envahit.
-À toi, Maya, dis ton texte.
Maya le fit, et la chaleur du printemps, avec le dégel des glaces et l’apparition des nouvelles fleurs transparaissait dans ses mots. Chigusa sourit. Elles étaient enfin prêtes.
Le jour de la première, Maya rencontra Masumi dans le hall du théâtre.
-Alors, Chibi-chan, c’est le grand jour ! Écoute. Si ton jeu est mauvais, je n’hésiterai pas à partir. S’il est correct, je resterai jusqu’au bout. Mais s’il est excellent, alors je t’enverrai autant de fleurs que tu voudras.
Masumi avait parlé suffisamment fort pour que les journalistes l’entendent.
-Alors apprêtez-vous à m’envoyer une montagne de roses. Mon Aldis sera si exceptionnelle que vous en resterez cloué sur votre fauteuil !
Ayumi, qui avait assisté à la scène dit à Maya :
-C’est drôlement sympa, ce qu’il vient de faire. Tu te rends compte ?
-Comment ça, sympa. C’est un vrai butor, oui !
-Tu ne comprends pas ? Hayami-san n’envoie des fleurs qu’aux plus grandes actrices. S’il t’en envoie, ça te fera une publicité monstre !
-Non, tu dois te tromper. Il a dit ça pour me contrarier, encore une fois !
La pièce commença, et lorsqu’arriva la première scène partagée par les deux filles, Ayumi comprit aussitôt ce que sa mère avait voulu dire. Face à elle, ce n’était plus Maya, c’était véritablement la Princesse Aldis. Elle en devenait réellement belle.
Il va falloir que je me transforme en Origeld, sinon je vais complètement disparaître dans sa lumière !
Au prix d’intenses efforts, elle y parvint et la pièce prit une dimension nouvelle. Le public était subjugué, comme hypnotisé par l’extraordinaire interprétation des deux princesses. Chigusa était elle aussi satisfaite. Ce qu’elle avait prévu et espéré était arrivé. Maya avait forcé Ayumi à transcender son jeu, à repousser ses limites à un niveau qu’elle n’avait encore jamais atteint. Quant à Onodera, aveuglé par son admiration inconditionnelle du talent d’Ayumi, il fut incapable de soupçonner l’immense talent de Maya.
-Aucun doute. La scène est noyée dans l’ombre d’Origeld. C’est elle la seule vraie vedette de la pièce !
Sur son fauteuil, Masumi, comme l’avait prédit Maya, était « cloué ». Il connaissait l’extraordinaire talent de Maya, mais il n’aurait jamais pensé qu’elle irait aussi loin.
Maya, nous avons gagné tous les deux notre pari !
À la fin de la pièce, les deux actrices reçurent une formidable ovation. Et comme l’avait fait sa mère plus d’un an auparavant, Ayumi ne put résister et embrassa Maya sur la joue. Sous les applaudissements frénétiques du public, Maya lui rendit son baiser. Une fois les spectateurs partis, Ayumi était toujours sous le choc de l’expérience qu’elle venait de vivre. Elle en tremblait encore.
-C’était extraordinaire. Je n’étais plus moi, mais j’étais devenue Origeld. J’ai réellement ressenti sa souffrance, sa solitude, sa haine, son désir de vengeance. Je t’ai réellement détestée et aimée en même temps. Je n’en reviens pas d’une telle transformation.
-Ah bon. J’ai toujours cru que sur scène, on se transformait automatiquement en son personnage.
-Tu veux dire que c’est toujours comme ça pour toi ?
-Eh bien, oui. Pourquoi, ce n’est pas pareil pour toi ?
-Maya chérie, tu ne voudrais pas me passer la moitié de ton talent ?
-Ma chérie, si c’était possible, je le ferai volontiers.
-Allez, ce soir on va aller toutes les trois au restaurant pour fêter ça !
-D’accord, mais après, ramène-moi chez moi. Je ne suis pas très à l’aise chez toi.
-C’est d’accord. Euh… n’attends pas Rei cette nuit…
En rentrant chez lui, Masumi eut une désagréable surprise…