Mythologie au rendez-vous, Version 2

Chapitre 3 : Enquêtes généalogiques, ou Course contre la montre

8942 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Enquêtes généalogiques, ou Course contre la montre



« Le sang des êtres divins n'est pas encore éteint »

Eschyle, Niobé




Mélinda attend avec impatience que sa mère soulève le combiné. Quelques minutes plus tard, Élizabeth répond à l’appareil d’une voix neutre et s’informe de la raison de l’appel de sa fille. 

— Mon enfant, j’ignore tout de l’esprit dont tu parles. Les descriptions me sont absolument insignifiantes, malheureusement. Demande-lui la prochaine fois son nom. Aussi, si tu veux, je viendrai chez toi pour discuter plus en détail de ma famille, il n’y a pas de grands mystères, mais bon ! … Au revoir, Mélinda.

Et chacune raccroche le combiné, perplexe. La jeune femme soupire, serrant les mains en poings.

— Jim, j’ai l’impression que tout le monde se joue de moi ! Cet esprit dont j’ignore l’identité, ma mère qui ne m’aide pas !

Elle se lève et fait les cents pas de rage dans le petit salon.

— Mél, commente son mari après quelques minutes, il ne sert à rien de s’énerver… Change-toi un peu les esprits et laisse ce cas pour demain… Parfois, le recul est nécessaire pour mieux comprendre la situation.

Soupirant, s’étant calmée, elle sourit au grand homme aux yeux bleus et murmure d’un ton plus posé : 

— Tu as raison ! J’irais m’occuper de ma boutique et je verrai demain pour la suite.

Le couple s’embrasse et la jeune femme rejoint ces deux associées à la boutique. Elle les aide pour ranger les dernières acquisitions, des vieux grimoires à la couverture dorée du Moyen-Âge et des vases de la Renaissance dans le style de l’Antiquité. 


Soudain, un jeune et grand homme en complet gris foncé aux cheveux noir corbeau entre et salue affablement Andréa Marino. Cette dernière rougissante l’interroge sur ses besoins en antiquités. Lorsque Mélinda croise le regard du jeune client, elle est tétanisée par les yeux noir charbon qui brillent d’un feu intérieur et d’une arrogance. L’antiquaire détourne la tête pour ne plus soutenir le regard du mystérieux interlocuteur. Une fois qu’il est parti, elle interroge son associée :

— Qui est cet homme ? 

— Il se nomme Agathon Karalis. Un jeune homme que j’ai rencontré il y a quelques jours dans une boîte de nuit. Il est bien sympathique et cherche clairement à me courtiser, mais je ne sais pas trop… Il est charmant et sympathique…

Sa mine rêveuse et pensive rappelle à Mélinda sa propre rencontre avec Jim, dans un tout autre contexte bien sûr, ce qui lui arrache un petit sourire nostalgique avant de reprendre son sérieux, regard ayant une lueur d’inquiétude.

— Mais reconnais que son regard est très étrange… commente l’antiquaire extraordinaire. Vertigineux… Tel celui d’Arès et d’Athéna, d’Apollon et d’Artémis, nos entraîneurs…

— Penses-tu qu’il serait un dieu déguisé ? s’exclame-t-elle, sourcils levés d’incrédulité.

— Oui, je le pense, mais j’ignore quel dieu, mais un dieu, c’est certain ! … Mon mari n’a pas ce regard millénaire… C’est angoissant même, impossible à soutenir trop longtemps…

— Wow ! Je serais donc courtisée pour un dieu ! rie l’associée.

La mine de Mélinda s’assombrit.

— Je ne pense pas que tu devrais te réjouir trop tôt ! N’oublie pas que, si tu as un enfant de lui, il sera un demi-dieu…

Elle énumère une liste fictive de ses élégants doigts.

— … Et si tu as la malchance qu’il soit marié, tu auras aussi son épouse vindicative qui se vengerait ! …

Andréa blêmit pendant quelques secondes avant de reprendre ses couleurs.

— … Je dois reconnaître que je la comprendrais ! poursuit-elle, pointe de jalousie dans sa voix mélodieuse. Le mariage est pour le meilleur et le pire et je ne serais certainement pas contente d’entendre que mon mari fasse des enfants dans les environs, tout demi-dieu qu’ils soient et toute belle et jeune que soit sa maîtresse.

— Mais au moins, se rassure la vendeuse italienne, il n’est pas marié, aucune alliance à son annulaire.

— Piètre consolation, réplique-t-elle. Mais fais comme tu le veux, à toi de décider si tu te lances dans une aventure ou non ! Au moins, tu ne pourras pas te plaindre et gémir des conséquences…

Se tournant vers Délia et Andréa.

— … Bon, je vous laisse, je dois chercher de nouvelles acquisitions !

Et elle sort et fait quelques pas sur le trottoir qu’elle constate l’esprit errant féminin assise sur un banc, ajustant son voile. La médium accourt, intriguée, au parc où l’attend Aphrodita Mavromichalis-Benari. Cette dernière la salue d’un geste de la tête. Mélinda s’assit à côté d’elle sur le banc en face.

— Quel est votre nom ?

— Je suis Aphrodita Mavromichalis-Benari.

— Pourquoi errez-vous encore ? Comment puis-je vous aider ?

— Je crains que l'histoire ne se répète, bredouille-t-elle, évitant le regard de son interlocutrice. Je ne veux pas… Une répétition…

— En quel sens ?

Le visage délicat de l’entité invisible se durcit, ses yeux s'affolent dans ses orbites, ses mains se serrent et se desserrent convulsivement, son corps est pris d’un tremblement.

— C’est trop atroce ! sanglote-t-elle, larmes qui laissent un large sillon sur ses joues. À tort accusée ! Alors que je voulais aider mes concitoyens !

Elle s’en va de sa place pour réapparaître près de la plateforme de fleurs où des œillets d’Inde, des jacinthes et des roses sont ordonnés pour former le blason de la ville. La vivante la rejoint et lui demande d’un ton inquiet : 

— Je ne veux aucunement raviver votre douleur, je ne veux que vous aider pour que vous partiez en paix dans la Lumière… Pour que vous trouviez enfin la paix éternelle.

— Mon temps… La ville de mon époque… Et …

Et elle disparaît pour de bon, laissant Mélinda bien perplexe et angoissée. Elle quitte le parc et s'en va à sa destination, une petite maison en périphérie de Trikala pour récupérer des objets d’antiquités intéressants.



Au même moment, non loin du champ d’entraînement, Athéna, seule dans le salon du personnel, analysant les cartes du pays où sont indiqués les positions ennemies, attend son collègue et homologue masculin pour entamer la recherche généalogique des mortels. Dans sa tête, des centaines de possibilités pour attaquer l’ennemi se succèdent, la laissant encore plus inquiète qu'auparavant. Dès qu'elle remarque l’imposante silhouette de son comparse, chassant ses sombres pensées, elle lui crie : 

— Arès, Arès, fléau des mortels ! Comment allons-nous commencer cette enquête ? N’oublie pas que le temps nous ait compté ! Comment allons-nous nous répartir la tâche pour être les plus rapides possibles ?

Déposant ses armes, plus exactement une épée, un fusil et un poignard, à l’entrée, il s’assit sans sourciller le moindre du monde, vidant un verre de nectar. Athéna se rapproche de la fenêtre et observe le champ d’entraînement. Avachi sur la chaise, il répond de sa voix de Stentor : 

— Simple, ma collègue ! Nous commençons par les Gordon ! …

Il énumère de ses longs doigts rugueux les noms.

— … J’enquête sur eux, les Clancy, les Payne et les Neely, tu enquêtes sur les James, les Blair et les Eastman ! Nous n’avons qu’à aller aux hôpitaux, aux églises et aux archives des villes pour trouver toutes les informations. En dernier recours, nous pouvons toujours supplier les Moires…

— Mais elles sont inflexibles ! s’emporte la déesse, tournant son dos à la fenêtre pour s’approcher de son collègue, tambourinant nerveusement le bord de la table.

Haussant les épaules, il réplique : 

— Je ne puis concevoir qu’elles demeureront de marbre si nous nous mettons à genoux et les supplions de notre voix la plus larmoyante leur aide…

— Tu as peut-être raison…

Mine pensive, la déesse fixe le mur en marbre, agitant sa main droite en signe de résignation.

— … Mais considère que c’est notre dernière option, notre plan Z, ou plan Oméga, si tu préfères notre alphabet. C’est mieux ainsi ?

Le dieu aux sombres yeux observe à la dérobée sa collègue, incertain de déchiffrer ses pensées.

— … Sinon, la répartition des recherches me semble acceptable, continue-t-elle avec un petit sourire qui se dessine sur son austère et sérieux visage millénaire. 

— Alors allons-y ! Faisons notre travail, tels des mortels ! Nous nous rejoignons dans cette salle le plus rapidement possible pour faire le point de notre enquête avant la prochaine réunion.

Les dieux se saluent militairement et sortent du salon, prenant forme d’un vautour fauve et d’une chouette chevêche pour s’envoler plus rapidement jusqu’à leur destination.



Le lendemain matin, Mélinda attend sa mère avec impatience. Jim sourit à son épouse et la rassure : 

— Mél, je ne pense pas que tu devras t’inquiéter des paroles de ta mère…

— Facile pour toi, le coupe abruptement son épouse. L’esprit errant, Aphrodita Mavromichalis-Benari, ne me donne aucun indice ! Et je ne comprends pas ce qu’elle veut…

— Cherche le plus d’informations sur sa famille et ses enfants, ce pourrait être une piste de solution, non ?

— Tu as raison, Jim ! Je chercherais dans les archives concernant les Mavromichalis et les Benari à Trikala ! Mais avant, laissons ma mère venir et parler de sa famille !

Et quelqu’un frappe à la porte, nul autre que ses parents. Le jeune couple accueille chaleureusement le plus vieux à l’intérieur. Une fois assis l’un en face de l’autre au salon, Jim et Mélinda sur le même canapé beige, l’un à côté de l’autre; en face, deux fauteuils rembourrés brun foncé sur lesquels sont assis Thomas et Élizabeth. Une petite table basse en cerisier laqué les sépare sur laquelle repose des verres d’eau et de limonade.

— Ainsi, commence la quarantenaire, comme tu le sais, je suis la fille aînée de Georges Angelopoulos et de Judith Moustaki-Angelopoulos, ayant encore une sœur, Marianne, et un frère, Stéphane, qui est le benjamin de la famille. Mon frère peut entendre les esprits et ma sœur peut les voir et les sentir. Nous sommes passeurs d’âmes de génération en génération semble-t-il. Ma propre mère m’avait enseigné la gestion de ce don… Pour cela, je lui en suis reconnaissante ! Mais je n’ai guère de contact avec elle depuis plusieurs années, depuis ta naissance. 

Sa fille prend des notes dans un calepin, sourcils relevés.

— Mère, pour quelle raison tu n’as plus de contact avec mère-grand ? Alors que la seule fois où je l’ai vu enfant, elle était sympathique et gentille.

La mine d’Élizabeth s’assombrit.

— Mais n’oublie pas, ma fille, que les apparences sont trompeuses…

Mine confuse, l’antiquaire l’interroge : 

— En quel sens ? Comment ? Que cache-t-elle ?

Baissant ses yeux sombres, Élizabeth détourne le regard de sa fille, parcourant distraitement les murs verts ornés d’une photographie de mariage de Jim et Mélinda. Thomas, ses yeux bleus adoucis, est clairement confus ; Jim, regard lançant des éclairs, mains serrées en poings, se lève de sa place pour faire les cents pas dans la pièce, fixant sa belle-mère. Un silence lourd s’installe, gênant, entre eux quatre pendant plusieurs minutes.

— Dites simplement la vérité ! s’emporte Jim, explosant, faisant sursauter les trois autres. Rien de compliqué ! Mélinda ne veut savoir que la vérité ! …

Il s’approche de sa femme pour l’enlacer en signe de soutien. 

— … Et mes excuses pour cet emportement.

La mère de Mélinda pousse un soupir avant de prendre son courage à deux mains.

— Une histoire d’esprit errant, répond la plus vieille passeuse d’âmes d’un ton traînant.

Le visage de Mélinda s’illumine, soudain, et elle s’exclame : 

— Serait-ce à cause d’Aphrodita Mavromichalis-Benari ?

— Je ne me rappelle plus du nom de l’esprit, murmure-t-elle, refusant toujours de confronter le regard de sa fille.

Derrière la quarantenaire apparaît l’esprit errant nommé, fâchée, elle tourne négativement la tête à l’attention de Mélinda qui la fixe, yeux grands comme des soucoupes, interdite, sans mot. Aphrodita disparaît avant que la mère de la jeune médium ne se retourne.

— Merci, mère pour ton aide, commente-t-elle quelques minutes plus tard.

Étonnée, Élizabeth promène son regard de son mari à sa fille, confuse.

Jim raccompagne ses beaux-parents à la sortie, affichant un sourire affable. Une fois qu’il revient au salon, il commente : 

— Mél, j’ai l’impression que ta mère nous cache quelque chose, non ?

— Effectivement, confirme-t-elle. En plus qu’Aphrodita Mavromichalis-Benari m’a signifié, d’un geste de la tête que ma mère ment ! 

Elle soupire, se tenant la tête entre les mains. 

— Je pense que je dois mener mon enquête seule ! J’irai aux archives, puis je verrai ! À plus tard, Jim !

Elle s'exécute et se rend immédiatement aux archives chercher le plus d’informations à propos de ce mystérieux esprit.


Au même moment, très loin des hommes mangeurs de pain, au sommet de l’Olympe, dans la salle du trône, Zeus observe les mortels, tout particulièrement les contingents féminins, très intéressé par l’une d’elles, nul autre que Mélinda. Il réfléchit au meilleur moyen de se rapprocher d’elle sans éveiller les soupçons de son épouse, ni celle de la mortelle.



Simultanément à la rencontre de Mélinda avec ses parents, après l'entraînement du contingent féminin, Samuelle Blair se repose à l’ombre de l’imposant olivier tricentenaire, réfléchissant à ce que le futur pourrait bien lui réserver. Soudain, un jeune homme se matérialise dans son champ de vision. Elle le détaille, curieuse et attirée. Un grand et élégant homme, imberbe, des cheveux blonds comme le blé mûr, coupés courts, à la militaire. Des yeux bleu ciel brillant d’un éclat particulier, attire l’attention de la jeune femme, ainsi que sa stature musclée perceptible en-dessous de son uniforme militaire vert forêt au insigne de l’Armée rouge. Il s’approche d’elle, souriant, et s’assit à ses côtés, déposant à ses pieds son fusil, son arc, son carquois remplis de flèches aiguisés et son arbalète. 

Здравствуйте [Bonjour] Mademoiselle Blair. Les entraînements ne vous sont pas trop difficiles, je l’espère ?

Elle tourne la tête vers son interlocuteur, bouche légèrement entrouverte d’étonnement, sourcils relevés.

— Comment connaissez-vous mon nom, jeune homme, alors que je ne me rappelle pas de vous avoir vu lors des entraînements ?

Sourire gêné, le nouveau venu, regard fuyant, murmure : 

— Disons que je me suis informé auprès de vos compatriotes… Et, comme vous êtes bien entraînée et en bonne forme physique, je vous propose, avec l’accord de mon supérieur, de faire équipe avec vous pour les entraînements futurs… 

Sam sourit faiblement à ce charmant Russe, baissant les yeux pour camoufler le rougissement qui lui monte au visage, tel un feu qui se répand et dégage une chaleur insupportable.

— … Sinon, je suis Alekseï Fedorovitch Bogdanov, surnommé Apollon, fils de Théodore en Grèce, militaire de formation de père en fils. Mon père… Euh… Non, mon grand-père a combattu les Nazis. 

— Si c’est un ordre de notre Commandant, je n’ai pas à m’y opposer, constate-t-elle d’un ton neutre. Donc à la prochaine, Alekseï Fedorovitch.

— Vous pouvez être moins formelle, la taquine-t-il, et m'appeler par mon surnom, Liocha.

Elle roule des yeux d’exaspération et réplique : 

— À voir, jeune homme. Tout dépend si nous parviendrons à nous entendre.

Chacun se relève et marche ensemble jusqu’à la caserne dans un agréable silence, où seul un doux zéphyr s’entend. Puis, chacun se sépare dans leur section respective. Une fois arrivée dans les vestiaires des hommes, le mystérieux Russe, nul autre qu’Apollon, se métamorphose en un élégant cygne aux plumes blanches luisantes et s’envole par la fenêtre, regagnant sa demeure éternelle, le ciel, l’Olympe. Là-bas, il joue avec son gousli un air connu et chante Kalinka.



Quelques heures plus tard, aux archives de la ville, Mélinda trouve des informations intéressantes à propos des Mavromichalis et des Benari, toutes deux des familles très connues et célèbres dans la ville, donnant maints bienfaiteurs, hommes politiques, médecins, banquiers et militaires. Aphrodita, née le 12 mars 1876, est morte le 15 juin 1897, tuée par ses concitoyens devenus fous à la suite d’une circonstance inconnue, est la fille de Danaé Trikoupis-Mavromichalis et de Hiéroclès Mavromichalis. Elle se marie à Josef Benari, un banquier, en 1894 et n’a qu’une fille, Hélène, née en 1895. Aphrodita a un frère, Andromaque, homme politique, marié à Valentine Dimopoulos et une sœur, Iris, mariée à Georges Voulgaris, homme politique et philanthrope. Hélène Benari, l’unique fille d’Aphrodita, se marie à Aaron Cohen, médecin réputé, en 1917. Le couple a trois enfants, David, né en 1918, Esther, née en 1920, et Samuel, en 1921. 

Lorsque la médium quitte les archives, Aphrodita se manifeste devant elle et lui murmure : 

— Continuez l’enquête… Vous n’avez pas trouvé le plus important ! Dépêchez-vous ! Le temps vous est compté ! 

— Qu’est-ce qui me manque ? Que voulez-vous savoir ? Votre fille a manifestement survécu au mystérieux événement du 15 juin 1897…

— C’est le médecin Eugène Georgiopoulos qui m’a averti un peu plus tôt au cours du mois de juin 1897 du pain contaminé… Et je sais que ma fille a survécu à ce triste épisode de la ville, mais tel n’est pas le point… 

— Pouvez-vous me préciser les circonstances de la mésentente entre ma mère et ma grand-mère ?

— Je reviens avec le bon homme pour vous répondre… Je sais que vous ne me croirez pas… 

Et elle s’évapore, laissant la jeune épouse de Jim très étonnée et encore plus confuse, trépignant nerveusement des pieds au sol. Quelques secondes plus tard, qui semblent une éternité, un vieil homme vêtu d’un complet beige, plutôt élégant et sympathique apparaît au côté de la chuchoteuse d’esprit accompagné d’Aphrodita.

— Qui êtes-vous ? 

— Je suis un Observateur, Konstantinos Stefanopoulos, un incorruptible esprit qui constate tout ce qui se passe… 

La vivante lui lance un regard confus.

— … Mes collègues et moi, précise le nouvel arrivé, travaillons en étroite collaboration avec les Moires. Nous sommes leurs sources d’informations et de contacts avec le monde et les vivants. Et je ne peux que vous dire la vérité, puisque les terribles filles de Zeus nous ont donné accès aux tapisseries et à leurs plans pour les vies humaines… Pour répondre à votre question, la mésentente entre votre mère et votre grand-mère provient dès votre naissance. Votre grand-mère n'était pas d’accord que vous ayez le prénom que vous portez, ne faisant que renforcer la malédiction familiale…

— Donc la malédiction millénaire n’est pas un mythe, hurle Aphrodita, au bord des larmes.

— Non, ce n’est pas un mythe, lui confirme simplement Konstantinos. Alors que votre mère, qui a entendu cette malédiction, veut se protéger et éviter qu’elle ne retombe sur elle… 

Une moue d’horreur se dessine sur le visage de la médium.

— … Négligeant que ce malheur retombe sur vous et vos descendants, précise-t-il.

L’Observateur s’évapore, bientôt suivi par Aphrodita. Mélinda revient chez elle, abasourdie, sonnée, étonnée, par ce qu’elle vient d’entendre et encore incrédule à croire en cette histoire de malédiction familiale. Malédiction dont elle n'en a jamais entendu parler de sa mère ou de sa grand-mère, hormis par des rumeurs incertaines des plus vieux de la ville, n’y prêtant jamais foi lorsqu’elle était enfant.



Au même moment, après l’enquête de Mélinda, à la boutique d’antiquité, Andréa et Délia ferment la boutique. L’Italienne passe au marché faire les commissions. Comme toujours, le lieu est très animé : entre des vieillards qui débattent de la météorologie et des prochains matchs de football de l’équipe locale, des mères de famille qui se plaignent de l’augmentation du coût des aliments et des biens essentiels à l’entretien ménager, des jeunes couples qui cherchent un coin tranquille pour profiter un peu d’un moment ensemble, des enfants qui courent, qui jouent à cache-cache au désarroi de leurs mères, où un bourdonnement constant y flotte, avec les odeurs d’épices, de pains et de fruits et légumes frais. Soudain, Agathon Karalis est aux côtés de l’Italienne, l’aidant affablement à transporter ses sacs remplis de fruits, de légumes, de pâtisseries, de viennoiseries, de viandes et de poissons. Étonnée, les yeux agrandis, Andréa bredouille maintes remerciements au charmant homme aux yeux couleur obsidienne. Ce dernier lui ouvre galamment la porte d’entrée de son appartement. Il l’aide à ranger ses achats et discute avec elle de tout et de rien, cherchant à la séduire. Minuit passé, Andréa finit par céder aux avances de l’étrange homme qui n’est, en réalité, qu’un dieu grec. Les amants passent la nuit ensemble.



Le lendemain matin, Mélinda explique les résultats de son enquête à son mari, intriguée par les paroles de l’esprit errant. Elle lui demande conseil.

Se grattant le menton, une lueur d’inquiétude traverse ses yeux clairs.

— Je te suggérais, Mél, de creuser un peu plus du côté des descendants de Hélène Cohen, née Benari, tu trouveras certainement un indice… Et peut-être essaye de trouver plus d’informations sur ce médecin… Eugène Georgiopoulos m’a tu dit ? … 

Elle approuve d’un geste de tête.

— … Après, je ne saurais que te dire de plus, hormis de prier Dieu et les dieux de t’éclairer sur la situation.

— Merci de ton avis, murmure dans un souffle la chuchoteuse d’esprits, se levant de son siège en bois. Je vais continuer mon enquête à partir de l’ordinateur de la boutique… Je pense que je ne devrais pas être trop dérangée.


Elle se rend à la boutique. Dès qu’elle arrive, Aphrodita l’attend près d’un vase, lui murmurant : 

— Il ressemble à celui qui m’a porté malheur !

Et elle s’élève dans les airs, tel un courant d’air. D’une main tremblante, la vingtenaire tient l’objet entre ses mains. Elle est transportée dans une vision.

Elle tricote un chandail pour son mari, confortablement assise sur un fauteuil aux coussins rouges bien rembourrés, ressentant la chaleur de Hélios sur le visage qui filtre les lourds rideaux bleu nuit à demi-tirés. Dans un coin de l'immense salon, il y a un vase richement décoré d’arabesques dorés et de motifs floraux sagement posé sur une table basse en cerisier. Soudain, un défunt se manifeste devant elle. Elle le détaille : un grand et élégant homme vêtu d’un complet beige et d’une chemise blanche, traits tirés, visage affaissé, yeux affolés lui supplie : 

— S’il vous plaît, avertissez vos concitoyens ! 

— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Que voulez-vous ?

— Je suis Eugène Georgiopoulos de Palaiópyrgos, j’ai constaté que le pain est contaminé… Empêchez que vos concitoyens ne le consomment et deviennent fous, pris d’ergotisme…

— Très bien, je cours avertir tous les boulangers et pâtissiers.

L’esprit errant qu’est l’homme s’évapore, laissant la jeune femme angoissée, le cœur battant la chamade.

L’antiquaire revient de sa vision, intriguée par un détail : le vase. Elle demeure prostrée pendant quelques minutes le temps qu’elle ordonne toutes ses idées de manière cohérente.

Elle entame sa recherche sur Eugène Georgiopoulos et les descendants de Hélène Cohen, née Benari. Une fois qu’elle termine ses recherches, elle revient à la maison. 


Son mari entre quelques minutes après elle. Allongée sur le canapé, étonnée, cette dernière se redresse et, fronçant des sourcils, s’exclame : 

— Jim, comment es-tu ici, si tu devais être au travail, non ?

Petit sourire coquin, il s’approche d’elle, l’enlaçant, lui susurre d’une voix tonnante : 

— Mélinda, j’ai prétexté une urgence familiale.

Il la chatouille, s’allongeant sur elle. Celle-ci se dégage de lui, gênée par le regard étrangement intemporel de son mari. Elle se lève et observe attentivement la physionomie de son mari, surtout ses yeux. Frappée par la réalisation soudaine, elle devient rouge de colère.

— J’ignore qui vous êtes, mais vous n’êtes pas mon mari ! s’offusque-t-elle, serrant les mains en poings. Ayez la politesse de quitter cette pièce. Si vous avez faim ou soif, je peux vous offrir hospitalité, je peux vous préparer un lit d’invité, mais n’essayez pas de me forcer à devenir infidèle à Jim !

Yeux lançant des éclairs pendant quelques secondes, il lui réplique : 

— Et qu'est-ce qui te dit, ma chère, que je ne suis pas ton mari ?

— Votre comportement et vos yeux, lui répond-elle sèchement. En plus de quelques autres détails que seul mon mari sait ! Que Héra m’en soit témoin !

Son mari devient blême lorsqu’une grande et élégante femme se matérialise devant la médium. Cette déesse au port altier, aux yeux bruns, qui porte un voile d'une blancheur virginale cachant ses cheveux, le transperce de son regard qui couve une colère terrible. Sa longue robe blanche et bleue aux arabesques dorées se meut avec grâce et scintille à ses moindre gestes. Elle agite sa main droite, porteuse d’alliance vers le dieu et lui hurle : 

— Zeus, n’essaie même pas de te rapprocher de cette femme, je la prends sous mon aile ! Tiens tes pensées impures et infidèles loin d’elle et ne pense même pas me tromper, sinon, c’est toi qui subira mon courroux millénaire !

Le mari de Mélinda se métamorphose en un élégant homme musclé et puissant aux yeux bleus et aux cheveux brun foncé. Il adresse un sourire charmeur à la jeune femme, boutonnant sa chemise rayée bleu ciel et blanche. Il s’élève dans les airs sous forme d’un immense aigle royal, lançant un regard foudroyant à son épouse immortelle. Un silence plane entre les deux femmes pendant quelques minutes.

— Félicitations, jeune femme ! la complimente la déesse, large sourire au visage, regard brillant de fierté. Vous demeurez fidèle à votre époux, malgré la tentation, contrairement à d’autres, termine-t-elle sur un ton amer… 

Elle s’avance vers la mortelle et fait un geste de bénédiction. Celle-ci, sourcils relevés d’étonnement, incrédule, fixe les pieds de l’Immortelle.

— … Je vous bénis, que vous soyez féconde et heureuse avec votre mari, qu’aucun malheur ne vienne assombrir votre joie et votre bonheur, amin et je serais la nourrice personnelle de votre fils. Il sera ainsi de nature identique à celle d’un demi-dieu… À la prochaine ma protégée !

La déesse se changeant en un aigle royal femelle s’élève dans les airs et pousse un puissant glatissement avant de disparaître, laissant à sa place un livre recouvert d’un fin voile blanc scintillant avec des arabesques en or. La jeune mortelle les ramasse et les range sur la table basse du salon.


Plusieurs heures plus tard, après le dîner, Jim revient à la maison. Mélinda lui explique son résultat d’enquête : 

— Dans le journal du médecin Eugène Georgiopoulos de Palaiópyrgos, ville à 7,18 kilomètres de la nôtre, nous trouvons l’hypothèse d’une consommation de pain de seigle contaminé à l’ergot, dit ergot du seigle. Les symptômes seront les mêmes : délires, vomissements, maux de tête, douleurs gastriques, accès de folie, hallucinations que semblent rapporté les journaux de l’époque. Et Aphrodita Mavromichalis-Benari pouvait communiquer avec les esprits comme ma grand-mère maternelle, ma mère et moi, puisque ce médecin est mort le 10 juin 1897. Donc la seule manière qu’il puisse lui communiquer et qu’elle le voit et l’entend comme s’il était vivant, non ?

— Très logique, commente-t-il, les traits fatigués de sa journée, baillant brièvement.

— Aussi, un détail m’intrigue dans cette vision, c’est le vase. Je l’ai déjà vu chez ma mère… Ce même vase qu’elle m’a donné parmi les nombreux cadeaux le jour de notre mariage… Je doute que ce soit le même vase, mais très similaire…

— Étrange, je le reconnais.

— Aussi, continue-t-elle, feuilletant son calepin. Une constance se présente parmi les descendants de Hélène Cohen, née Benari, ma arrière-arrière-grand-mère du côté maternelle, à savoir que David et Samuel ne laissent aucune descendance à leur suite, le premier mourant prématurément en 1940, tué par un fasciste, le second meurt de vieillesse en 1997, sans laisser de postérité, puisque son épouse, Agathe Cohen, née Tsitsánis, meurt en couches en 1946, et il se remarie à une femme stérile. Aussi, d’Esther Cohen, sa descendance n’est guère heureuse. Mariée à Abraham Moustaki en 1939, elle accouche en 1940 d’une fille, ma grand-mère maternelle, Judith, en 1942 d’un garçon, Salomon, qui meurt mystérieusement en 1951, et en 1943 d’une fille, Ruth, qui ne vécut que quelques mois. De ma grand-mère maternelle, mariée à Georges Angelopoulos en 1959, il n’y a que ma mère dont elle a une descendance. De ma tante, Marianne, aucune descendance, puisque vieille fille, et de mon oncle, Stéphane, aucune descendance puisque sa femme meurt en couches avec leur fils en 1985 et depuis, il ne se remarie plus…

Elle pleure à chaudes larmes, sortant son mouchoir en dentelle pour sécher ses larmes qui tracent un large sillon sur ses joues roses. Jim l’enlace tendrement contre lui pour la consoler.

— J’ai l’impression… bredouille-t-elle, refoulant ses larmes… Que ma famille maternelle, bien qu’elle présente ce singulier don de communiquer avec les esprits, est une famille maudite ! Comme si ce don porte malheur ! Sans postérité masculine, sans postérité nombreuse ! Qu’avons-nous fait à Dieu et aux dieux pour mériter un tel sort ? … L’Observateur a raison lorsqu’il m’a dit qu’il y a une malédiction familiale de plusieurs générations ! … Et ma mère m’a donné un prénom porte-malheur pour renforcer le tout ! Mais même sans ce détail, c’est une famille maudite ! …

Elle éclate en sanglots.

— … Pourquoi les Moires s’acharnent-elles sur ma famille ? Serais-je maudite ?

— Ne raconte pas n’importe quoi, Mél ! s’offusque Jim. Tu n’es pas maudite ! Au contraire. Tu as un don qui présente un caractère héréditaire ! Tu es une femme extraordinaire, Mél !

Après un silence oppressant de plusieurs minutes, la jeune femme, toujours dans les bras de son mari, lui murmure, la tête tournée à sa droite, mine confuse, sourcils froncés : 

— D’ailleurs, Aphrodita Mavromichalis-Benari, ma arrière-arrière-arrière-grand-mère maternelle, m’ordonne qu’il faut retrouver ce vase et le détruire. 

— Allons-y ! s’exclame-t-il, joyeux. Saches que je veux bien une maison remplie de nos enfants, Mél. Il serait bien dommage de ne pas avoir des Jim et des Mél juniors courir et trépigner autour de nous !

Elle esquisse un faible sourire malgré elle et se lève pour fouiller parmi les nombreux vases qui traînent près des fenêtres et des armoires, lequel est celui de sa vision. Et elle le trouve exactement comme dans sa vision. Tremblante et hésitante, elle tend les mains vers l’objet, Soudain, son ancêtre est devant elle et lui confirme d’un geste de la tête. 

— Maintenant, lui chuchote-t-elle de sa douce voix, telle le doux son d’une harpe. Brise le vase à l’extérieur de la maison et jette-le à la poubelle !

— Et, intervient une voix millénaire et intemporelle derrière le dos de Mélinda, prononcez la bonne formule ! …

La vivante se retourne et note une grande et élégante femme aux cheveux noir-nuit rammassés en chignon, aux yeux marron transperçant et vifs et aux traits délicats gracieux et juvénils. Vêtue d’une ample robe bleu nuit agrémentée d’une ceinture d’or scintillante à la taille et des boucles d’oreille en or, elle agite son bras droit chargé de bracelets d’or, prenant un air solennel et grave.

— … À savoir « Que la malédiction revienne à celui qui l’a créé et sur nul autre, que ses biens, ses enfants et sa femme soient épargnés s’ils ne sont pas comme lui, mais qu’il le désavoue publiquement ! S’il est défunt, qu’il brûle en Enfer pendant mille ans encore pour ce mal, Amin » Une fois ce rituel fait, changez aussi votre prénom le plus rapidement possible, si vous pensez ne pas connaître une fausse-couche. Votre prénom vous porte malheur ! …

Les yeux de Mélinda et d’Aphrodita deviennent tels ceux de la chouette, tellement elles sont étonnées, sans mots. 

— … Aussi, pour vous informer de l'origine de la malédiction, qui est bien réelle comme vous l’a bien dit mon auxiliaire Konstantinos Stefanopoulos, elle commence il y a bien longtemps, avec le premier Mavromichalis et le premier Benari qui commettent inceste, engendrant la colère des dieux, mais chacun d’eux trouvent une sorcière qui détourne la malédiction dans ce vase. Ce dernier est transmis de génération en génération, permettant à certains d’avoir des enfants, et d’autres des tragédies. Pour faire cesser la malédiction du vase et la malédiction de la famille, il faut détruire ce vase et changer de prénom…

La défunte et la mortelle s’inclinent respectueusement devant Lachésis jusqu’à qu’elle s’en va dans un faisceau de lumière pure et blanche, rejoignant ses sœurs dans leur palais inaccessible par-delà l’Océan, par-delà le vingt-septième royaume du vingt-septième pays. Lachésis, petit sourire aux lèvres, hurle à ses sœurs : 

— Mission accomplie, Clotho et Atropos ! J’ai eu pitié de la pauvre mortelle de Mélinda, bien qu’elle ignore qu’elle a une goutte de sang divin en ses veines !


Mélinda affiche un faible sourire à Aphrodita et prend d’une main tremblante le vase maudit. Elle accomplit le rituel comme prescrit par son ancêtre et la Moire. Une fois le vase en morceaux, la médium se sent plus légère, ne ressentant plus cette épée de Damoclès inqualifiablement angoissante qu’est cette malédiction. Jim la rejoint et l’aide à ramasser les éclats du vase. 

— Jim, je dois changer aussi de prénom, me portant malheur… Mais quel prénom ?

Réfléchissant, il enlace son épouse contre lui, la berçant doucement. Il soupire.

— Pour être honnête, je l’ignore… Mais n’importe quel prénom est plus joli que Mélinda qui provient du mot grec mélanos, noir. Prie Dieu et les dieux et va dormir, le matin est plus sage que le soir. Un nom te viendra en rêve, ton nom ! 

— Oh ! J’ai oublié de t’informer, mais Héra…

— L’épouse de Zeus le tonnant ? s’étonne-t-il.

— Oui… Elle nous protège et nous bénit…

Elle hésite à lui relater la tentative de séduction de Zeus, mais finit par y renoncer, ne voulant pas le rendre jaloux inutilement.

— … Elle m’a donné un livre et un voile et elle m’a dit qu’elle sera la nourrice de notre fils.

— Héra a certainement demandé aux Moires pour ce détail…

Et le couple revient dans leur maison, s'endort paisiblement.



Le surlendemain matin, Mélinda, n’ayant toujours pas trouvé un prénom, décide d’ouvrir le livre que la déesse du mariage lui a donné. En le feuilletant, elle remarque qu’un prénom féminin attire son attention, celui d’Irène.

— Irène, du mot grec Eirênê qui signifie Paix. Il est exact que je suis pacifique et tranquille comme femme, commente-t-elle à voix haute… Un prénom qui me sied bien !

Ravie, elle court jusqu’à la mairie pour procéder au changement de prénom sur tous les documents. Elle arrive dans sa boutique d’antiquité où l’attend Andréa en pleurs et Aphrodita rayonnante de joie. Se tournant vers son ancêtre, elle l’interroge poliment : 

— Et maintenant discernez-vous une Lumière ?

Visage encore plus brillant d’une lueur irréelle, lumière qui se reflète dans ses yeux, elle agite des bras, ravie et émue.

— Oui, je vois une lumière oh combien brillante, lumineuse, chaleureuse et bienveillante ! Divine dirais-je… J’entends le doux son de la harpe mélodieuse qui a joué le jour de mon mariage… Mon mari m’attend. Au revoir, ma descendante, que Dieu vous bénisse et vous comble d’une descendance nombreuse ! Que vos yeux ne pleurent plus de tristesse, mais de joie ! Amin

Émue jusqu’aux larmes, la médium lâche une larme de joie et d’une voix chevrotante : 

— Aphrodita Mavromichalis-Benari, ma lointaine ancêtre, bon voyage !

L’élégant fantôme agite une dernière fois sa main droite en signe d'au revoir et se laisse enlacer par la douce lumière de l’au-delà, disparaissant complètement du champ de vision de sa descendante.

Petit sourire aux lèvres, elle fixe encore le dernier endroit où son ancêtre est parti avant d’être ramené à la réalité et sorti de ses rêveries par les sanglots de son associée.

— Que t’es-t-il arrivé, Andréa, pour ainsi être en pleurs ?

— Tu avais raison, Agathon Karalis est un dieu ! Et il m’évite depuis plusieurs jours, depuis notre nuit commune ! Je dois certainement être enceinte, pauvre de moi ! Et il m’a dit qu’il est marié ! Et que son épouse est très vindicative ! Je l’ai supplié de rester à mes côtés, mais en vain !

— Andréa, connaissez-vous au moins l’identité du dieu ?

— Non, il ne m’a donné aucun indice…

— Allons par la déduction…

Elle énumère de ses fins doigts les possibilités.

— Soit Zeus, soit Poséidon, soit Hadès, soit Héraclès, soit Héphaïstos, soit … Je-ne-sais plus-qui…

— Optimiste comme possibilité se renfrogne l’associée.

— Mais voit un aspect positif de ta situation, ironise un peu Mélinda, au moins ton enfant sera un héros connu de notre ville, de tout le pays, voire même à l’international !

— Merci pour la consolation ! 

L’Italienne sèche ses larmes et continue son travail, comme si rien ne s'était passé.



Au même moment, dans le salon du personnel du camp d’entraînement, Athéna attend son collègue et observe à la dérobée les mortels qui font leurs exercices, trouvant l’un d’eux particulièrement intéressant. Elle soupire, et détourne son attention sur son verre de nectar.

Son imposant collègue arrive avec son armure aux armes de la famille, l’aigle bicéphale doré portant des foudres dans une serre et un globe dans l’autre, têtes couronnées.

— Alors Arès, mon vieux collègue, qu’avez-vous trouvé par rapport aux Gordon, aux Clancy, aux Payne et aux Neely ?

— J’ai trouvé de très intéressants ancêtres ! Concernant les Gordon, dont les plus nobles et utiles pour le combat sont Madeleine, Mélinda et Thomas, ils ont pour lointain ancêtre Céphale, fils de Hermès et de Hersé. Et l’un des descendants des fils de Céphale à émigrer en Russie, lorsque le temps des rois mythiques n’était plus à la mode, parce que les hommes sont devenus trop mauvais. Il change son nom en Гордо, qui signifie fièrement en russe, avant de l’angliciser en Gordon fuyant le temps des troubles en 1607, étant un aristocrate proche d’Ivan le Terrible. Et, fuyant la révolution industrielle d’Angleterre, l’un de ses ancêtres, un certain James Gordon, revient au pays des dieux… Aussi, les Gordon sont sous la protection unique de Yarilo depuis leur venue en la Sainte Russie !

Athéna prend tout minutieusement en note, hochant la tête pour demander à son collègue de continuer à parler.

— … Concernant les Clancy, dont les plus intéressants sont Jacques, Daniel et Aiden, ils ont pour lointain ancêtre l’un des Asclépiades… Ce qui veut dire qu’Apollon est leur ancêtre ! Du coup, il est compréhensible que les Clancy soient médecins, chirurgiens, ambulanciers ou aide-soignants, infirmières… Bref, ils font tous des métiers dans la branche médicale ou dans la branche littéraire, des poètes avec un succès à l’international, tu as sans doute entendue parler de Geneviève Clancy, poète française ! Mais revenons plus sérieusement à nos moutons ! Et l’un des Clancy, soit Agathon, est parti en Bosnie-Herzégovine, prenant pour nom de famille le nom de l’endroit, soit Klanci*. Et lorsque l’un de ce descendant, un certain Ivo, fuit les Turcs qui envahissent le pays en 1483, il part en France, puis en Russie et en Allemagne, changeant son nom en Clancy. De leur passage en France, il est sous la protection du dieu gallois Bélénos, dieu guérisseur. L’arrière-arrière-arrière-arrière grand-père d’Aiden Clancy revient en notre terre… Les Payne, eux, ne sont que des simples mortels d’origine française, noble certes, mais sans grand intérêt s’il n’était pas sous la protection du dieu gallois Smertrios, dieu de la guerre. Et la branche maternelle de Richard Payne est très intéressante, à savoir que Hélène Payne, née Elena Ivanovna Orlova, est l’un des descendantes des Romanov. Finalement, les Neely, dont le seul qui présente un réel intérêt est Carl, bien qu’issu de famille de poètes et d’artistes, il a pour ancêtre du côté paternel, Arcanan, le fils d’Alcméon et de la Naïade Callirhoé. Aussi, depuis que son très lointain ancêtre est parti en Angleterre, puis en Irlande, il est protégé par le dieu celte Ogma, dieu de la Parole, de l’Éloquence, des exploits et des combats singuliers.

— Merci collègue, s’exclame ravie la déesse vierge.

Elle fouille dans ses notes, but une gorgée de nectar et récite ce qui y est écrit, ressemblant à un pope à la messe.

— Les James, eux, sont des simples mortels, des Anglais, sous la protection de Bragi, dieu nordique de la Poésie, mais du côté maternel, il est descendant d’Aristodème, l’arrière-arrière-petit-fils de Héraclès. Concernant les Blair, dont Samuelle fait partie de notre contingent féminin, du côté paternel, il y a un rapport avec ton fils Mélanippos, le fils que tu as eu de la nymphe Tritée. Parlant de Samuelle Blair, n’as-tu pas remarqué qu’Apollon cherche manifestement à la séduire ? 

Le dieu se renfrogne et affirme d’un ton bourru.

— Je l’ai remarquée ! Ça ne me réjouit pas réellement, ce coureur de jupons invétéré m’énerve !

— Bon, revenons aux enquêtes… 

Elle ajuste ses lunettes de lecture à la monture dorée sur son nez.

— … Les Eastman, eux, sont des Allemands Russes, sans rapport avec le sol grec, mais ils sont particuliers d’être les protégés de Ziva, déesse slave de l’Amour et de la Fertilité et du dieu germain Forseti, dieu de la Justice et de la Réconciliation ! J’ai aussi enquêté sur les Lucas, les Bellos et les Lawrence et les premiers ne présentent aucun illustre ancêtre, mais ils présentent une particularité à ne pas négliger, à savoir qu’ils sont protéger par Luchta, dieu celte des charpentiers qui a donné à l’un de ses ancêtres un chaudron magique qui se transmet de génération en génération. Concernant les Bellos, rien de très particulier, hormis qu’il est sous la protection de Hécate, et de Wotan, le dieu germanique de la guerre, de la magie, de la poésie et de la sagesse. Concernant les Lawrence, il entretient un lointain rapport du côté féminin avec Mordred, le fils illégitime d’Arthur Pendragon, et est le protégé du dieu gallois Arawn, dieu de l’au-delà.

— Alors nous avons définitivement bien choisi les mortels pour notre contingent ! Par contre, il faut se méfier de Josué Bellos, le recteur de l’Université locale à Trikala et de Gabriel Lawrence, l’animateur de radio locale.

La déesse confirme d’un geste de la tête et jette un coup d’œil à sa montre en or qu’elle porte à la main droite.

— Maintenant, il faut aller à la réunion de Zeus ! Dépêchons-nous !

Et les deux collègues regagnent le sommet de l’Olympe sous forme d’aigle à tire-d’aile. 


Les dieux de la guerre entrent en trombe dans la salle immense insonorisée en or et en marbre.

Le père des dieux et des hommes qui a convoqué tous les Olympiens, lançant un regard foudroyant au derniers venus, affirme d’un ton solennel et grave : 

— Mes chers confrères, l’heure est grave ! Il faut sérieusement retrouver les mortels aptes à être les pères et les mères des demis-dieux… Les Titans et d’autres ennemis semblent les rechercher activement ! 

Les yeux des attablés s’agrandissent de stupeur.

— Athéna Tritogénie, ma fille préférée, et Arès, mon fils le plus détesté…

Il tourne le regard vers eux d’un air entendu. Les interpellés, reprenant leur souffle, deviennent tout oreilles.

— Il faut intensifier les entraînements de l’unité mortellement spéciale ! Faites-moi un compte rendu dans les plus bref délais du progrès des troupes !

Les interpellés opinent du chef et prennent des notes dans un cahier.

— Aussi, qui sont les dignes mortels d’être parents de la noble race des demis-dieux ?


Soudain, Apollon, accompagné d’un triste chant de sa lyre entonne d’une voix mélodieusement amère, les yeux bleus encore plus brillants, perdu dans les lointains nuages du plafond, en russe la chanson Кукушка :

Кукушка

Песен еще ненаписанных, сколько?

Скажи, кукушка, пропой.

В городе мне жить или на выселках,

Камнем лежать или гореть звездой?

Звездой.


Солнце мое – взгляни на меня,

Моя ладонь превратилась в кулак,

И если есть порох – дай огня.

Вот так…


Кто пойдет по следу одинокому?

Сильные да смелые

Головы сложили в поле в бою.

Мало кто остался в светлой памяти,

В трезвом уме да с твердой рукой в строю,

В строю.


Солнце мое – взгляни на меня,

Моя ладонь превратилась в кулак,

И если есть порох – дай огня.

Вот так…


Где же ты теперь, воля вольная?

С кем же ты сейчас

Ласковый рассвет встречаешь? Ответь.

Хорошо с тобой, да плохо без тебя,

Голову да плечи терпеливые под плеть,

Под плеть.


Солнце мое – взгляни на меня,

Моя ладонь превратилась в кулак,

И если есть порох – дай огня.

Вот так…


Traduction

Coucou

Combien y a-t-il de chansons non-écrites ?

Coucou, dis-le moi, chante-le moi.

Dois-je vivre en ville ou bien à la campagne,

Resterai-je immobile comme une pierre ou bien brûlerai-je comme une étoile ?

Comme une étoile.


Mon soleil, regarde-moi,

Ma main ouverte s’est refermée en poing,

Et si tu as de la poudre, alors donne-moi du feu.

C’est ainsi…


Qui empruntera la trace solitaire ?

Des forts et des intrépides

Sont tombés sur le champ de bataille.

Peu sont restés dans les souvenirs,

Dans les rangs, sain d’esprits et main ferme,

Dans les rangs.


Mon soleil, regarde-moi,

Ma main ouverte s'est refermée en poing,

Et si tu as de la poudre, alors donne-moi du feu.

C’est ainsi...


Où es-tu maintenant, ma liberté chérie ?

Avec qui à présent

Tu attends le lever du jour ? Réponds.

Avec toi, je suis bien, mais sans toi, je suis mal,

Ma tête et mes épaules restent impassibles au fouet,

Au fouet.


Mon soleil, regarde-moi,

Ma main ouverte s'est refermée en poing,

Et si tu as de la poudre, alors donne-moi du feu.

C’est ainsi…**


Tous les dieux assis, cessent de boire et de manger et fixent le dieu des Prophéties, lueur d’inquiétude dans le regard, incertain de l’interprétation à donner à ces énigmatiques paroles. Il se racle la gorge et continue : 

— La guerre est imminente et des mortels périront, mais pas n’importe lesquels ! …

Il tourne son regard céruléen vers l'assistance.

— … Des vaillants et braves mortels, dignes de la race des héros ! Rares sont-ils en notre époque ! Et je les verrai tous, ils tomberont sous le fil de l’épée, mais leur âme est invincible ! Il y aura beaucoup de veufs lors de cette guerre et des prisonniers de guerre ! Il faut demeurer fort ! Et seuls les plus braves qui ne se laissent pas abattre par le découragement parviendront à gagner la bataille !

— Et, Zeus, notre père, répond poliment Athéna en sortant un parchemin de sa poche interne du manteau, les mortels dignes d’être parents sont Élie James, Samuelle Blair, Richard Payne, les Clancy, Jacques, Daniel et Aiden, les Gordon, Mélinda, Madeleine et Thomas, les Eastman, Paul Eastman et ses enfants. 

Elle s’approche de son père et lui donne le rapport complet avant de revenir à sa place.

— Héphaïstos, Athéna, Arès, Poséidon, Apollon et Héra et moi-même devraient se réunir immédiatement pour discuter de tactiques militaires. Séance ajournée pour les autres !

Les mentionnés opinent du chef et attendent que leurs confrères quittent la salle pour discuter des stratégies militaires, connaissant les quartiers généraux des Titans.



Simultanément, sur Terre, dans l'appartement d’Andréa Marino, l’Italienne, ne sachant que faire de l’enfant, qui sera un demi-dieu, qu’elle porte en elle depuis peu, réfléchit sur sa triste situation de mère monoparentale. Soudain, sous ses yeux, apparaît une jeune femme de noir vêtue. Sa robe, telle les ténèbres, brille d’un éclat particulier, ses cheveux comme l’ébène et ses yeux noirs scintillant de perfidie contrastent avec la pâleur de sa peau, lui donnant un air vampirique.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? l’interroge avec politesse et crainte la mortelle, n’osant affronter le regard de son interlocutrice.

— Je suis Hécate… Et je serais très intéressée à être la nourrice de votre fille. Celle-ci aura un rôle important à jouer dans la bataille à venir, la guerre des dieux, Pólemos ton Theón.

Andréa opine du chef et murmure : 

— Alors je dois subir mon destin… Et je ne pourrais l’avorter…

— Oui, vous avez un libre arbitre, mais voulez-vous que par votre faute, les dieux perdent la bataille pour toujours ? l’interroge-t-elle rhétoriquement, tournant autour de la jeune femme. Voulez-vous que le mal règne sur Terre, le Chaos ?

— Non, vous avez raison, noble et grande déesse, murmure-t-elle.

— Je jetterais un sort sur votre appartement et sur vous, pour que l’épouse de votre amant ne vous repère pas si facilement ! Si elle sait que vous portez en votre sein le fruit de votre amour avec son mari, elle vous tuera sans la moindre hésitation, et sans la moindre considération pour le futur.

La mortelle approuve encore une autre fois de la tête. La déesse prononce une formule magique en ancien grec et disparaît dans une fumée de noirceur, laissant Andréa encore plus perplexe et angoissée qu’auparavant.




À suivre



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* Un endroit montagneux en Bosnie et Herzégovine se nomme réellement ainsi, non loin de Velike Poljanice et de Vražji Vrtli.

** Chanson Кукушка [Coucou] de Кино [Kino].

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