Un monde d'Arcs-en -ciel
Chapitre 08 : De Tazu à Catherine
La pièce d’Ayumi et celle de Maya commençaient le même soir. Donnée au profit d’une œuvre de charité, Le Prince et le Pauvre avait attiré un public essentiellement composé d’enfants, fans d’Ayumi. Lorsqu’ils la virent, sale et habillée de guenilles, ils ne reconnurent pas la magnifique jeune fille qu’ils admiraient tant. Ils s’agitèrent et voulurent partir. La pièce risquait d’être un fiasco. Sans hésiter, Ayumi décida de descendre de scène et d’aller quêter dans la salle.
-Mesdames et Messieurs, à gauche et à droite ! Soyez bénis en me faisant l’aumône !
Un petit garçon lui offrit timidement un bonbon, suivi rapidement par d’autres qui lui offrirent chocolats, sucettes…etc. La partie était gagnée. Elle remonta sur scène et la pièce put continuer. Les enfants furent ravis lorsqu’ils la virent en prince, propre, bien coiffée, habillée d’un élégant costume et portant une couronne. La pièce remporta un franc succès, et l’exploit d’Ayumi fut rapporté par les journaux.
La veille, Maya avait appris par Yuu qu’Ayumi aussi visait le rôle de La Nymphe Écarlate. Leur rivalité prenait une dimension nouvelle.
-Tu te rends compte ? Un rôle que les plus grandes actrices, sa mère y compris, n’ont pas été autorisées par Tsukikage-sen’seï à jouer !
Alors nous sommes rivales ! Comment rivaliser avec une actrice aussi talentueuse qu’Ayumi ? Mais cette fois, je ne baisserai pas les bras ! Je relève le défi !
Le moment d’entrer sur scène était arrivé. Maya se concentra quelques secondes.
Je vais mettre son masque… Je suis Tazu.
Effectivement, ce n’était plus Maya qui entrait sur scène, mais le personnage lui-même.
Aussitôt, tous les regards se fixèrent sur elle, et lorsqu’elle quitta la scène, le public la suivit des yeux. Harada s’en rendit aussitôt compte avec un certain déplaisir, du fait qu’elle se trouvait elle aussi sur scène. Le même phénomène se reproduisit chaque fois que Maya apparaissait sur scène. Pour se venger d’avoir été dessaisie du rôle, Asae sabota la poupée que Maya transportait sur son dos et qui figurait l’enfant dont elle avait la charge. Lorsque Maya traversa la scène en chantonnant une berceuse tout en se plaignant de trimer comme une esclave pour un seul bol de riz par jour au lieu des trois promis, la tête de la poupée se détacha et tomba sur la scène. Affolement dans les coulisses et stupeur dans la salle. Avec un superbe aplomb, Maya se retourne, va vers la tête, la prend, l’époussète et la remet à sa place en lui disant :
- Décidément, tu ne peux pas rester tranquille.
Puis elle se tourne vers le public et avec un sourire malicieux, elle dit :
-Les enfants n’en font qu’à leur tête, c’est bien connu !
Ensuite, comme si de rien n’était, elle termine sa scène et retourne dans les coulisses, sous les rires et les applaudissements fournis du public. Harada est vivement impressionnée par le cran dont Maya à fait preuve.
Cette fille n’est vraiment pas ordinaire. Bien que débutante, elle éclipse tous les acteurs, même les plus chevronnés. C’est un véritable fléau de scène. Je comprends à présent ce que voulait dire Tsukikage-san. Mais je ne j’emploierai plus à l’avenir.
À l’entre-acte, elle vit Asae et lui dit :
-Ta petite plaisanterie a failli ruiner toute la pièce. Sans le reflexe et le cran de Maya, tout tombait à l’eau. Grâce à toi, elle conservera ce rôle jusqu’à la finale !
Le jour de la finale arriva, et, dans le public, un vieil homme fut particulièrement intéressé par le jeu de Maya. C’était le président d’une grande société de production qui s’apprêtait à monter un nouveau spectacle. Il se tourna vers son assistante qui l’avait accompagné.
-Qui est cette jeune actrice ?
-Je l’ignore. Son nom ne figure même pas dans la distribution.
- Arrangez-vous pour savoir qui elle est et où elle habite. Elle est très intéressante.
-Qu’est-ce qui vous intéresse tant en elle ?
-Je ne sais pas trop, elle a quelque chose… Ce serait amusant de l’avoir dans notre prochaine pièce.
Après le spectacle, Harada fit appeler Maya. En lui remettant son cachet, elle lui dit :
-Maya-kun, je dois tout d’abord te féliciter. Tu as beaucoup plu au public et ton jeu était très vivant. Mais dorénavant, tu ne joueras plus au théâtre Eishinza.
-P-Pourquoi, Sen’seï, ai-je fait quelque chose de mal ? Si j’ai fait des erreurs, dites-les moi, je vous en prie !
-Maya-kun, tu l’ignores peut-être, mais tu as un talent extraordinaire. Un talent tel que, lorsque tu es en scène, tous les autres acteurs sont chassés dans l’ombre. Tu es ce qu’on appelle un fléau de scène, et je ne peux pas prendre le risque de t’utiliser à nouveau.
Maya sortit désemparée du théâtre. On la renvoyait non pas par manque de compétences, mais au contraire parce qu’elle avait trop de talent ! Elle se précipita au restaurant où travaillait Rei et se jeta en pleurant dans ces bras. Dans la salle, les filles étaient choquées.
-Ce n’est pas ce que vous croyez. C’est comme une petite sœur pour moi ! Maya, va m’attendre dans l’arrière-salle. Je te rejoins dès que j’aurai fini mon service.
Maya traversa la salle sous les regards assassins des filles. Elle en eut de longs frissons dans le dos. Lorsque Rei la rejoignit, elle s’était un peu calmée et elle lui raconta ce qui s’était passé.
-C’est parce qu’elle est jalouse de ton talent. Et j’ai bien peur que ce genre de mésaventure ne t’arrive encore.
-Je fais pourtant de mon mieux. Ce n’est pas juste… C’est si déprimant !
-Quand tu es déprimée, pense à quelque chose que tu aimes. Le théâtre, par exemple. Tant que tu ne l’abandonnes pas, le théâtre ne t’abandonnera pas.
Le visage de Maya s’était illuminé.
-C’est vrai. J’ai toujours le théâtre…
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-Pour notre prochain spectacle, nous allons monter Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë.
-Le problème va être de trouver l’actrice parfaite pour le second rôle féminin, Catherine jeune.
-Je pense avoir celle qui vous faut. Je l’ai remarquée dernièrement au théâtre Eishinza.
-S’agit-il de Kitajima Maya, Kaichô* ?
-Oui. Invitez-la à passer l’audition. Ça risque d’être très intéressant.
Au même moment, dans les locaux de la société Daito, le conseil d’administration planifiait la saison d’ouverture du prochain théâtre Daito, qui se trouverait dans le nouveau complexe Daito. C’est Masumi qui présidait la réunion.
-Avez-vous choisi une pièce pour cet événement ?
-Oui, nous comptons monter Miracle en Alabama de William Gibson. Il nous faudra choisir avec soin l’actrice qui jouera Helen. Toute la pièce repose sur ce personnage.
- Mais Helen Keller ne peut ni voir, ni entendre, ni parler, n’est-ce pas ? Quelle actrice avez-vous en tête ?
-La mieux placée actuellement est Himekawa Ayumi. Avec sa prestation dans Le Prince et le Pauvre, elle a considérablement augmenté son talent.
-Savez-vous qu’il existe une actrice qu’Ayumi-kun considère comme sa rivale et qu’elle craint ? Bon, il nous reste près d’un an pour trouver l’actrice parfaite.
-Euh, Kaichô… Quelle est cette actrice que craindrait Himekawa Ayumi ?
-Une fille tout à fait ordinaire… En apparence.
Un soir, en rentrant des courses, Maya et Rei virent une voiture garée devant l’entrée de la pension. Un homme en costume noir en descendit et demanda à parler à Maya.
-Hein, vous voulez que j’auditionne pour le rôle de Catherine jeune dans Les Hauts de Hurlevent ?
-Qu’en dites-vous, Kitajima Maya-san ? Viendrez-vous passer l’audition demain ?
-Oui ! Avec plaisir, je viendrai !
L’audition commençait mal pour Maya. N’ayant pas lu le roman, elle n’avait aucune idée du personnage, de ses motivation, de sa façon de marcher…etc. Elle ne sut que répondre quand on lui demanda comment elle concevait Catherine. Avant la seconde épreuve des auditions, les candidates furent rejointes par Majima Ryou qui devait jouer le jeune Heathcliff. Par la suite, Maya accumula maladresse sur maladresse. À la fin des auditions, elle était persuadée d’avoir échoué lamentablement. Le jury hésitait entre les deux autres candidates lorsque le président entra dans la salle. Enfin, le jury vint annoncer le résultat des délibérations.
-Le rôle de Catherine jeune est attribué à : Kitajima Maya-kun.
-Qui… Moi ? Euh… Vraiment ?
Egawa Yuki, l’une des candidates, qui était la petite amie de Majima Ryou, et qui comptait bien remporter le rôle exigea de connaître la raison de ce choix, étant donné les piètres performances de Maya lors des auditions.
-Nous l’avons choisie pour son potentiel. N’ayant aucune idée préconçue du rôle, il sera plus aisé de la diriger et elle incarnera une Catherine tout à fait nouvelle et originale.
Maya se rendit aussitôt à l’hôpital pour demander conseil à Chigusa.
-Pour comprendre la psychologie d’un personnage, tu dois d’abord considérer l’environnement dans lequel il a grandi. Maya, tu dois découvrir quel genre de personne est Catherine.
Aidée du script de la pièce et de divers documents, Maya étudia à fond le personnage de Catherine. Elle commençait à bien comprendre ses motivations, mais ne savait pas encore comment exprimer son comportement. Elle y réfléchissait au bord du canal lorsqu’elle vit un jeune garçon qui, étant tombé, s’était blessé au genou. Elle le raccompagna chez lui, le soigna et, en attendant le retour de ses parents qui travaillaient tard, joua avec lui pour lui tenir compagnie. Lorsque sa mère rentra, Maya voulut prendre congé. L’enfant se précipita sur elle, enserra ses jambes dans ses petits bras et dit en pleurant :
- Non! Non! Je ne veux pas qu'Onee-chan* s'en aille ! Onee-chan, reste avec moi !
En retournant à la pension, Maya pensait encore à cet enfant qui s’était si vite attaché à elle.
Il est toujours tout seul. C’est pour ça qu’il était si heureux de jouer avec moi.
Le déclic se fit soudain dans son esprit. Catherine vivait dans une maison isolée dans les landes. Elle n’avait ni jouets, ni amis. Au milieu de sa solitude, la seule personne vers laquelle elle pouvait se tourner était... Heathcliff !
-Je la tiens ! Je peux créer le masque de Cathy !
Les répétitions commencèrent le lendemain. Majima Ryou, qui avait reconnu en Maya l’actrice qui avait égalé Ayumi aux éliminatoires régionales du Concours de Théâtre était fasciné par le jeu puissant et si vivant de Maya. Peu à peu, sans s’en apercevoir, il en tomba follement amoureux. Puis arriva enfin le soir de la première. Maya avait fait parvenir à Yuu une excellente place. Il y arriva légèrement en retard. Dans les coulisses, Maya se concentra.
Je vais porter le masque de Catherine… Je suis Catherine Earnshaw.
Dans le fond de la salle, debout, Masumi était venu voir jouer Maya. Depuis quelques temps, Mizuki avait remarqué l’étrange comportement de Masumi. Il s’arranger pour assister à tous les spectacles dans lesquels se produisait Maya, même dans les plus petits rôles. Pour cela, il n’hésitait pas à déplacer ses rendez-vous, voire à les supprimer. Ayant appris que Maya recevait des roses pourpres d’un mystérieux fan anonyme, elle se douta assez vite de son identité.
Sans le savoir encore, il en est tombé amoureux. Comment va-t-il s’en sortir avec ce masque qu’il se force à porter devant elle ?
La pièce avait commencé, et le jeu de Maya était si expressif et authentique que le public en fut impressionné. Dans les coulisses, les deux homologues adultes commençaient à s’inquiéter.
-Ils placent la barre très haut. Il ne faudrait pas que nous soyons éclipsés par nos jeunes.
Quant à Ryou, il se prit très vite au jeu et l’amour qu’il éprouvait pour Maya parut évident. Dans le public, Yuu souffrait. Ces mots, ces regards… Pour lui, il n’y avait aucun doute. Maya et Ryou étaient amoureux l’un de l’autre. N’y tenant plus, il se leva pour partir. À la porte, il fut arrêté par Masumi qui lui dit :
-Si tu aimes cette fille, retourne t’asseoir et regarde la pièce jusqu’au bout.
-Vous ne comprenez pas ! C’est justement parce que je l’aime que je ne peux pas rester. Excusez-moi.
En allant vers la salle, Mizuki croisa Yuu qui fuyait. Elle entra et dit à Masumi :
-Masumi, que comptes-tu faire ? La voiture est en bas et elle t’attend.
-La voiture peut rentrer. Toi aussi, Saeko, tu peux rentrer. Je vais regarder la pièce jusqu’au bout.
Après le spectacle, Maya fut navrée et déçue d’apprendre que Yuu était bien venu, mais qu’il avait quitté la salle au milieu de la pièce. Dans l’espoir de le retrouver, elle courut dans tout le théâtre et parvint finalement dans la salle. Elle entendit alors des applaudissements. C’était Masumi qui était resté un moment après le départ des spectateurs.
- Êtes-vous à la recherche d'Heathcliff, Cathy ? Tu as très bien joué, tu sais.
-M-Merci beaucoup.
-Quel âge as-tu, Chibi-chan ?
-J’ai quinze ans. Mais arrêtez de m’appeler comme ça ! Mon nom est Maya !
-Je sais, Chibi-chan. Quinze ans… Grandis vite. Tu n’es pas encore prête pour les vraies scènes d’amour.
Le cœur de Maya battait la chamade et ses jambes flageolaient.
Il avait l’air sincère en me félicitant. Mais après… Oh, il m’énerve ! Et pourquoi me produit-il toujours cet effet. Chaque fois que je le vois, je…
En retournant vers ses amis, Maya eut la surprise de voir Ayumi qui était venue la féliciter.
-Ayumi-san, comme c’est gentil d’être venue me voir jouer !
-Il faut bien que je surveille ma rivale, non ? Tu as vraiment été prodigieuse ! Tu me présentes tes camarades ?
-Bien sûr. Voici les rescapées de la troupe Tsukikage : Mina, Sayako, Taiko et ma grande amie et colocataire Rei.
Ayumi était abasourdie. Sa colocataire Rei. Alors ce super beau garçon est… une fille !
-E-Enchantée de faire votre connaissance.
Alors c’est une fille. Incroyable ! Et pourtant… pourquoi je me sens encore attirée par elle ?
De son côté, Rei n’avait pu s’empêcher de rougir légèrement. Elle ressentait une impression bizarre. Comme lors du Concours National de Théâtre.
Elle est de plus en plus belle et c’est fou, mais elle… elle m’attire. Quelque chose ne tourne pas rond chez moi !
Au fil des représentations, le jeu de Ryou s’accordait de plus en plus à celui de Maya, et, à la cinquième représentation, Ils reçurent une véritable ovation du public alors que ce n’était que la fin du premier acte. De plus, comparé à l’amour intense, passionné et pur des jeunes, celui des adultes semblait de plus en plus terne et fade. Le jour de la finale, après la représentation, Maya et Ryou étaient entourés de jeunes gens qui leur demandaient un autographe. C’est alors qu’on apporta à Maya un magnifique bouquet de roses pourpres. Le mot qui y était joint disait :
« Kitajima Maya-sama
Votre spectacle final était superbe! Félicitations !
Comment va Tsukikage-sen'seï ? J'espère que Sen'seï pourra
recommencer à vous enseigner bientôt !
Votre dévoué admirateur. »
-Il était là ! Mon inconnu aux roses pourpres... Merci pour tout !
Le président de la société qui avait produit la pièce était furieux. Le décalage entre les jeunes et leurs adultes était si flagrant que pour lui, la pièce était un fiasco. Il décida, comme Harda l’avait fait avant lui, de ne plus jamais employer Maya.
Quelques jours plus tard, encore à l’hôpital, Chigusa annonça aux filles qu’elles allaient bientôt jouer une pièce, intitulée Le sourire de porcelaine. Avant d’annoncer la distribution, elle fit entrer les personnes qui attendaient dans le couloir. Les filles virent alors avec ravissement entrer toute la troupe Ikkakujuu.
*Kaichô : président ; Onee : grande sœur