Un monde d'Arcs-en -ciel
Chapitre 04 : Les roses pourpres
Chigusa était ravie. La venue d’Ayumi lui avait permis de tester le potentiel de Maya. Face à une adversaire aussi redoutable, elle avait réussi à lui tenir tête jusqu’au bout.
En plus de son talent naturel, elle a un instinct quasi infaillible qui lui a permis de trouver chaque fois la réponse appropriée. Avec une rivale comme Ayumi-san, elle progressera très vite. Je dois faire en sorte qu’elles soient rivales…
Quelques jours plus tard, elle annonça aux élèves que la troupe donnerait très prochainement un spectacle. Il s’agissait de la pièce Les quatre filles du Dr March.
-Voici la distribution pour les rôles principaux : La sœur aînée, Meg… Sawatari Mina. La seconde sœur, Jo... Aoki Rei. La troisième sœur, Beth... Kitajima Maya. La quatrième sœur, Amy, Shinkawa Yumi.
Maya n’en revenait pas. Elle, une parfaite débutante, lui confier un rôle principal ? En entendant cela, Sayaka s’enfuit de la salle. Étant dans la classe “A”, elle espérait avoir le rôle de Beth et s’y était préparée en apprenant toutes ses lignes. L’assistant de Chigusa fit aux quatre filles désignées un rapide résumé de l’histoire et leur donna le script à lire attentivement.
Une voix douce, Beth. Aimable et timide, elle aime jouer au piano. Comment marche-t-elle ? Comment parle-t-elle ? Je ne sais pas jouer au piano. Yuu-kun, il pourra sûrement m’aider.
Masumi avait fait enquêter pour savoir comment Tsukikage-san avait pu créer une école de théâtre. Il apprit ainsi qu’elle avait un sponsor nommé Aoyagi. Cet homme, promoteur peu scrupuleux, s’était lancé depuis peu dans l’industrie du spectacle. Masumi décida d’aller trouver Chigusa pour lui demander de couper tout lien avec Aoyagi-san, dans son propre intérêt.
- Aoyagi-san, contrairement à ce que tu crois, n’est pas mon patron. Je lui ai seulement emprunté de l’argent.
À ce moment-là, un bruit de chute se fit entendre de la chambre des pensionnaires. Elles avaient commencé à répéter la pièce, et Maya était tombée en se prenant les pieds dans sa robe longue. Chigusa et Masumi se précipitent dans la chambre.
-Que se passe-t-il ici ?
-Nous répétons Les quatre filles du Dr March et Maya a trébuché.
En se relevant, Maya aperçoit Masumi.
-Ha-Hayami-san ?
-Alors tu joues Beth ? Et une Beth plutôt garçon manqué !
-Masumi-kun, je pense que tu n’as plus rien à faire ici.
Après avoir éconduit Masumi, Chigusa retourna dans la chambre des filles.
Ah, vous voulez répéter ! Eh bien, vous allez être servies !
Elle les fit répéter avec fermeté jusqu’au petit matin, où, épuisées, elles s’endormirent à l’endroit même où elles se trouvaient.
Les répétitions commencèrent et Maya avait du mal à cerner le personnage. L’assistant de Chigusa n’était pas satisfait de son jeu. Il demanda une fois à Sayaka de reprendre une scène, et le jeu de celle-ci lui parut bien supérieur et satisfaisant que celui de Maya. Il demanda donc à Chigusa de retirer le rôle à Maya pour l’attribuer à Sayaka. Chigusa fit alors appeler Maya.
- Tashiro-sen'seï m'a demandé de te retirer le rôle de Beth. Mais à la place, je te donne une semaine pour faire tes preuves. Pendant une semaine, tu vas vivre comme Beth. Puis je te ferai passer un test. Je déciderai alors si tu conserves ou non ce rôle. Es-tu disposée à le faire ?
-Oui, Sen’seï, je ferai tout mon possible pour y arriver. Merci de me donner cette chance.
Pendant une semaine, Maya vécu exactement comme Beth. Habillée de la robe de Beth, elle faisait le ménage, la cuisine et la lessive. Les premiers jours furent pénibles, car une fois les taches ménagères effectuées, elle s’ennuyait ferme. Puis peu à peu, elle se mit au tricot et à jouer avec le chaton que lui avait amené Genzo. À mesure que le temps passait, elle s’identifiait de plus en plus à Beth. À la fin de la semaine, elle était devenue Beth. Le jour venu, plusieurs filles, dont Sayaka, demandèrent à passer le test. Chigusa accepta et leur demanda de s’asseoir comme si elles étaient Beth. Après une heure de test, toutes les filles, sauf Maya et Sayaka avaient abandonné. Au bout de deux heures, Maya bailla, fit mine de tricoter, puis, laissant son tricot, se mit à rêvasser devant une fenêtre imaginaire. Ce n’était plus Maya qu’on voyait, mais Beth elle-même. Chigusa arrêta alors le test et attribua le rôle à Maya. Sayaka, bonne joueuse, vint féliciter Maya.
Comme Maya ne savait pas jouer du piano, elle demanda à Yuu de lui donner quelques leçons, ce qu’il accepta de faire avec joie. Rien ne pouvait le rendre plus heureux que passer du temps avec Maya.
Dans la scène culminante de la pièce, Beth, souffrant de la scarlatine, était mourante. Maya, qui n’avait quasiment jamais été malade, n’arrivait pas à la jouer correctement. Chigusa était furieuse et elle gifla violemment Maya.
-C’est le point culminant de la pièce. Si tu n’arrives pas à le jouer correctement, tu es une actrice ratée !
Ce mot fit très mal à Maya. Comment arriver à bien jouer ce passage ? Rei lui dit alors :
-Quelqu’un qui n’a jamais été malade ne peut pas comprendre la souffrance qu’on éprouve en l’étant. Mais je suis certaine que tu y arriveras. N’abandonne pas maintenant que tu as gagné le rôle de Beth.
Le lendemain, Maya retourna chez Yuu pour lui rendre le livre d’étude du piano qu’il lui avait prêté pour qu’elle s’entraîne. Sa mère lui dit que Yuu n’était pas là pour l’instant. Maya allait partir quand elle s’aperçut qu’elle avait toujours le livre. En retournant chez Yuu, elle l’entendit dire à sa mère :
-Pourquoi lui as-tu dit que je n’étais pas là ?
-J’ai entendu dire qu’elle avait fugué de chez elle. Tu devrais fréquenter une jeune fille plus convenable, comme Ayumi-san, par exemple.
Maya laissa le livre devant la porte et s’enfuit. Il pleuvait ce soir là. Maya était désespérée. Ce qu’elle venait d’entendre l’avait profondément troublée.
Je ne suis ni belle, ni intelligente. Pourquoi s’intéresserait-il à moi ? Et pourquoi je me sens…
Elle percuta un passant, tomba et son parapluie lui échappa des mains.
La pluie ! La pluie va m’apprendre ce que l’on ressent lorsqu’on est malade.
Elle se rendit dans un petit parc et s’assit sur la balançoire sous une pluie battante. Inquiètes de son retard, les filles allèrent à sa recherche. Ce n’est qu’au milieu de la nuit qu’elles la trouvèrent, toujours sous la pluie, grelottant de froid et de fièvre. Le médecin, appelé d’urgence, n’en croyait pas ses oreilles.
-Rester dehors sous la pluie, il faut être complètement folle ! Elle a 40 de fièvre !
Maya délirait et disait le texte de Beth en appelant Rei « Jo ». La représentation devait avoir lieu le lendemain !
Après avoir vu Maya répéter le rôle de Beth, Masumi appela son assistante Mizuki pour lui donner des instructions.
Mizuki Saeko était une belle jeune femme de 23 ans, brune aux cheveux longs et toujours vêtue d’un tailleur strict mais élégant. Elle avait fréquenté la même école primaire que Masumi, et, comme toutes les filles de l’école, en était tombée amoureuse. Masumi estimait beaucoup Saeko qui était sa rivale en classe. En effet, ils se partageaient régulièrement les deux premières places dans toutes les matières. Par la suite, ils se perdirent de vue, étant allés dans des collèges puis des lycées différents.
Lorsqu’Eisuke eut un accident de voiture dans lequel sa jambe droite était devenue quasi inutilisable, il mit son fils Masumi à la tête de la société Daito et lui attribua Misuki comme assistante. Il ignorait qu’ils étaient amis d’enfance et qu’elle ne suivrait pas sa consigne de lui signaler si son fils s’écartait de la ligne de conduite qu’il lui avait fixée. En privé, Masumi et elle se tutoyaient et s’appelaient par leurs prénoms. Mais en public, ils jouaient le jeu patron-employée.
-Saeko, tu vas contacter les plus importants critiques de théâtre, et leur offrir assez d’argent pour qu’ils torpillent la pièce de Tsukikage Chigusa.
-Masumi, tu es sûr de bien vouloir faire ça ? Tu devrais leur laisser une chance, non ?
-Cela ne me plait pas trop, mais c’est nécessaire. Si la pièce a du succès, et elle en aura sûrement, Tsukikage-san trouvera suffisamment d’appuis financiers pour produire seule La Nymphe Écarlate, et ça, je ne peux pas le permettre. Avertis également la presse à scandale qu’elle est associée à un promoteur nommé Aoyagi-san.
C’est à contrecœur que Saeko suivit les instructions de Masumi.
Le jour de la représentation arriva enfin. Maya, toujours fiévreuse, avait insisté pour que Chigusa ne soit pas au courant de son état. Mais Sayaka jugea préférable de la prévenir.
-Elle a 40° de fièvre ?
-Maya ne voulait pas qu’on en parle, mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous le dire.
-Qu’allons-nous faire ?
Yuu, qui était venu apporter un bouquet de fleurs à Maya avait surpris la conversation. Chigusa ayant déjà fait la présentation de la pièce, il n’était plus possible de revenir en arrière. Il fallait coûte que coûte que le rideau se lève. Durant tout le premier acte, Maya, toujours mal en point, avait de la peine à suivre le rythme et ses répliques tardaient un peu. Onodera jubilait.
-Vous avez bien fait les choses, Masumi-kun. Tous les plus grands critiques sont venus, avec je pense pour mission de couler la pièce. Bien joué, je n’aurais pas fait mieux ! Quant à cette Kitajima Maya, quelle nullité. Elle casse tout le rythme des autres actrices.
Ayumi, que Yuu avait mise au courant de la fièvre de Maya, trouva les propos d’Onodera tout à fait déplacés. Elle avait très tôt cerné le personnage, et elle le méprisait, allant jusqu’à ne plus lui accorder le titre de sen’seï. Elle décida de lui clouer le bec.
-En supposant que vous ayez le moindre talent d’acteur, Onodera-san, monteriez-vous sur scène si vous aviez 40 de fièvre ?
-Certainement pas. Il est impossible de jouer dans de telles conditions !
-C’est pourtant ce que fait Maya. Vu les circonstances, je trouve qu’elle s’en tire plutôt bien.
Onodera ne trouva pas que répliquer et Masumi était abasourdi.
Quelle passion habite ce petit corps ! Quelle puissance possède-t-elle pour arriver à jouer malgré son état ? Cette fille est vraiment prodigieuse.
À l’entracte, Chigusa mit Maya face à ses responsabilités.
- Maya, tu es la seule qui puisse jouer Beth ! Alors, tu as l'intention d'abandonner ton rôle ?
- Non, non, Sen'seï...
- Dans ce cas, lève-toi, Maya !
Maya, qui pouvait à peine tenir debout dans les coulisses, semblait être en parfaite santé lorsqu’elle se tenait sur scène. À mesure que la pièce avançait, son jeu se faisait plus précis et le public commençait à être captivé.
Plus le temps passe, et plus elle brille sur scène. Elle est vraiment remarquable. pensa Ayumi.
Lorsqu’arriva le point culminant, la scène où Beth délire et fait mine de jouer du piano en chantonnant, le public retint son souffle. Ce n’est plus Maya qu’ils voyaient, mais Beth elle-même tant le jeu de Maya était criant de vérité. À la fin de la représentation, le public fit une ovation à la troupe, et particulièrement à Maya. Lorsque le rideau fut baissé, celle-ci perdit connaissance et fut transportée dans les loges.
En retournant chez elle, Ayumi avait des sentiments mitigés. Elle reconnaissait en Maya un talent extraordinaire, et cela lui faisait peur. Mais d’un autre côté, elle admirait sincèrement Maya. Une petite fille qui, bien que débutante, avait interprété une Beth incroyable.
Enfin une actrice à mon niveau. Nous allons sûrement rivaliser. C’est vraiment excitant !
De son côté, Masumi aussi était en proie à des doutes. Bien sûr, il savait que la pièce allait être coulée, il avait fait ce qu’il fallait pour. Mais d’un autre côté, il avait des remords vis-à-vis de Maya. Elle avait été superbe et elle ne méritait pas ça. Passant devant un fleuriste, son attention fut attirée par des roses d’une couleur assez rare. Ces roses étaient pourpres. Elles n’avaient pas réussi à être bleues.
Ce sont des ratées, un peu comme moi-même.
Lorsque Maya reprit conscience, Sayaka lui donna un grand bouquet de roses pourpres.
-On les a remises pour toi à l’entrée du théâtre. Regarde, il y a un mot.
« Kitajima Maya-sama
Devenez vite une Beth en bonne santé. J’ai hâte de
vous voir dans votre prochain rôle.
Votre dévoué admirateur. »
Une intense chaleur envahit le cœur de Maya. Elle avait un fan, et il voulait la revoir sur scène ! Cette nouvelle l’avait quasiment guérie de sa fièvre.