Réécriture de contes à la Ghost Whisperer
Chapitre 2 : La Barbe et la Chemise Bleues
9352 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a 20 jours
Voici les références des éditions des contes utilisées :
« La Barbe-Bleue », dans Charles Perrault, Contes, préface de Marc Soriano, illustrations de Martine Lasnet, Paris, Hachette, 1977, d’après l’édition originale de 1697, p. 39 à 46.
« L'oiseau d'Ourdi (ou Barbe-Bleue dans la poésie populaire allemande) », dans Jacob et Wilhelm Grimm, Les contes – Kinder – und Hausmärchen, tome I, texte français de présentation par Armel Guerne, Paris, Éditions Flammarion, 1986 [© 1967], d’après l’édition de 1812, p. 258 à 262.
Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville, une à Grandview – sa résidence principale – , une autre à New York et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderies, des carrosses tout dorés, des limousines argentées et une Mercedes. Mais cet homme appréciait beaucoup les chemises bleues ; tous les habitants de Grandview ne le voyaient vêtu que de chemises bleues. D’ailleurs, il était un policier, ce qui le rendait terrible, qu’il n’était femme ni fille qui ne s’enfuit devant lui, tellement il faisait peur avec son uniforme. Cet homme s’appelait Chemise-Bleue, de son nom dans le monde des contes ; Carl Neely de son nom lorsqu’il se rendait en ville pour exercer son métier dans le monde des années 2000. Il était le frère cadet de Barbe-Bleue, défunt depuis quelques années, tué par les deux frères de sa dernière épouse. C’était donc lui qui devenait l’héritier d’une partie de sa richesse, l’autre partie revenait à la dernière épouse de son frère(1). Chemise-Bleue avait essayé plusieurs fois de vendre les carrosses et les maisons du défunt, mais sans succès. Sous le nom de Carl Neely, il s’était marié à une femme qui était fille unique de l’un de ses voisins. Comme cette épouse mourut, il se remaria à une seconde femme, qui mourut aussi. Cependant, cette seconde épouse traînait avec elle une enfant de son premier lit, prénommée Caitlin(2), qui mourut quelques années après sa mère. Son beau-père l’aimait comme si c'était sa fille, car il n’avait pas de descendance. Dans tous les cas, on ne savait pas ce qu’elles étaient devenues.
Le veuf, attristé de perdre autant d’êtres chers, était donc seul dans sa grande maison à Grandview. Il invita alors des amis avec lesquels il discuta de tout et de rien, pour briser sa solitude. Ainsi, il se lia d’amitié avec différents policiers, ambulanciers et pompiers de la ville. Il allait parfois dans sa maison à la campagne pour se changer les idées les fins de semaine. Cette maison lui permettait d’oublier sa triste réalité, car elle était un portail vers le monde des contes, de sorte que Chemise-Bleue s’amusait avec d’autres princes et princesses. Il était un invité régulier des bals de l’époux de Cendrillon, qui étaient solennellement annoncés par des hérauts : « Oyé ! Oyé ! Un bal est organisé pour tous les princes et princesses célibataires ! » Il dansait avec plusieurs princesses et discutait de tout et de rien avec les princes. Sauf qu’aucune demoiselle n’avait conquis son cœur. S’il n’était pas avec ses amis (dans notre monde moderne ou celui des contes), il demeurait seul chez lui, à boire de l’alcool, surtout du vin français, lorsqu’il était dépressif, à regarder des films passés à la télévision et à cuisiner. Sinon, il était au travail, en tant que policier.
Par une belle journée de novembre 2007, voilà une amie qui frappa à la porte de sa maison de Grandview. Elle était une petite femme brune, nommée Melinda Gordon. Elle avait un don unique ; celui de voir les esprits errants(3). Elle était la femme de son ami ambulancier Jim Clancy(4), qui mourut il y a quelques jours, à l’hôpital de Grandview, le Mercy Hospital, d’une embolie après son opération, car le policier visa de loin lors d’une intervention auprès d’un homme armé(5). Depuis la mort de son époux, la passeuse d’âmes avait remarqué que l’esprit errant d’une fillette chétive vêtue d’un grand peignoir bleu marine lui lança une pomme puis une fourchette dans sa cuisine(6). Intriguée, la femme extraordinaire, après plusieurs conversations avec l’entité, apprit son nom et sa raison de rester parmi les vivants : elle s’appellait Caitlin Mahoney, la fille unique de Jennifer et de James Mahoney(7). Elle voulait seulement que son beau-père, Carl Neely, sache la vraie cause de son décès.
Melinda, vêtue d’une longue robe à manches bleu marine, frappa à la porte en or de la demeure de Grandview de Carl Neely, étonnée qu’il vivait dans un tel luxe. Elle remarqua du coin de l’œil que l’esprit errant qu’était devenue Caitlin Mahoney se trouvait à sa droite, silencieuse.
Le policier lui ouvrit la porte, vêtu de son uniforme et de sa chemise bleue claire. Il sortit à l’extérieur et referma la porte derrière lui.
Il la questionna d’un ton sévère, les traits tendus :
– Bonjour, Melinda ! Quelle est la raison de ta visite ?
Le policier aurait préféré être six pieds sous terre plutôt que de parler avec Melinda. Cette dernière lui rappela qu’il était fautif de la mort de son ami ambulancier.
Esquissant de faible sourire, elle répondit d’un air assuré :
– Carl, je viens pour te dire que j’ai eu la visite de ta belle-fille, il y a quelques jours…
Son interlocuteur baissa la tête, touché. Des larmes lui montèrent aux yeux.
Il murmura d'une voix rauque :
– Caitlin ?
Melinda confirma d’un mouvement de tête positif.
Elle continua :
– Et ta belle-fille…
Elle tourna légèrement sa tête vers la revenante et termina sa phrase :
– … qui est présentement à ma droite, voulait que tu saches la vraie cause de son décès…
Carl jetta un coup d’œil rapide vers ladite direction, mais comme il ne voyait personne, il ramena son attention sur son amie.
Celle-ci s’interrompit pendant quelques secondes puis ajouta d’un ton cordial :
– J’ai essayé plusieurs fois de la questionner à ce sujet, mais ses réponses n’ont pas été toujours claires… De sorte que, avec l’aide d’Élie James, un professeur de Philosophie et de Psychologie à l’Université Rockland(8), je suis parvenue à la conclusion suivante…
Carl l’interrompit, les yeux larmoyants :
– Pardonne-moi cette émotivité…
D’une voix douce, son interlocutrice répliqua :
– Ce n’est pas grave… Je comprends très bien ta réaction…
Il soupira puis lui proposa de continuer la discussion dans son salon. Melinda accepta et ils entrèrent dans la maison du policier. Ils longèrent un long couloir dont les murs sont couverts d’or, le plancher et le plafond d’argent. Carl et Melinda – suivis par Caitlin, qui demeura silencieuse – se rendirent au salon, une vaste pièce très accueillante avec sa grande fenêtre, ses trois canapés en face d’une grande télévision et d’une table basse en bois doré. De plus, un tapis tissé avec de l’or recouvre le parquet. Le policier indiqua d’un geste de sa main droite l’un des canapés. Ils s'assirent chacun sur le sien.
Melinda remarqua alors deux esprits errants près de la fenêtre, à contre-jour.
Elle les détailla : deux jeunes femmes, probablement l’une vers la vingtaine, l’autre vers la mi-vingtaine, richement vêtues d’une robe sortie droit des contes de fées dirait-on. La première, la plus jeune, était vêtue d’une longue robe verte de velours avec des motifs slaves en or et d’un voile sur la tête, cachant en partie ses cheveux bruns clairs. Le seul détail troublant était une tache de sang sur chaque main. La seconde était vêtue d’une longue robe de lin blanche avec des motifs argentés complexes. Seule une tache de sang à la hauteur de sa poitrine témoignait d’une mort violente.
Carl Neely, intrigué par la direction vers laquelle la passeuse d’âmes regardait, lui demanda ce qui se passait.
Elle lui décrivit les deux esprits errants, qui étaient encore silencieux, mais qui regardaient d’un air étonné la femme extraordinaire.
Il baissa sa tête, fixant le bas de la longue robe bleu nuit de son interlocutrice afin qu’elle ne remarqua point que les larmes lui montaient aux yeux.
Carl répondit d’une voix brisée :
– Ces deux dames… sont mes épouses… Natalia et Jennifer…
Il renifla et sortit un mouchoir de la poche de son uniforme pour sécher ses larmes, qui coulaient malgré lui. Il s’excusa auprès de son amie puis lui expliqua d’une voix morne : – Natalia Stanislavovna Sokolova était… ma première épouse… Avec laquelle j’étais marié… de… 1991 à… 1994… Le second esprit… correspond… à la… description de… ma seconde épouse, Jennifer Newhouse…, avec laquelle j’étais marié… de… 2000 à… 2002… Elles étaient… mortes… pour commettre l’imprudence d’entrer dans le cabinet interdit…
L’esprit errant de la jeune Russe, agita ses mains devant elle et gémit en anglais avec un fort accent slave :
– Si seulement j’avais écouté mon mari !
Jennifer s’exclama :
– Je regrette seulement de ne pas avoir écouté Carl !
Melinda, qui ne comprit rien des sous-entendus, rapporta les propos des deux esprits à son interlocuteur vivant.
Ce dernier, ému, expliqua d’une voix rauque :
– C’était une fois, lorsque je devais me rendre à New York pour assister les collègues de cette ville, j’avais remis à ma chère épouse, à l’époque, ma chère Natacha… euh… Natalia, toutes mes clés… L’une est celle pour la vaisselle d’or et d’argent, une autre pour mon or, une autre pour mon argent… Vous avez compris, j’avais des clés pour chaque pièce de ma maison…
L’épouse de Jim confirma sa compréhension en hochant la tête.
Le policier continua d’une voix rauque :
– Il y avait seulement une pièce dont je lui avais interdit l’accès… S’il lui arrivait de l’ouvrir, elle devait s’attendre à ma colère…
Melinda, les sourcils levés de surprise, les yeux grands comme des soucoupes, le cœur battant la chamade. Que pouvait bien contenir cette mystérieuse salle ?
Carl poursuivit :
– Parce que cette salle contenait ma collection d’armes à feu et d’armes blanches que j’avais utilisé au cours de ma carrière de policier… Malgré qu’elles soient bien protégées dans leur fourreau, celui qui ne sait pas les manier peut se blesser accidentellement… Je me doutais bien qu’il leur était arrivé…
Il continua d’une voix brisée :
– Lorsque j’avais… retrouvé… son corps… sans vie…
Natalia s’exclama d’un ton triste, les yeux larmoyants, en déposant ses mains sur sa tête en un geste de désespoir :
– Malheureusement, la curiosité m’a tué ! Lorsque j’ai vu les armes, je voulais en sortir une de son fourreau, un pistolet pour le voir de plus près… Sauf que j’avais appuyé peut-être par maladresse sur la gâchette et ma main gauche était blessée… En sortant l’arme de son fourreau, je m’étais blessée à la main, comme si une force invisible l’avait prise… En panique, j’avais voulu sortir de la salle interdite… mais je n’étais jamais parvenue à ouvrir la porte, comme si quelqu’un la retenait de l’autre côté… J’avais réessayé plus tard de l’ouvrir, mais sans plus de succès… Sauf que pendant ce temps-là, je me vidais de mon sang… J’avais même perdu conscience puis j’étais sortie de mon corps… Ce qui m'avait effrayé, c’est de constater qu’une âme retenait la porte… J’étais passée à travers la porte… Pour voir que…
Elle termina sa phrase d’une voix courroucée, en lançant un regard noir au policier :
– C'était mon mari…
Melinda ne pu s’empêcher de lâcher d’une voix affaiblie :
– Comment ?
Son regard se promena de Carl Neely à l’esprit errant et inversement.
Le policier lui demanda ce que sa première épouse avait dit.
La passeuse d’âmes ne rapporta qu’une partie des propos de Natalia. Cependant, elle demeure perplexe. Peut-être que Carl Neely a laissé intentionnellement les armes dans une salle afin de se débarrasser de ses épouses ? S’il a été capable de viser de loin Jim, je peux m’attendre à tout de lui…
Le pauvre policier avait l’impression que le ciel lui tombait sur la tête.
Ce n’est pas moi ! C’est… Mon frère !
De colère, il serra ses mains dans des poings, ses yeux lancèrent des éclairs, puis se leva de son canapé pour faire les cents pas dans le salon.
Il hurla : « Mon frère ! C’est lui ! »
Les trois esprits errants et la passeuse d’âmes le suivirent du regard, intrigués. Caitlin et sa mère se saluèrent d’un geste de la main, étonnées de se retrouver.
Natalia poursuivit :
– C’est pourquoi je suis encore mon mari, car il est… responsable de ma… mort… mais pourtant ses larmes sont sincères… De sorte que je ne comprends plus rien… Il ne m’avait jamais dit qu’il avait un frère…
Melinda, intriguée, promena son regard de l’esprit errant à Carl, qui fit encore les cents pas. La passeuse d’âmes, aussi perplexes que les épouses du policier, se demanda s’il n’était pas un très bon comédien.
Il revint s'asseoir sur son canapé. Sa mine s'assombrit. Il murmura :
– Pourtant… Je suis certain… que c’est mon frère qui a fait un sale coup de la sorte… C’est sa marque…
Il s’interrompit pendant quelques secondes, mine pensive, avant de continuer :
– Pourtant, il était encore vivant… C’est clairement de l’art occulte…
Il s’éclaircit la gorge et continua d’une voix basse :
– Ce que je… doutais depuis plusieurs années…
Il soupira et poursuivit d’un ton hésitant, en fixant l’épouse de son défunt ami :
– Tout bizarre que cela puisse paraître… Mais je vous assure de dire la vérité… Mon frère est…
Carl regarda rapidement à gauche et à droite puis murmura d’une voix rauque :
– Melinda, peux-tu me dire s’il est là ?
L’interpellée remarqua à ce moment qu’un esprit errant venait d’apparaître à la gauche du policier. Un homme vers la trentaine, avec une barbe bleue. Il semblait avoir un air de famille avec le vivant. L’entité murmura, à la gauche du policier, en le fixant intensément : « Chem, que dis-tu là !? »
Étonnée, la passeuse d’âmes lui demanda de décliner son identité.
L’esprit ne répondit point et tourna sa tête vers elle. Les yeux agrandis de surprise, il ne semblait pas du tout habitué à être vu par un vivant. Il regarda avec curiosité la jeune femme, qu’il dévorait presque des yeux.
Carl, intrigué par le comportement de son amie, voulut savoir ce qui venait de se passer.
Gênée par le regard de l’entité, Melinda, en ramenant son attention vers le policier, balbutia : – Un esprit est à ta gauche…
En clignant des yeux, l’interpellé répliqua :
– Peux-tu me le décrire ?
En regardant alternativement le vivant et l’esprit errant, elle répondit :
– Oui… Il te ressemble d’une manière très frappante… Sauf qu’il est vêtu d’une manière très excentrique, d’or et d’argent… Et il a une barbe bleue…
Elle fit une moue puis continua :
– Et à la hauteur de la poitrine, une grosse tache de sang, ce qui permet de déduire une mort violente…
Carl Neely soupira, se tapa la paume de sa main droite sur son front et répondit sèchement : – C’est mon frère aîné… Barbe-Bleue…
Son interlocutrice cligna des yeux de surprise.
Le personnage de conte ? Il me semble que la Barbe-Bleue n’avait pas de frère… À moins que j’ai oublié ce détail… Ça doit être son surnom… Son prénom est peut-être Bradley, Brian, Bruce, ou que sais-je encore…
Elle demanda :
– Quel est le prénom de ton frère ?
– Brian… Mon frère aîné… était un sorcier puissant…, un maître sorcier… de son vivant… C’est ce que j’avais compris une fois que j’ai vu la chambre interdite dans sa maison… J’avais alors revêtu un manteau qui m’avait rendu invisible(9)… Grâce à ce manteau, un jour, lorsque je gardais encore contact avec lui, dans sa maison, j’étais passé à travers la porte… pour voir de l’autre côté…
L’esprit le foudroya du regard.
Melinda commenta :
– En tout cas, ton frère ne semble pas être content de ce que tu dis…
Le revenant arriva en face de lui, cachant le policier à la passeuse d’âmes. Il plaça ses mains autour de son cou, faisant tousser son pauvre frère pendant quelques secondes – l’air lui manquait – puis le lâcha et revint à sa position initiale à sa gauche, un peu en retrait.
Les autres esprits le fixèrent, effrayés. Aucun n’osa agir tellement ils avaient peur de lui. Jennifer enlace maternellement sa fille, qui agita nerveusement ses petits bras minces vers son beau-père.
Ce dernier, une fois remis de sa toux, but une gorgée d’eau du verre sur la table basse devant lui.
Il continua :
– Excuse-moi cette interruption…
Melinda commenta, les yeux agrandis de peur, en regardant alternativement le vivant et le défunt :
– Ce n’est pas de ta faute… C’est ton frère… qui cherche à t’étouffer…
Le policier confirma sa compréhension d’un mouvement de haut en bas de la tête.
Une telle action perfide de sa part ne m’étonne aucunement.
Il murmura :
– Qu’est-ce que je disais ? Ah, oui ! La chambre interdite… le manteau d’invisibilité… Cette pièce contenait une bibliothèque de livres en cuir noirs – des livres de magie, à mon avis – et un grand bac plein de sang où nageait des membres humains, autant d’hommes que de femmes étant donné les formes. À côté du bac, il y avait un gros billot avec une hache étincelante… Le plus bizarre était sans doute le plancher sali de sang caillé(10)… J’ai beau être habitué à voir les scènes de crimes, mais ceci avait dépassé tout ce que je pouvais imaginer…
Il cligna des yeux, ému.
Le problème est que cette horrible vision me hante… Comme si j’en étais le coupable… Je la voyais parfois dans mes rêves… Qui devenaient alors des cauchemars… Et ce, depuis des années… Je l’avais revu en rêve un peu avant la mort de chacune de mes épouses… C’est pourquoi lorsque j’ai vu ma Natacha puis ma Jennifer baignées… dans leur sang… j’avais l'impression de reproduire la chambre interdite de mon frère… Pourquoi cette maudite répétition ? Est-ce une malédiction lancée par une sorcière ou une méchante fée ?
Carl réprima ses larmes en clignant rapidement des yeux. Il soupira de désespoir.
Je dirais par réalisme que c’est Barbe le fautif…
L’épouse de Jim réprima soudain une envie de vomir.
Quelle sordide histoire raconte-t-il là ? Ça ne peut pas être vrai ! Pour tuer ainsi des êtres humains, son frère devrait avoir la police à ses trousses ! Mais quoi si Carl Neely le cachait en réalité ? Ne serait-ce pas pour cela qu’il est policier ?
Melinda, encore plus perplexe et ne sachant pas si elle devait le croire ou non, se ressaisit en buvant un peu d’eau. Puis elle murmura d’une voix blanche :
– Sans paraître indiscrète, pourquoi ton frère te surnomme « Chem » ?
Carl répondit, en baissant les yeux pour ne pas regarder son interlocutrice :
– Parce que mon nom, tout bizarre que cela puisse paraître, dans le monde des contes de fées, est Chemise-Bleue…
Les sourcils levés, elle le fixa d’un air bizarre :
– Es-tu sérieux ?
Il murmura :
– Oui…
Il continua d’une voix neutre :
– De sorte que mon diminutif pour mes proches est Chem…
Melinda cligna des yeux.
Carl Neely, un personnage des contes ? Le frère du très cruel Barbe-Bleue ? Je sais que les esprits existent, mais les contes… C’est impossible ! Autant dire que le Petit Chaperon Rouge et le Loup existent… À moins que Carl ait bu un verre d’alcool de trop… Il devrait consommer avec plus de modération…
Elle s’éclaircit la gorge puis demanda d’une voix neutre pour cacher sa perplexité :
– Pouvons-nous laisser de côté ton frère et tes épouses, pour revenir à ta belle-fille ?
Barbe-Bleue ne sourcilla pas. Il se tint silencieux, à la gauche de son frère.
Le policier fuit le regard de la femme extraordinaire, répondit par un mouvement de tête positif. Il leva ensuite sa tête quelques secondes plus tard pour affronter le regard de la jeune femme. Cette dernière nota la lueur de tristesse qui brillait dans les yeux de son interlocuteur. Elle le prit en pitié.
J’espère que j’aurai davantage d’explications, car je ne comprends plus rien de toute cette histoire… En tout cas, s’il est sincère, il fait vraiment pitié… Sinon, il est sérieusement un très bon comédien qui pourrait gagner tous les oscars…
Elle s’éclaircit la gorge pour se ressaisir puis dit d’un ton cordial :
– Carl, je voudrais te dire ce que je sais du cas de ta belle-fille, Caitlin Mahoney…
D’une voix fatiguée, l’homme répliqua :
– Je t’écoute…
Il pensa tristement, en appuyant sa tête entre ses mains, ses coudes sur les accoudoirs.
Un décès de plus… Je n’ai fait aucun mal… sauf la stupide erreur d’avoir viser de loin…
Jennifer Newhouse-Neely intervint en anglais avec un accent britannique :
– Madame, ne voulez-vous pas connaître mon histoire ?
La femme de Jim Clancy, ignorant les propos de l’esprit errant, poursuivit :
– Selon ce que je sais, informée par l’entremise du professeur Élie James, que ta belle-fille est décédée à l’hôpital Mercy en octobre dernier des conséquences de son anorexie mentale…
Carl intervint d’une voix hésitante :
– Ceci ne m’étonne point… Sa maigreur m’inquiétait beaucoup… Je ne comprenais pas pourquoi elle refusait de manger des portions lors des repas… Ou qu’elle mangeait très peu…
Melinda nota que Barbe-Bleue affichait un sourire carnassier et que Caitlin, Jennifer et Natalia le regardèrent avec une expression de frayeur au visage. La jeune femme préfèra les ignorer et ramena son attention sur son ami policier.
Ce dernier continua d’une voix aussi hésitante :
– J’avais remarqué ce comportement depuis quatre ans… Je ne comprenais pas sa répulsion envers la nourriture… À chaque fois que je voulais discuter avec elle… Elle refusait de m'expliquer la raison…
Il soupira, exaspéré.
En espérant que ce n’est pas encore un sale coup de Barbe !
Il s’éclaircit la gorge et poursuivit d’un air triste :
– Au début. j’avais mis un tel comportement sur le compte de la mort… de sa mère… l’année précédente… Mais plus le temps avançait… Plus Caitlin s’isolait… Depuis ces derniers mois, elle refusait de venir à table… Pourtant, je cuisine assez bien…
Il poursuivit d’une voix songeuse :
– Natacha m’avait appris des recettes russes… Jennifer m’avait appris des recettes traditionnelles anglaises…
À ce moment-là, un esprit fit soudainement son apparition à la droite du policier : un jeune homme au visage sévère, vêtu d’un manteau en or sous lequel se voit une tunique de velours bleu avec des motifs brodés or. À ses pieds, des chaussures en cuir doré.
Intriguée, Melinda tourna son regard vers lui.
Qui est-il ? Que veut-il ? J’espère seulement que ce n’est pas pour complexifier le cas de Carl Neely ou de Caitlin Mahoney…
L’esprit, qui lit sa pensée, répondit d’un ton cordial :
– Madame Gordon, ne vous inquiétez pas… Je suis un Observateur, ce qui veut dire que j’ai tout vu ce qui s’était passé…
Barbe-Bleue, Natalia, Jennifer et Caitlin le regardèrent d’un air étonné.
Il ajouta, sans nullement se laisser déconcerté :
– De sorte que je sais parfaitement la cause responsable… ou plutôt, les causes qui avaient concurrencé à la mort de Caitlin Mahoney… La pauvre princesse est morte en raison de la magie de Barbe-Bleue…
Melinda, les sourcils levés, les yeux agrandis d’étonnement, la bouche en o, murmura : – Excusez-moi, mais pouvez-vous me dire quel est le vrai nom du frère de Carl ? Comment pouvait-il être responsable de la mort de Caitlin ?
Carl Neely jeta un regard interrogateur à la passeuse d’âmes et demanda :
– Tous mes respects, Melinda, mais qu’est-ce qui vient de se passer ?
L’interpellée tourna sa tête vers l’ami policier de son défunt mari et répondit d’une voix claire :
– Un Observateur vient de parler et il affirme savoir les causes qui ont concouru au décès de ta belle-fille… Selon ses propos…
Elle ramena son attention vers l’Observateur :
– Monsieur l’Observateur, pouvez-vous me dire sans détours les causes du décès de Caitlin Mahoney ?
L’Observateur répondit :
– Oui, bien sûr… Elle est morte, la pauvre, en raison de l’effet de la magie de Barbe-Bleue…
Melinda fit un geste rotatif de sa main droite pour l’inviter à développer.
Le policier pensa que son amie attendait des explications supplémentaires de l’esprit Observateur. Il fronça des sourcils, perplexe, en soutenant sa tête entre ses mains.
Les Observateurs ne sont-ils pas les seuls esprits que nous pouvons voir, nous, les personnages des contes ? Non ! Je ne suis pas d’humeur à la discussion aujourd’hui ! Je suis Carl Neely, un simple policier désespéré de sa situation ! Je ne suis pas Chemise-Bleue !
L’Observateur poursuivit :
– Je m’explique… Madame Caitlin Mahoney, Son Altesse Royale, est morte officiellement d’anorexie… Sauf qu’il faut comprendre que cette anorexie est l’effet de la magie de Barbe-Bleue. Ce dernier avait jeté un sort à Caitlin Mahoney, alors qu’elle accompagnait sa mère pour les commissions. de sorte qu’elle prend en dégoût toute nourriture solide, voire même qu’elle se transformait en nourriture moisie(11). Elle ne voulait pas s’expliquer à son beau-père, de peur qu’il ne la prenait pour une folle.
Caitlin s’approcha à la droite de Carl Neely pour murmurer :
– Désolé, je ne voulais pas vous attrister… Je voulais seulement être aimée par vous… Vous étiez pour moi un vrai père… Puisque je n’avais jamais connu le mien…
Jennifer continua les propos de sa fille d’une voix triste, les larmes aux yeux :
– Mon premier mari, James Mahoney, décéda lorsque notre petite princesse n’avait que trois mois, tué par l’art d’une sorcière de la forêt…
Melinda s’éclaircit la gorge et résuma au policier la conversation des esprits.
Carl confirma sa compréhension d’un mouvement de tête positif.
Il s’emporta ensuite contre son frère en criant :
– Soit maudit, Barbe-Bleue ! Brûle dans ta maison comme en enfer(12) !
Melinda demanda d’une voix douce :
– Excuse-moi, Carl…
Il inspira et expira profondément pour se calmer.
Caitlin lui coupa la parole :
– Ne l’ennuyez pas avec vos questions si évidentes !
La passeuse d’âmes, ignorant sa remarque, continua :
– Mais pourquoi l’Observateur appelle ta belle-fille « Votre altesse Royale » ?
Caitlin répondit d’un air arrogant, la tête haute :
– Parce que c’est mon titre !
Perplexe, la passeuse d’âmes fixa l’esprit errant, ne croyant guère à ses propos.
Elle les rapporta à Carl qui expliqua que sa belle-fille avait du sang bleu puisque du côté de son père, elle descendait de John O’Mahoney, un riche prince irlandais, tandis que du côté de sa mère, elle descendait de la famille britannique Newhouse, de lignée royale.
Le policier ajouta que sa première épouse était aussi une princesse russe. Et qu’il avait lui-même une ascendance noble.
Melinda, moue sceptique au visage, le regarda comme si elle avait entendu un extraterrestre parler.
Ses ancêtres ne m’intéressent pas… Où veut-il en venir ? Surtout qu’il prétend être un noble… Ne serait-il pas un peu mégalo ?
Carl Neely soupira, exaspéré. Il ajouta :
– Melinda, libre à toi de me croire…
La passeuse d’âmes agita ses mains devant elle, perplexe et incrédule.
Ne serait-il pas mythomane ? Ou bien il souffre de je-ne-sais quel trouble de la personnalité ?
Jennifer intervint d’un air courroucé :
– Quelles insinuations ! Allez-vous enfin arrêter de m’ignorer ?
L’épouse de Jim soupira et répliqua :
– Madame Jennifer Neely…
Devant le regard insistant que lui jeta Carl Neely, la passeuse d’âmes lui rapporta avec quelle impatience Jennifer s’était verbalement manifestée.
Caitlin murmura :
– Moi, maintenant que mon beau-père sait la vérité au sujet de ma mort, je suis prête à quitter le monde des vivants…
Elle tira légèrement la main gauche de sa mère devant elle ; celle-ci pencha sa tête vers elle et lui demanda ce qu’elle voulait.
Caitlin répondit d’une voix fluette :
– Maman, je veux partir dans la lumière… Ne veux-tu pas aussi venir ?
Un petit sourire amer apparut sur le visage de Jennifer, qui murmura :
– Pas pour l’instant, ma princesse… J’ai encore quelques détails à régler…
La fillette lâcha la main de sa mère, qu’elle tenait jusqu’alors, et tourna sa petite tête vers sa droite, voyant une lumière surnaturelle qui l’attirait vers elle. Elle dit à mi-voix, le visage illuminé d’un large sourire, les yeux brillant d’une joie irréelle :
– Je vois une lumière… Elle est tellement accueillante !
Melinda, émue aux larmes, murmura, le regard tourné vers l’esprit qu’était Caitlin :
– Cette lumière est pour toi… Va-y ! Bon voyage !
Une fois que la fillette disparue de sa vue, elle rapporta ses propos à Carl Neely, qui ne put s'empêcher de lâcher une larme et la remercia d’être venue.
L’Observateur murmura :
– Madame Gordon, vous avez encore Madame Natalia Stanislavovna Sokolova-Neely, Son Altesse Royale à faire partir dans la lumière… Et de comprendre l’histoire de Madame Jennifer Newhouse-Neely, Son Altesse Royale…
La passeuse d’âmes hocha la tête. Elle en informa aussitôt le policier puis rapporta son attention sur les esprits errants : les deux épouses et le frère de Carl observèrent en silence l’Observateur, qui leva son index droit pour les inciter à demeurer immobiles.
L’Observateur commenta simplement :
– En réalité, Madame Gordon, comme j’aurai des choses confidentielles à dire à Chemise-Bleue…
Perplexe, l’interpellée fronça des sourcils.
Sérieusement ! Ne me dites pas que vous prenez ce policier pour un prince ? Moi, je peine à le croire… Et à vous croire…
En réponse à sa pensée, il affirma d’un ton sérieux :
– Pourtant, c’est la vérité ! Pour éviter de transmettre mes paroles, je préfèrerai que Chemise-Bleue m'entende lui-même…
Carl Neely, à cette seconde invocation de son nom dans le monde des contes, commença à se masser les tempes, car il crut voir du coin de l’œil, vers sa droite, une forme diaphane, celle d’un esprit Observateur… Il crut même voir son salon se transformer en une salle de château décorée. La panique le saisit, des sueurs froides coulèrent dans son dos.
Comment est-ce possible ? Il me semblait que je ne passais dans ce monde-ci que dans ma grande maison à la campagne… Mais s’il vous plaît, je ne veux pas devant Madame Gordon devenir Chemise-Bleue ! N’avez-vous pas un peu pitié de moi ?
Carl joignit ses mains en prière en agitant frénétiquement ses mains devant sa poitrine. Il se leva du canapé et s’agenouilla devant la table basse, les coudes appuyés sur le meuble, les mains jointes. Il regarda autour de lui d’un air craintif.
Melinda le fixa d’un air étonné.
Qu’est-ce qui se passe ?
Elle regarda alternativement le policier, qui agitait ainsi des mains, agenouillé devant la table basse, les yeux dans le vague, comme s’il suppliait quelqu’un, et l’Observateur dont le visage rayonnait d’une joie surhumaine. Par moment, il semblait même à Melinda que l’uniforme de Carl Neely se transformait en des vêtements princiers et que ceux de l’Observateur se faisaient plus brillants. Elle était dépassée par ce qu’elle venait de voir.
Qu’est-ce que cette blague ? Si Monsieur le policier a bu un verre de trop, je décamperai avant qu’il ne s’en prenne à moi…
Au moment où elle fit un geste pour se lever du canapé, Carl Neely se releva et revint s’asseoir sur le sien. Les yeux à moitié fermés, il murmura d’un ton insistant :
– Melinda, ne pars pas !
D’une voix vibrante, elle s'exclama :
– Peux-tu m’expliquer ce qui se passe ? Es-tu sûr d’aller bien ? N’aurai-tu pas un malaise ?
– Ne t’inquiètes pas, Melinda… C’est seulement quelqu’un qui m’appelle dans le monde des contes de fées… Je suis en phase de transformation pour devenir Chemise-Bleue…
Les yeux grands comme des soucoupes, la femme de Jim regarda tour à tour Carl Neely, dont elle vit clairement que son uniforme de policier prirent plus d’élégance, comme s’ils devenaient de plus en plus des vêtements princiers. Elle se frotta les yeux, encore plus perplexe.
On dirait que la transformation est réelle… Est-ce une vision ? Est-ce la réalité ?
Melinda se pinça le bras gauche de sa main droite pour s’en assurer.
Ne serait-ce pas plutôt qu’il avait ces vêtements riches et excentriques sous son uniforme de policier ? Je me demande bien comment un policier ordinaire peut se permettre un tel luxe…. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans son histoire…
L’Observateur, sourire aux lèvres, murmura d’une voix chaleureuse, la tête tournée vers Carl : – Chemise-Bleue, Votre Altesse Royale…
Et voilà que le policier sut qu’il était devenu Chemise-Bleue. Il n’avait plus son uniforme de policier. Il était vêtu de ses vêtements de lin bleu lorsqu’il venait aux bals des célibataires du monde des contes de fées. Il n’était plus Carl Neely. Il tourna légèrement sa tête vers l’Observateur, qui le salua avec respect.
Melinda regarda d’un air curieux la scène.
C'est intéressant de savoir que Carl Neely voit aussi les esprits… Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
L’Observateur la corrigea :
– En réalité, Monsieur Chemise-Bleue, Son Altesse Royale dans notre monde, celui des contes, ne peut voir que les Observateurs…
La femme extraordinaire leva les sourcils.
J’ignorais ce détail… Moi qui pensais que les contes n’étaient que des histoires à raconter aux enfants !
L’Observateur, en regardant alternativement Melinda et Chemise-Bleue, affirma :
– Tant qu’à lever le voile du mystère autour de la mort de Madame Jennifer Newhouse, Votre Altesse Royale, décédée en 2002…
Barbe-Bleue le foudroya du regard, et hurla d’un ton courroucé :
– Vous n’avez rien à dire, Monsieur !
L’Observateur s’approcha du frère de Chemise-Bleue, lui saisit les poignets et le poussa à l’extérieur du salon avant de revenir dans sa position initiale, large sourire aux lèvres. Devant les regards étonnés que lui lancèrent Chemise-Bleue, Melinda, Natalia et Jennifer, il expliqua qu’il avait expulsé Barbe et qu’il était parti loin, très loin, de la maison de son frère.
Il poursuivit, en regardant d’un air bienveillant Chemise-Bleue, qui faisait fière allure dans ses vêtements princiers :
– Que je reviens à ce que je voulais dire… De Votre Altesse Jennifer Newhouse… La pauvre, elle était morte pour avoir mis ses pieds dans le cabinet interdit, où un poignard ensorcelé…
Jennifer intervint d’une voix attristée :
– Merci, Monsieur, de votre explication… Dans tous les cas, je me demandais bien comment un poignard pouvait bouger de lui-même… Je soupçonnais mon pauvre mari… Je lui demande pardon !
Melinda fronça des sourcils.
Comment-ce possible ? À moins qu’un esprit l’ait saisi ?
Chemise-Bleue murmura :
– Et ce poignard avait été ensorcelé par Barbe ?
Le prince soupira, en appuyant fermement ses bras sur les accoudoirs de son canapé. Pourquoi un tel acharnement ? Qu’ai-je fait de mal pour subir un si triste destin ?
L’Observateur, en ignorant les pensées de son interlocuteur :
– Exactement…
Il s'éclaircit la gorge puis reprit d’un ton sérieux :
– Et cette arme, lorsque votre seconde épouse était entrée, s’était plantée droit dans son cœur. De sorte que vous pensez qu’elle s’était suicidée avec le poignard…
Chemise-Bleue versa une larme à ce souvenir douloureux qui lui revint à la mémoire. Il soupira.
Melinda, elle, promena son regard du vivant à l’esprit, bouche bée, émue des malheurs du pauvre homme.
La seconde épouse intervint, en se tournant vers l’Observateur :
– Monsieur, êtes-vous certain que ce n’est pas mon mari qui l’avait ensorcelé ?
Celui-ci répondit d’un air assuré :
– Je suis très certain de ce que j’ai dit… C’était le frère de Chemise-Bleue, Barbe-Bleue, qui avait ensorcelé l’arme.
L’Observateur s’éclaircit la gorge puis continua d’un air sérieux, en fixant le prince :
– Votre Altesse Chemise-Bleue, votre seconde épouse voudrait votre pardon, car elle avait pensé que vous étiez responsable de sa mort…
Chemise-Bleue, ému, s’exclama :
– Je lui pardonne ! Je peux comprendre que sur le coup, lorsque…
Il continua d’une voix brisée :
– Lorsqu’elle est… est sortie de… de… son corps… Elle avait immédiatement… son… pensé que c’était… moi… le responsable de… de sa… f.. mort cruelle… Mais sachez, Natacha et Jen, que je vous ai aimé et que j’aurai tout fait pour vous éviter… une si triste fin… C’est pourquoi j’avais pris toutes les précautions pour que vous soyez en sécurité… Sauf que j’avais failli à la tâche… C’est plutôt… moi qui suis désolé…
Il éclata en sanglots devant la réalisation de son impuissance.
La seconde épouse, touchée, s’approcha de lui, l’embrassa timidement sur la joue droite puis se rendit près de la télévision. La première épouse, elle, s’approcha à son tour, émue de sa sincérité. Elle lui caressa la main droite puis se déplaça un peu en retrait, la tête tournée vers la fenêtre.
Les deux esprits errants s’exclamèrent à l’unisson :
– Quelle lumière divine ! Plus pure que n’importe quel cristal qui existe sur cette Terre !
Natalia se retourna brièvement vers Chemise-Bleue, qui termina de sécher ses larmes et murmura :
– Mon amour, je te permets de te remarier avec une princesse qui te mérite…
Jennifer ajouta :
– Chemise-Bleue, ou plutôt, Carl, je souhaite que tu trouves une épouse digne de toi !
Les deux esprits regardèrent chacun vers leur direction, comme s’ils voyaient une lumière irréelle.
Melinda, émue jusqu’aux larmes, murmura :
– Bon voyage, Mesdames !
Elle se tourna vers Chemise-Bleue et dit :
– Tes deux épouses sont parties dans la Lumière et souhaitent que tu trouves une femme digne de toi.
Le prince confirma sa compréhension d’un mouvement de tête positif, rassuré.
L’Observateur sourit furtivement, s’éclaircit la gorge puis continua son discours :
– Je dois vous dire certains détails, Votre Altesse… Si vous n’êtes jamais parvenu à fonder une famille, c’est en raison de la jalousie de votre frère… Et il vous avait fait un rituel très professionnel, Votre Altesse Royale Chemise-Bleue, de manière à rejeter sur vous tous ses péchés et fautes… Ceci explique pourquoi vous n’avez pas d’enfants avec vos épouses et pourquoi vos mariages étaient très brefs… Et comment votre frère avait pu offrir à ses femmes tout ce qu’elles voulaient… Tout ça parce qu’il avait volé votre bonheur… Vous comprenez mieux alors les phénomènes dont vous étiez témoin… C’est-à-dire les couteaux qui étaient lancés sur vous, vos armes de fonction qui s’activaient d’elles-mêmes, des accidents de voitures fréquents…
Le prince baissa la tête, gêné. Il resta sans voix.
Merci, Monsieur, au moins je comprends tout…
Il cligna des yeux pour ne pas pleurer sur lui-même. Il voudrait rester fort et fier. Comme il l’avait été avant la mort de sa première épouse. C’était une question d’orgueil pour lui.
Son interlocuteur dit d’une voix neutre :
– Cependant, tout n’est pas perdu, Votre Altesse Royale… Le sort prendra bientôt fin ! Dans trois ans… Mais il est possible de le rompre plus tôt… Vous devez faire en sorte que votre frère perde son pouvoir sur vous, Chemise-Bleue…
Les sourcils levés, les yeux agrandis d’étonnement, l’interpellé balbutia :
– Comment ?
– En prenant un œuf d’une poule qui avait appartenu au poulailler de votre frère, que vous devez garder sur vous pendant quarante jours – même lorsque vous dormez – , en faisant particulièrement attention à ce qu’il ne soit point sali de sang humain(13) et à ce qu’il ne se casse point… Et après quarante jours, vous jetez l’œuf dans la rivière la plus proche mais sans vous retourner…
Chemise-Bleue hocha imperceptiblement la tête, lueur d’inquiétude dans son regard.
Melinda suivit la scène, interdite. Elle se demanda à elle-même si c’était la réalité ou non.
L’esprit, en se retournant vers le prince, le questionna en ces termes :
– C’est noté, Votre Altesse ?
L’interpellé répondit d’une voix claire :
– Oui, Monsieur.
– Très bien…
Il fit une courte pause puis ajouta, en regardant alternativement les deux vivants, qui n’avaient pas bougé de leur canapé respectif :
– Votre Altesse Royale Chemise-Bleue et Madame Melinda Gordon…
Ils tournèrent leur tête vers l’Observateur qui poursuivit sa phrase :
– Vous devez savoir une chose concernant la mort de Monsieur Jim Clancy…
Le prince baissa la tête, les joues rouges. Ses mains tremblèrent légèrement malgré lui.
L’esprit :
– Le pauvre ambulancier n’est pas du tout mort par la faute de Carl Neely, ou si vous préférez, Chemise-Bleue… C’est la même personne…
Les deux vivants, sourcils levés, murmurent à l’unisson :
– Comment ?
– Carl Neely est un policier intègre, un homme fidèle et sérieux… J’en témoigne ! S’il vous semble qu’il a tiré par inadvertance, ce n’est pas de sa faute… C’est son frère qui a été à ses côtés et qui l’a poussé, de sorte qu’il a tiré…
Le prince protesta :
– Merci de me déculpabiliser… Mais ça ne me décharge pas de ma faute… J'aurais dû agir de manière plus professionnelle… Et surtout ne pas appuyer sur la gâchette de mon arme de fonction…
Il agita ses mains, qu’il laissa mollement retomber le long de son corps, sur le coussin du canapé. Il soupira, désespéré.
Melinda balbutia, les yeux agrandis de surprise :
– Vous voulez dire que Carl Neely n’aurait jamais agi ainsi si ce n’est pas son frère qui l’a poussé ?
L’Observateur confirma :
– Exactement…
Chemise-Bleue murmura :
– Pourtant, ça ne change pas le fait que je me suis laissé lamentablement influencer par Barbe…
– Vous avez raison, Votre Altesse, mais ceci s’explique par le fait qu’il avait encore une influence maléfique sur vous. Je vous ai déjà dit ce qu’il vous reste à faire pour vous en libérer…
– Oui, je n’ai pas oublié : garder un œuf pendant quarante jours puis le jeter dans la rivière sans se retourner.
Avec son sourire le plus aimable, l’esprit ajouta :
– Vous avez très bien compris….
En regardant alternativement Chemise-Bleue et Melinda Gordon, il s’exclama :
– Voilà ! J’ai dit tout ce que je voulais ! Maintenant Chemise-Bleue, vous êtes Carl Neely, mais n’oubliez pas ce qu’il vous reste à faire !
Et voilà qu’en un clin d’œil, Chemise-Bleue vit ses vêtements princiers revenir sous forme d'uniforme de police. Carl Neely cligna des yeux, conscient qu’il était revenu dans le monde des années 2000. Il ne voyait plus l’Observateur, qui disparut peu après.
Melinda le fixa, médusée.
Toute une histoire particulière ! Donc, je peux dire qu’il y a notre monde réel, celui des esprits et celui des contes de fées… J’en discuterai la prochaine fois que je rencontrerai Élie James… Il parviendra sans doute à me trouver une explication… La philo n’a jamais été intéressante pour moi…
Le policier, pour se remettre de son trouble, but une gorgée d’eau puis remercia la passeuse d’âmes d’être venue. Celle-ci le remercia de sa collaboration pour permettre à Caitlin Mahoney et à ses deux épouses de partir dans la Lumière. Ils échangèrent une solide poignée de mains et Carl raccompagna son invitée jusqu’à la porte d’entrée.
Le lendemain, Carl Neely se promena dans la forêt de Grandview, où il devint Chemise-Bleue. Il le sentit immédiatement.
Il demanda à un renard de lui ramener un œuf du poulailler qui avait appartenu à Barbe-Bleue. Aussitôt dit, aussitôt fait, le prince conserva précieusement l’œuf et il revint chez lui, content de mettre fin à l’influence de son frère.
Il redevint le simple policier que la ville de Grandview connaissait.
Pendant quarante jours, il fit attention à l’œuf, et au quarante-et-unième jour, Carl Neely se rendit près d’une rivière qui passait dans la forêt de la ville, jeta l’œuf dans l’eau sans se retourner et il revint chez lui d’un pas léger. À partir de ce moment, l’esprit errant qu’était le maître sorcier Barbe-Bleue n’avait plus de pouvoir sur son frère.
Depuis ce jour, Carl Neely n’avait plus d’accident de voiture ou d’arme qui s’activait d’elle-même, comme mûe par une main invisible. En tant que Chemise-Bleue, il dansa avec des princesses. Cette fois, une charmante et élégante brunette conquit son cœur. Et elle était séduite par ses bonnes manières et son aspect protecteur, masculin. Ils se marièrent peu de temps après et eurent de nombreux enfants.
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(1) Dans la version de Perrault, c’est la dernière épouse de Barbe-Bleue qui a hérité de la totalité de ses richesses. La version des frères Grimm ne précise rien à ce sujet. Nous avons pris un peu de liberté en ce qui concerne l’héritage du personnage du conte.
(2) Caitlin Mahoney est la belle-fille de Carl Neely dans la série Ghost Whisperer.
(3) Melinda Gordon est la protagoniste de la série Ghost Whisperer qui peut interagir avec les esprits errants, don qu’elle a hérité de sa mère et de sa grand-mère maternelle.
(4) Carl Neely est présenté dans la série comme un ami policier de Jim Clancy, que Melinda a déjà rencontré au cours de la troisième saison.
(5) Il s’agit d’un événement qui change la vie de Melinda. Elle et son mari sont invités au mariage d’une amie d’enfance de Jim, Tricia. Cette dernière se marie en secondes noces avec Hunter Clayton, qui, en réalité, est un escroc, mentant sur son identité et sur son travail. La vérité au sujet du fiancé est découverte après un jeu d’indices d’un esprit errant, Owen Grace, que Melinda a remarqué au chalet de Tricia. En reliant tous les indices, Tricia, Melinda et Jim sont parvenus à la conclusion suivante : Hunter Clayton est le pseudonyme de Robert Langowski et il ne possède point l’Axiom Steakhouse. Tricia annule donc son mariage. Déçu, le fiancé se retire dans un cabanon abandonné dans le chalet, avec un fusil à chasse à ses côtés, buvant de l’alcool. Jim ramasse les dernières chaises louées pour l’occasion. Remarquant une lumière dans la cabane, il s’approche et entre. Il voit Hunter Clayton-Robert Langowski ivre avec son fusil de chasse à la main. S’ensuit une conversation puis une lutte pour avoir l’arme. Owen Grace informe Melinda Gordon, qui se trouve alors dans sa boutique d’antiquités The Same It Never Was Antiques. Sachant que son mari est en danger, elle téléphone au détective Carl Neely, qui accourt au plus vite qu’il peut. Melinda aussi arrive près de la cabine et regarde, angoissée, la suite des événements. Le policier se tient près d’un arbre. Remarquant deux ombres près de la fenêtre, il vise, atteignant Jim. Ce dernier est aussitôt pris en charge par des collègues, transporté d’urgence dans l’hôpital de Grandview, l’hôpital Mercy. Il est opéré, mais il meurt d’embolie après l’opération.
(6) Cet esprit est Caitlin Mahoney, la belle-fille de Carl Neely. Elle lance une pomme et une fourchette dans la cuisine à Melinda, sauf que cette dernière, ne l’ayant pas vue, pense que c’est son mari. Affectée par la perte de Jim, la passeuse d’âmes ne voit pas les esprits errants jusqu’au moment des funérailles de son époux.
(7) Nous avons inventé les prénoms des parents de Caitlin, qui ne sont aucunement mentionnés dans la série.
(8) Élie James est un professeur de psychologie et de philosophie à l’Université Rockland – l’université locale de Grandview dans la série. Il a rencontré Melinda et Jim lors du premier épisode de la quatrième saison. Depuis une expérience de mort imminente, il peut entendre les esprits errants. Ce professeur a aidé Melinda à mieux comprendre le cas de Caitlin Mahoney, ce en quoi nous respectons la série. Élie James est allé à l’hôpital Mercy pour soi-disant une recherche sur l’anorexie mentale au cours des derniers mois, afin que l’esprit errant qu’est devenu Jim puisse lire par-dessus l’épaule de la secrétaire les informations au sujet de Caitlin Mahoney.
(9) Le manteau d’invisibilité est présent dans plusieurs contes des frères Grimm, tel « Les souliers usés au bal ». C’est un manteau qui a la propriété de rendre invisible son porteur, sauf que les autres gens peuvent percevoir une présence, mais sans le voir. Nous avons ajouté le pouvoir de passer à travers les portes, comme si le porteur du manteau devenait en quelque sorte un esprit.
(10) Telle est la description de la chambre interdite dans la version allemande. La version française, elle, mentionne le cabinet interdit qui contenait les corps des femmes égorgées de Barbe-Bleue et que le plancher était souillé de sang caillé.
(11) Nous avons ajouté ces éléments autour de la mort de la belle-fille de Carl Neely, car dans la série, rien n’est précisé à ce sujet.
(12) Allusion à la fin du conte d’après la version allemande, dans laquelle le maître sorcier et ses invités meurent dans sa maison, brûlés. Le feu est allumé par les frères, les sœurs et les parents de la dernière épouse.
(13) Allusion à la version allemande, dans laquelle Barbe-Bleue (qui est un maître sorcier) remet à sa femme la clé de la chambre sanglante et un œuf. En ce qui concerne ce dernier, il précisa à sa fiancée qu’elle doit y faire particulièrement attention et le garder près d’elle. Celles qui ont échappé par inadvertance l’œuf, le salissant de sang, connurent la mort. Celle qui le garda sans le salir fit perdre au sorcier tout pouvoir sur elle, voire qu’il devait lui obéir. À cela, nous combinons la symbolique de l’œuf, en tant que rattachée à la fécondité, à la fertilité, à la naissance, à la famille, la maison et au sein de la femme.