Un monde d'Arcs-en -ciel
Chapitre 09 : D’Elisabeth à Helen
Après les retrouvailles chaleureuses des deux troupes, Chigusa reprit la parole.
-La troupe Ikkakujuu nous fait la gentillesse de compléter les rôles de la pièce. Voici la distribution des principaux rôles : Mina, le rôle principal : Frederica. Taiko, tu joueras la noble et ambitieuse chanteuse, Isabella. Rei, tu seras Pio, un escroc italien et aussi Victoria, la beauté sans pareille. La riche Marissa, Hannah la servante et la vieille femme mystérieuse seront jouées par Sayaka.
Après un court silence, les filles réalisèrent que Sen’seï n’avait pas cité Maya. Rei s’en étonna :
-Sen’seï, et Maya ? Elle n’a aucun rôle ?
-Maya, tu joueras un rôle très particulier, et sans doute le plus difficile. Tu seras assise au milieu de la scène, sans bouger, sans dire le moindre mot et sans la moindre expression sur ton visage.
-Sen’seï, quel genre de personnage agit ainsi ?
-Maya, tu joueras de rôle d’une poupée.
Les répétitions commencèrent dès le lendemain dans la petite église. Les autres rôles ne posant aucun problème, Chigusa se concentra particulièrement sur celui de Maya. Celle-ci, ayant du mal à comprendre comment s’articulait une poupée, Chigusa eut une idée saugrenue mais efficace. Lorsque les filles arrivèrent le lendemain matin pour répéter à l’église, elles y virent Chigusa et Maya qui avaient déjà commencé leur répétition. Peu après arriva Masumi qui s’inquiétait de n’avoir pas trouvé Chigusa à l’hôpital.
-Vous devriez rentrer à l’hôpital, Tsukikage-san. Nous ne voudrions pas avoir votre mort sur la conscience.
À ce moment précis, Maya tomba de sa chaise. Masumi se précipita pour l’aider à se relever. Chigusa lui cria de ne pas l’aider, mais trop tard. Il lui avait déjà saisi le bras et on entendit un craquement. Du sang se mit à couler du bras de Maya. En défaisant le haut du son chemisier, Masumi vit qu’elle portait, fixées sur son corps, des éclisses de bambou qui limitaient ses mouvements.
-Vous êtes complètement folles, toutes les deux.
Plus tard, de retour dans sa chambre d’hôpital, Chigusa s’expliqua :
-C’est quelque chose que tu ne peux pas comprendre, Masumi-kun. Cette joie que nous avons de vivre notre passion. Ozaki Ichiren, qui m’a sauvée, éduquée et appris à jouer m’a donné en même temps ma raison de vivre.
- Étiez-vous amoureuse d'Ozaki Ichiren ?
-Lorsqu’il s’est suicidé, j’ai voulu le suivre dans la tombe. Mais il m’avait laissé la mission de faire vivre La Nymphe Écarlate. C’est pourquoi je m’accroche encore à la vie.
Elle se tut un moment, puis reprit :
-Masumi-kun, sais-tu qui est responsable de la mort d’Ichiren ? Ce n’est autre que ton père, Hayami Eisuke.
Masumi ne s’en étonna pas. C’était bien le style du personnage.
Ainsi nous avons en commun la mort d’un être cher causé par la même personne. Je comprends pourquoi elle se montre relativement sympathique avec moi.
Plus tard dans la journée, Masumi rencontra Maya qui revenait des courses.
-Chibi-chan, pardonne-moi de t’avoir fait mal ce matin. Dis-moi, que comptes-tu faire après le collège ?
-Je continuerai à étudier le théâtre tout en travaillant.
-Pour jouer, il faut avoir une certaine culture générale. Tu devrais aller au lycée.
-Vous croyais que je l’ignore ? Mais je ne peux tout simplement pas. Je n’en ai pas les moyens.
-Viens chez Ondine et tous ces problèmes matériels seraient résolus. De plus, tu pourrais remonter sur scène.
-Jamais ! Je vous l’ai déjà dit. Jamais je n’accepterai l’aide de Daito ! Je préfèrerais mourir !
-Tu risques de le regretter, Chibi-chan. Prends soin de toi.
Il remonta dans sa voiture et partit. Ces derniers mots avaient ému Maya.
Quelle tristesse dans son regard, et quelle solitude aussi. J’en ai encore le cœur serré… Mais qu’est-ce que je raconte ? Je le déteste, il ne nous a fait que du mal !
Quelques jours plus tard, Maya fut convoquée dans le bureau du proviseur de la prestigieuse Académie des Stars. Ce lycée était célèbre pour son club de théâtre qui remportait régulièrement le premier prix de tous les concours et pour avoir eu, comme anciens élèves, de nombreuses stars du théâtre et du cinéma.
-Hein ? Une place pour moi dans ce lycée ?
-Oui, quelqu’un a pris en charge tous les frais pour les trois ans de ta scolarité.
-Mais… Qui ferait une chose pareille pour moi ?
-J’ignore son identité car je n’ai eu affaire qu’à son représentant, qui m’a chargé de te remettre ceci.
Il lui tend alors une rose pourpre avec une lettre.
« Kitajima Maya-sama
Je vous en prie, acceptez ceci. Vous méritez ce qui ce fait de mieux pour nourrir et accroître votre talent. J’ai hâte de vous applaudir à nouveau dans votre prochain rôle.
Votre dévoué admirateur. »
Oui, mon inconnu aux roses pourpres. Je vais étudier sérieusement et je ferai tout pour devenir une actrice de classe mondiale. Tout cela pour vous…
La location d’un théâtre étant hors de prix, Rei avait trouvé un ancien café qui avait fait faillite car se trouvant en sous-sol.
-Ce n’est pas luxueux, mais c’est chez nous. Nous allons transformer cet endroit délabré en salle de théâtre !
Tous les membres de la nouvelle troupe Tsukikage-Ikkakujuu se mirent avec ardeur au travail. Ils eurent tôt fait de nettoyer la salle et d’y installer des vieux bancs et des nattes qu’ils avaient récupérés. Ils seraient fins prêts pour la première. Juste en face de leur « théâtre en sous-sol » se trouvait le prestigieux théâtre Orion, qui allait produire le même jour et à la même heure Hamlet de Shakespeare. Les jeunes acteurs de la troupe Orion trouvaient la situation hilarante.
-Ils comptent vraiment concurrencer le théâtre Orion ? Leurs places vont rester vides, sans aucun doute !
-En êtes-vous si sûrs ? Savez-vous seulement qui loue ce local ?
C’était Ayumi qui venait de parler. Elle suivait de près la carrière de Maya, et était venue avertir les acteurs d’Orion.
-Quelle importance ? Sans doute une troupe inconnue.
-Certes, ils sont inconnus, mais ils sont très talentueux. La troupe Ikkakujuu, arrivée seconde au Concours National de Théâtre et la troupe Tsukikage, arrivée première dans le vote du public. Et dans cette troupe, Kitajima Maya, que je considère comme ma seule rivale.
-Ki-Kitajima Maya ? Celle qu’Harada-sen’seï a surnommée le fléau de scène ?
-Exactement. Prenez garde que ce fléau ne dévaste pas votre scène.
Pour la première, les billets furent vendus à la criée dans la rue. Il n’y eut ce jour là que douze spectateurs. Mais parmi ceux-ci, Himekawa Ayumi, qui venait voir les progrès de sa rivale et Majima Ryou qui venait rechercher sa Catherine. La prestation de Maya était époustouflante. Pour apprendre à vider son esprit de toute pensée et n’avoir aucune expression sur le visage, Chigusa l’avait envoyée dans un temple zen où le moine lui avait enseigné à se détacher de son humanité. Son jeu fut si parfait que plusieurs personnes dans le public crurent que c’était réellement une poupée de grande taille.
Maya, tu joues là le rôle le plus important. Toute la pièce repose sur toi. Le moindre signe d’humanité et la pièce tombe à l’eau. Je suis vraiment impressionnée. Tu as autant progressé que moi. Tu es bien digne d’être ma rivale !
En sortant, les spectateurs étaient ravis. Les hommes avaient apprécié particulièrement cette jolie poupée tandis que les jeunes filles s’extasiaient sur le si mignon Rei-sama.
Là encore, Ayumi alla féliciter Maya :
-Tu as été encore incroyable. On aurait vraiment dit une poupée grandeur nature. Il va falloir que je progresse encore pour ne pas être dépassée par toi !
-Oh non, Ayumi-san. Tu me surestimes. Tu es bien plus talentueuse que moi !
-Tu ne changeras pas, Maya, toujours aussi modeste. N’est-ce pas, Rei ?
Disant cela, elle avait lancé un regard appuyé sur Rei. Celle-ci en fut troublée.
-B-Bien sûr, Ayumi-san. C’est bien la petite Maya que nous aimons tous.
En partant, Ayumi aussi ressentait un certain trouble.
Habillée en homme, elle a été fabuleuse. Est-ce cela qui m’attire tant chez elle ?
Puis, levant les yeux vers le théâtre Orion, elle pensa :
Désolée pour vous. Vous allez perdre la partie, sans aucun doute.
Au fil des jours, le public qui venait voir la pièce se faisait de plus en plus nombreux, au point qu’au dixième jour, il fallut faire deux représentations. Dans le même temps, le public du théâtre Orion diminuait jusqu’à n’être plus que l’ombre de lui-même. Ayumi l’avait bien prévu : ils avaient perdu la partie. Deux personnes venaient régulièrement à chaque représentation. Majima Ryou et un homme en costume noir et lunettes de soleil. Après le dixième spectacle, Ryou attendit Maya à la sortie du théâtre. Il l’invita à prendre le thé dans un salon réputé.
- Je suis venu te voir tous les jours, tu sais. Ton jeu est superbe. Voudrais-tu… Voudrais-tu sortir avec moi ?
-Je suis désolée, Majima-kun. Mais…
-Mais tu aimes déjà quelqu’un, n’est-ce pas ? Je dois accepter d’être rejeté.
-Tu sais, je ne suis pas du tout comme Catherine. Je suis plutôt ordinaire et pas bonne à grand-chose, à part jouer.
-C’est vrai, tu n’es pas ma Cathy et je ne suis pas ton Heathcliff. J’étais amoureux d’une illusion… Restons quand même bons amis, d’accord ?
-Bien sûr, Majima-kun.
En partant, Ryou se dit en lui-même : « Adieu, ma Cathy. »
À Yokohama, Haru se sentait mal depuis quelques temps. Elle toussait fréquemment, et une fois, elle avait craché du sang. Inquiets, les patrons du restaurant lui avaient demandé d’aller se faire soigner, à leur frais, dans un sanatorium puis de revenir une fois guérie. Haru avait accepté avec reconnaissance. Dans le train, elle vit dans un magazine la photo de Maya dans le rôle de Catherine. Elle n’en revenait pas. Sa fille était devenue actrice et se trouvait dans le journal ! Elle déchira la page dans laquelle se trouvait la photo et descendit du train à l’arrêt suivant pour aller à Tokyo.
À l’immeuble Daito se tenait une réunion au sujet du casting de Miracle en Alabama. Pour le rôle d’Helen, une première sélection avait retenu quinze candidates potentielles. L’homme en costume noir qui était venu plusieurs fois voir Le sourire de porcelaine intervint.
-Je voudrais ajouter celle-ci. Je l’ai découverte dans le théâtre souterrain où elle jouait le rôle d’une poupée. Elle restait immobile, sans dire un mot et son visage était si inexpressif qu’on aurait vraiment dit une poupée.
-Et cela vous suffit pour dire qu’elle a du talent ?
En voyant la photo de Maya ajoutée aux quinze autres, Masumi sourit et dit à l’homme en noir :
-Vous avez vraiment eu du flair.
Le jour de la dernière était arrivé. En sortant de la pension pour se rendre au théâtre, Maya et Rei tombèrent sur Sugiko. Elle apprit à Maya que sa mère, qui se rendait au sanatorium n’y était jamais parvenue et avait complètement disparu. Maya était bouleversée. Sa mère, qu’elle n’avait pas revue depuis trois ans, à qui elle n’avait donné aucune nouvelle. À sa peine s’ajoutait le remord de l’avoir autant négligée. En chemin, Maya crut voir sur le trottoir d’en face, sa mère qui marchait. Elle avait l’air si maigre et si souffrante. Maya voulut se précipiter à sa rencontre mais Rei la retint. C’était l’heure et le rideau allait se lever ! Pour la dernière, Chigusa était venue voir le spectacle, et surtout comment s’en tirait Maya. Pour la première fois depuis le début de la pièce, Maya ne parvint pas à faire le vide dans son esprit. L’image furtive de sa mère ne la quittait pas. Des souvenirs de son passé, certains joyeux, d’autres tristes lui revinrent en mémoire. Soudain, une larme coula sur sa joue et vint s’écraser sur sa main. Les spectateurs du premier rang s’en étaient aperçu. Rei réagit aussitôt et, feignant de perdre l’équilibre, renversa une carafe d’eau sur Maya pour masquer ses larmes. Puis elle demanda à Sayaka, qui jouait Hannah, la servante, d’aller changer Elisabeth. L’incident n’eut pas d’autre suite et la pièce fut un vrai succès comme toutes les fois précédentes. Une fois le rideau baissé, Chigusa gifla violemment Maya et laissa éclater sa colère.
-Maya, quelles que soient les circonstances, un acteur ne doit jamais, jamais laisser tomber son masque. Sans l’intervention de Rei, la pièce était un fiasco. Tu n’apparaitras dans aucune de nos prochaines pièces. Tu es suspendue jusqu’à ce que je prenne une décision définitive à ton sujet.
Tous les jours suivants, Maya se levait très tôt le matin et arpentait les rues de Tokyo à la recherche de sa mère.
Même si je n’ai qu’une chance sur un million de la retrouver, je dois la tenter.
Chaque soir, elle rentrait épuisée et de plus en plus désemparée. Un soir, elle reçut une visite inattendue. L’homme lui proposait d’auditionner pour le rôle d’Helen dans Miracle en Alabama, spectacle d’ouverture du nouveau théâtre Daito.
-Nous avons déjà fait une présélection et limité le nombre des candidates à cinq personnes.
- Helen Keller est aveugle, sourde et muette. Peut-on savoir qui sont les autres candidates ?
-Voyons… Entre autres, il y a Kanaya Emi, de l’Académie des Stars et Himekawa Ayumi. D’ailleurs, le rôle d’Ann Sullivan sera tenu par sa mère Utako.
-Et quels seront les juges ?
-Entre autres, Himekawa Utako-san, en tant que premier rôle féminin et Onodera sen’seï en tant que metteur en scène.
-Alors les jeux sont faits. On sait d’avance qui aura le rôle !
-Je vous assure que les auditions seront tout à fait impartiales. Alors, qu’en dites-vous ?
-Je suis désolée, mais je dois refuser. Je me suis promis de ne jamais jouer pour la société Daito. De toute façon, c’est certainement Ayumi-san qui aura le rôle.
Le lendemain, Maya fut convoquée par Chigusa, qui avait appris par Rei qu’elle avait refusé l’audition pour le rôle d’Helen.
-Maya, en laissant tomber ton masque sur scène, tu as cessé d’être une actrice. C’est pourquoi je t’ai suspendue. En fait, j’aurais même dû te renvoyer. Mais je te laisse une dernière chance. Tu réintégreras la troupe si tu arrives à décrocher le rôle d’Helen Keller. Tu dois te présenter aux auditions.
-Mais, Sen’seï, avec Ayumi-san et sa mère dans le jury…
-Tu crains encore Ayumi-san ? Bien sûr, elle est talentueuse, mais tu l’es tout autant. Quant à sa mère Utako, je la connais bien. Elle sera impartiale. Et puis, Maya, n’oublie pas que c’est ta dernière chance !
C’est donc contrainte et forcée que Maya accepta de passer l’audition, qui devait avoir lieu un mois plus tard. De son côté, Ayumi décida de quitter la maison afin qu’on ne l’accuse pas d’être favorisée si elle restait avec sa mère.
Maya, ma seule rivale, je veux me placer dans les mêmes conditions que les autres candidates. Ainsi, notre combat sera loyal. Et même si j’espère que ce sera moi, que la meilleure gagne !
À l’immeuble Daito, une conférence de presse fut donnée pour présenter les cinq candidates au rôle d’Helen Keller. En plus de Maya, Ayumi et Kanaya Emi, il y avait Shiratori Rena de la troupe Kaze et Hayakawa Akiko de la troupe Tenma. Toutes ces jeunes filles étaient des actrices talentueuses et expérimentées. Maya commença aussitôt à répéter le rôle aidée par Rei dans la petite église. Elle avait du mal à exprimer le fait qu’elle était aveugle et sourde. Son instinct la poussait à utiliser ses yeux et ses oreilles. Chigusa, qui était venue entre temps, s’épuisait à donner des indications à Maya sur la façon d’interpréter Helen. Rei lui dit :
-Sen’seï, vous devriez vous reposer, sinon vous allez vous écrouler !
Masumi, qui était arrivé entre temps approuva.
-Elle a raison. Vous devriez faire une pause. Vous devez sortir bientôt de l’hôpital, mais pas si vous êtes dans cet état.
-De quoi vous mêlez-vous ? Et d’abord, que venez-vous faire ici ? aboya Maya.
-Ah, vous n’êtes pas au courant ? Cette église va être démolie aujourd’hui. Ils vont construire des appartements à la place.
-Alors, nous n’avons plus d’endroit où répéter ? Vous n’apportez que le malheur avec vous. Allez-vous en ! Partez !
Dès le lendemain, on apporta chez Maya une rose pourpre avec un billet de train et ce mot :
« Kitajima Maya-sama
Si vous le désirez, vous pouvez utiliser mon pavillon à Nagano pour vous reposer ou pour répéter cet été, à votre guise.
Votre dévoué admirateur. »