Ennemi ou ami, imaginaire ou réel? Ou Jakyll et Hyde à la Ghost Whisperer

Chapitre 37 : L'avion et ses esprits

8661 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 19 jours



11 mai 2006, The Antique Shop of Grandview, 8 h 00.


Je suis derrière la caisse avec mon associée. Nous attendons qu’un client fasse irruption. Tout à coup, sans aucun avertissement, voilà un esprit errant qui se manifeste à l’intérieur, devant la porte. Intriguée, je tourne mon regard vers lui et je le détaille : un grand homme que j’évalue vers la cinquantaine en raison de ses quelques cheveux gris entre les bruns et quelques rides au visage. Il est vêtu d’une chemise blanche avec des insignes et d’un pantalon bleu marine retenu à la taille par une ceinture brune.

Andrea me jette un regard interrogateur, ce à quoi je réponds dans un chuchotement : « Un esprit errant… »

Je me tourne vers l’esprit errant et je l’apostrophe d’une voix douce : 

– Monsieur, quel est votre nom et que voulez-vous ?

L’homme me jette un regard étonné et balbutie : 

– Au moins quelqu’un me voit…

Je confirme ses propos d’un mouvement de haut en bas.

Il s’éclaircit la gorge puis affirme d’un ton sérieux : 

– Je suis le Capitaine Kenelm Nilsen, pilote du Trans-Eastern 395, en vol pour Johannesburg… Sauf que l’avion, pour une raison inconnue, s’écroulera bientôt… Pouvez-vous appeler les services de secours avant qu’il soit trop tard ?

Je murmure : 

– J'essaierai de contacter quelqu’un… Ne pouvez-vous pas appeler la tour de contrôle ?

Les yeux agrandis, l’esprit-pilote se tape sur le front et s’exclame : 

– Je n’y avais pas pensé ! J’y vais maintenant !

Et il s’évapore dans les airs jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement de ma vue. Je fixe bêtement la direction où se trouvait auparavant l'esprit. 

Je pense, perplexe : « Comment l’esprit peut ainsi venir, alors qu’il n’est pas encore mort ? Pourtant, il est encore attaché à son corps… J’en suis certaine… Est-ce une expérience de mort imminente ou Dieu-sait quoi encore ? »

Je sors de mes pensées par la remarque d’Andrea : 

– Mel, peux-tu m’expliquer ce qui se passe ?

Je ramène mon attention vers mon associée, je m’éclaircis la gorge puis lui résume les propos de l’esprit errant. 

Je commente ensuite : 

– Mais Andrea, est-il possible d’appeler la tour de contrôle ou je ne sais qui de la sécurité aérienne ?

Nous demeurons pensives pendant je ne sais combien de temps, mais qui me semblait une éternité, surtout lorsqu’il s’agit de prendre rapidement une résolution.

Le silence est brisé par la voix chevrotante de mon associée : 

– Mel, nous pouvons… regarder s’il existe un numéro de secouristes aériens dans l’annuaire de la ville ? 

Je m’exclame : 

– Tu es vraiment géniale !

Nous courrons dans l’arrière-boutique, où se trouve un annuaire. Je repère quelques numéros puis je téléphone un à un les cinq numéros : l’un de l’agence de vol de Grandview ; l’autre le Service national de sécurité aérienne ; un autre, l’agence nationale des vols des États-Unis ; un autre celui du Federal Bureau of Investigation ; et le dernier, la Compagnie aérienne des États-Unis. 

À chaque appel, les mêmes explications : « Bonjour, Madame, Monsieur, je suis Melinda Gordon, une habitante de Grandview, qui souhaite vous informer de l’écrasement imminent d’un avion, le Trans-Eastern 395, qui part pour Johannesburg… Il semble que l’écrasement se produira bientôt… Merci, Madame, Monsieur, d’agir et d’éviter cette catastrophe ! » 

Malheureusement, mon interlocuteur à l’autre bout du téléphone ne semble pas manifester de compréhension, puisque l’un me demande d’où je détiens une telle information, un autre qui dit que je me suis trompée de numéro, un autre qui me demande si je me trouve à bord de l’avion. Devant leur scepticisme, j’abandonne toute explication supplémentaire et je raccroche le combiné en soupirant. 

Je gémis à mon associée, qui me fixe avec insistance : 

– Andrea, que pouvons-nous faire ? J'ai composé les différents numéros, mais personne ne me croit… Qui devrais-je appeler ?

Elle hausse les épaules pour toute réponse puis ajoute d’une voix pensive : 

– Attends, attends… Tu dis que c’est l’avion pour Johannesburg ?

– Oui… C’est ce que le pilote m’a dit…

Les yeux écarquillés, elle murmure : 

– Pourtant, mon frère m’a dit il y a un mois qu’il va à Johannesburg en vacance avec sa femme…

Andrea se tord les mains à faire blanchir les jointures. Elle s’écrie : 

– Mel, je dois avertir mon frère ! Pour au moins savoir s’il est vivant !

Et elle sort en trombe de la boutique. Puis, j’entends le crissement des pneus d’une voiture. Sans doute qu’Andrea a embarqué dans son véhicule.

Je me signe par automatisme en pensant : « Que le Seigneur lui vienne en aide ! » 

Je téléphone à la maison, pour avertir mon époux de la situation. Il me propose d’appeler à la Sécurité aérienne du pays, ce que je fais aussitôt. Cette fois, j’explique tout, mais mon interlocuteur raccroche à l'appareil sans rien ajouter. 

Inquiète, je reviens derrière la caisse et je tambourine d’impatience sur le comptoir.

Tout à coup, un bruit assourdissant se fait entendre. 

Je pense, le cœur battant la chamade : « Ah mon Dieu ! Qu’est-ce qui se passe ? »

J’entends un bruit assourdissant du moteur d’un avion, si je ne me trompe pas dans l’identification du son. Je me dépêche de sortir de ma boutique. J’entends l’éclatement des vitres de la boutique et des autres bâtisses environnantes. Je hurle aux piétonniers que j’ai rencontré de protéger leurs têtes des éclats des vitres, car un avion vient sans doute de s’écraser dans la ville. Nous nous protégeons du mieux que nous pouvons. Une fois que le bruit assourdissant s’est tu, je reviens dans ma boutique en faisant attention de ne pas marcher sur les débris de verre des vitrines qui ont éclaté. Je compose rapidement un numéro d’urgence d’aide aux dommages en leur expliquant la situation. Une petite fourgonnette se stationne devant ma boutique une dizaine de minutes plus tard et quatre hommes en sortent. Ils nettoient rapidement les débris des vitrines et en installent de nouvelles. Moi, je suis discrètement leurs mouvements, mais sans vraiment y prêter attention, trop absorbée par mes pensées qui vont dans tous les sens. 



Voilà comment trente minutes ou une heure plus tard, je ne sais pas exactement, tout semblait normal, comme si rien ne s’était passé. Et je reviens derrière le comptoir de la caisse de ma boutique. 

Au bout d’un certain temps, le Capitaine Kenelm Nilsen réapparaît devant moi, de l’autre côté du comptoir. Cette fois, il présente des petits traits glacés sur son visage et ses mains, ce qui me donne l’indice qu’il est maintenant un esprit errant. J’en ai aucun doute. Je retiens ma respiration. Je me demande si j’ai bien compris ce qui vient de se passer. L’inévitable a eu lieu. L’avion s’est écrasé dans notre ville. Et tous les membres et les passagers sont peut-être morts de froid...

L’esprit-pilote, comme s’il a lu mes pensées, les confirme d’un mouvement de tête positif.

Je soupire et je l’interroge d’une voix un peu tremblante malgré moi : 

– Monsieur Nilsen, j’espère… que l’avion ne s’est pas écrasé à un endroit habité ?

Il répond d’une voix rauque : 

– Heureusement que non… Il s’est écrasé dans une clairière à quelques mètres de la ville…

Je pense : « Ça explique le bruit assourdissant du moteur tout à l’heure… »

Il murmure : 

– Exactement…

Je m’éclaircis la voix puis demande d’un ton neutre : 

– Avez-vous essayer de communiquer avec la tour de contrôle ?

Il murmure d’une voix songeuse, le regard dans le vague : 

– Oui… Sauf que personne n’a répondu à l’appel… Personne n’a donné de directives… Mais je n’ai pas pu éviter l’accident, car j’ai perdu… le contrôle de l’avion… qui s’est simplement écrasé sur le sol à une vitesse vertigineuse… Je suis vraiment désolé…

Kenelm Nilsen se dissipe dans les airs jusqu’à disparaître complètement de ma vue.

Je me signe par automatisme en pensant : « Que le Seigneur ait ses pauvres âmes !... En espérant qu’elles partiront rapidement dans la Lumière… Sinon… »

Je soupire. 

« Ça va faire beaucoup de travail pour moi ! »



Vers 9 h 15, remarquant que mon associée n’est pas revenue, je décide de fermer la boutique et de revenir chez moi. Je dois en parler avec Jim pour m’encourager, car je suis dépassée par ce que je viens de réaliser : un avion s’est écrasé, sans que personne ne réagisse… Jim, au moment où je suis entrée dans la maison, se prépare apparemment à sortir, car il tient sa trousse d’ambulancier dans sa main gauche. 

Il m’apostrophe : 

– Mel, tu as déjà quitté ta boutique ? Un quart de travail, c’est au moins trois heures…

Je maugrée : 

– Jim, je ne suis pas d’humeur aux plaisanteries maintenant…

D’une petite voix, en baissant les yeux, il murmure : 

– Désolé, Mel… Je sais qu’un avion s’est écrasé il y a une heure… Et je dois aider mes collègues pour procéder à l’évacuation des corps… Afin de savoir s’il y a des survivants…

Je réplique d’un ton amer : 

– Selon les propos du pilote, qui est maintenant un esprit errant, tous sont décédés…

Il m’enlace tendrement puis ajoute aussitôt : 

– Si tu veux, tu peux venir…

Je confirme son idée d’un geste positif en commentant à mi-voix : 

– Ainsi, je verrais les esprits errants des passagers et du membre de l’équipage…

Puis mon époux sort de la maison. Je me rends au salon. À peine me suis-je assise sur le canapé qu’un esprit errant se manifeste en face de moi, du côté latéral de la table basse. C’est une femme blonde élégante, aux yeux bleu-vert. Elle est vêtue d’une chemise blanche, par-dessus laquelle est une veste d’uniforme et d’une jupe bleu clair. À ses pieds, des talons hauts bleus. Je note sur son visage et ses mains des petits traits de glace. 

Je pense : « Sans doute un esprit errant à bord de l’avion qui s’est écrasé il y a peu… »

Comme si l’entité a lu mes pensées, elle bouge sa tête de haut en bas.

Je m’éclaircis la gorge puis demande d’un air neutre : 

– Madame, quel est votre nom ?

Sans hésiter, elle répond : 

– Amy Fields…

Je poursuis : 

– Que faisiez-vous à bord de l’avion ? Êtes-vous un membre de l’équipage ?

– Oui… Je suis une hôtesse de l’air…

– Pouvez-vous me dire les dernières choses dont vous vous souvenez ?

Mine pensive, l’hôtesse de l’air demeure silencieuse pendant un certain temps avant de répondre d’une voix songeuse : 

– L’avion passe une turbulence… Le capitaine dit aux passagers d’attacher leur ceinture… Tout à coup, l’avion fait une route bizarre, en descendant brusquement, puis en remontant… Affolée, je cours dans la cabine du pilote en hurlant au capitaine et au copilote de nous donner des instructions… Si quelqu’un pouvait m'expliquer ce qui se passe… Puis l’avion se rapproche de plus en plus du sol… Je frappe à la porte de la cabine… Personne ne répond… Ma tête heurte violemment la porte… Je me sens tout à coup très légère… J’ai alors réalisé que je suis sortie de mon corps… Je suis morte ! Je salue le pilote et le copilote qui affichent une mine triste… Je passe à travers la porte… Pour, en effet, constater que leurs corps gisent, inanimés, sur leurs sièges… Je reviens auprès des passagers… Mais tous sont des esprits… Autrement dit, tous sont décédés… C’est horrible… Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé ?

Je murmure d’un ton cordial : 

– Avez-vous demandé au pilote et au copilote plus d’informations ?

D'une voix tremblante : 

– Oui… Sauf qu’aucun ne voulait répondre à ma question…

Je réplique : 

– J’essaierai de faire ma propre enquête…

Elle murmure : 

– Merci, Madame…

Mon plus beau sourire aux lèvres, je précise : 

– Madame Melinda Gordon…

Et l’esprit errant s’évapore dans les airs jusqu’à disparaître de ma vue.

Un esprit apparaît immédiatement devant moi : L’Observatrice. Nous nous saluons puis elle ajoute aussitôt qu’elle veillera sur Christopher et Jack pendant mon absence. Je la remercie puis je me rends dans mon arrière-boutique, afin de chercher sur l’écrasement d’avion. 

Dans tous les cas, je note l’absence d’Andrea. Je me demande bien où elle peut bien être…

Je parviens à trouver quelques articles sur un site de nouvelles locales. Ainsi, j’ai su que l’avion s’est écrasé dans une clairière au bout de notre ville aujourd’hui à 9 h 05. À bord, il y a 140 membres du personnel et 450 passagers. L’enquête est en cours et les ambulanciers sont sur place pour savoir s’il y a des survivants parmi les débris de l’avion. J’éteins l’ordinateur en soupirant « Je doute qu’il y ait des survivants… Il y a alors beaucoup d’esprits errants… Comment rejoindre Jim ? Car il est certain que le lieu où s’est écrasé l’avion n’est pas ouvert à tous les citoyens, mais seulement pour le personnel autorisé… »

Je sors de mes rêveries par l’arrivée d’un homme dans la boutique. Je reviens rapidement derrière la caisse. Je détaille le nouveau venu : grand, peut-être vers la quarantaine, vêtu d’un complet brun moyen, qui s’assemble bien avec ses yeux brun olive et ses cheveux bruns. 

Je m’éclaircis la voix et le questionne d’un ton cordial : 

– Monsieur, que cherchez-vous ?

D’un air sérieux, il répond sans hésiter :

 – Je suis l’agent Matthew Mallinson et je voudrais parler avec Madame Melinda Gordon.

Je pense, perplexe : « Il me semble avoir déjà entendu quelque part ce nom… »

Je réplique : 

– C’est moi-même…

Je remarque à la droite de Matthew un esprit qui fait son apparition : l’Observateur français. Il se tient là, silencieux. 

Je ramène mon attention vers le vivant. Ce dernier dit d’un ton sérieux : 

– Très bien… Alors, Madame Gordon, pouvez-vous venir sur le lieu de l’accident où un avion s’est écrasé ?

Je pense : « Afin l’occasion tant recherchée ! »

Je confirme d’un mouvement de tête positif.

Il poursuit : 

– Étant donné que vous voyez les esprits errants… Pouvez-vous nous aider à mieux comprendre ce qui s’est passé un peu avant l’écrasement… Nous essayerons ainsi de savoir la raison de cet accident… Mais aussi pour retrouver la boîte noire de l’avion… Ainsi, nous pourrons, mes collègues et moi, faire notre enquête afin de comprendre les différents facteurs qui ont concurrencé à l’écrasement…

Je murmure : 

– J’accepte de vous aider… En tout cas, si le fait de discuter avec les membres de l’équipage ou avec des passagers peut vous aider dans votre enquête… Pourquoi pas…

L’Observateur s’exclame d’un ton sévère, qui sonne tout à coup comme un tonnerre qui éclate dans un ciel bleu : 

– Monsieur le sodomite parle ainsi ! Quelle hypocrisie !

Ignorant ses propos, je m’adresse à Matthew Mallinson : 

– Monsieur, puis-je vous poser une question ?

Mon interlocuteur vivant réplique d’un ton calme : 

– Oui…

– Comment savez-vous pour mon don ? Je ne vous connaîs pas…

L’Observateur intervient : 

– Il vous connaît par l’entremise de Carl Neely, qu’il connaît trop bien, car Monsieur Mallinson est son chef qui passe en priorité. Avant le Sergent Patrick Gruenwald et le Lieutenant Jack Sutherland.

Je pense, quelque peu dégoûtée : « Merci de m’épargner l’image… »

– Je suis un agent du Federal Bureau of Investigation… Ça répond à votre question, Madame Gordon ? 

– Oui…

Je pense : « Est-il l’agent du FBI pour lequel Carl Neely travaille ? »

L’Observateur confirme et ajoute : 

– Il est le fils de l’agent Arthur Mallinson et le petit-fils de l’agent John Mallinson…

Je pense, perplexe : « Il me semble avoir déjà entendu ces noms… »

Jean Bude de Guébriant confirme d’un hochement de tête mes pensées puis quitte la boutique en passant à travers la porte.

Matthew ajoute d’un air cordial, en bougeant des mains : 

– Dans tous les cas, merci, Madame Gordon, de votre appel… Je suis navré que mon collègue qui communiquait avec vous ne vous a pas pris au sérieux…

Je réplique : 

– Ce n’est pas grave… Je peux très bien comprendre qu’il est difficile de croire en un don comme le mien… Pour la plupart des gens, les esprits n’existent pas…

Il confirme sa compréhension d’un mouvement de tête positif puis me demande si je travaille pour une agence. Je lui réponds que non, car je ne perçois point de salaire en tant que passeuse d’âmes. Il m'invite ensuite à se rendre sur les lieux de l’écrasement de l’avion. Nous sortons de la boutique, que je barre à double tours. Il me désigne la place de la co-conductrice d’un véhicule noir. J’embarque dans le véhicule : Matthew embarque à son tour et il nous conduit à travers notre ville jusqu’à une clairière. Visiblement, les ambulanciers et d’autres gens en uniforme – sans doute des policiers, des enquêteurs et que sais-je encore sont déjà là depuis un certain temps, étant donné leurs va-et-vient. Je remarque aussi les nombreux esprits qui tournent autour des vivants pour essayer de parler avec eux. Quelques secondes après que mon regard se soit posé sur eux, je ressens autant de paires d'yeux qui me fixent avec insistance. Je pense, en soupirant : « Mesdames et Messieurs, ne parlez pas tous en même temps… Je peux vous aider, mais un à la fois… »

J’entends la voix rauque d’un esprit s’exclamer derrière moi : 

– Ainsi, Madame, vous nous voyez ? Alors pourquoi les autres nous ignorent ?

Je me retourne. Matthew Mallinson me regarde d’un air étonné et murmure : 

– Que vient-il de se passer, Madame Gordon ?

Je réponds, en fixant le revenant : 

– Un esprit qui semble étonné que je puisse les voir et qui se demande pourquoi les autres vivants les ignore…

Je fais une courte pause, puis je m’adresse à l’esprit : 

– Monsieur qui a ainsi parlé, pouvez-vous vous présenter ?

L’entité s’avance au-devant moins. Je le détaille : un homme d’âge mûr, vêtu d’un chandail à manches longues bleu marine sous lequel se voit une chemise blanche ainsi que d’un pantalon de complet bleu marine, avec des chaussures de même couleur.

L’esprit répond d’une voix grave : 

– Michael Fairbank.

Je tourne mon regard vers le vivant, je m’éclaircis la voix puis je lui résume d’un ton neutre les propos de l’esprit. Je ramène ensuite mon attention vers l’esprit. Je note du coin de l’œil que l’agent du FBI me regarde d’un air curieux.

Je l’interroge ainsi : 

– Monsieur Michael Fairbank, pouvez-vous me dire quelles sont les dernières choses dont vous vous souvenez ?

L’esprit, mine pensive, demeure silencieux pendant quelques minutes, puis répond d’une voix rauque : 

– L’avion descend…

Je soupire et je rapporte les propos à Matthew.

Je ramène mon attention vers Michael Fairbank, pour demander d’un ton doux : 

– Monsieur Fairbank, êtes-vous sûrs de ne pas vous souvenir de ce qui s’est passé juste avant la chute de l’avion ?

Réfléchissant, mon interlocuteur affirme d’un ton sec : 

– Pas grand chose, à vrai dire…

Je soupire en pensant : « Cet esprit-là n’est pas du tout collaboratif… J’espère que d’autres nous fournirons des informations plus pertinentes… »

Michael, moue renfrognée au visage, s’évapore dans les airs jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement de ma vue.

Je me tourne vers l’agent du FBI, qui me fixe avec impatience, pour lui rapporter la réponse de l’esprit à ma question.

Il confirme sa compréhension d’un mouvement de tête positif. 

Nous continuons à marcher entre les débris de l’avion, en faisant attention de ne pas déranger les ambulanciers, qui s’affairent à évacuer les corps.

Au bout d’un certain temps à se promener ainsi en silence, Matthew Mallinson s’éclaircit la gorge puis me demande s’il n’y aurait pas l’un des esprits errants qui pourrait nous dire où se trouve la boîte noire de l’avion. Je promène mon regard furtivement autour de moi, sans que personne ne retient mon attention en particulier : Là, un ambulancier qui dégage des débris, sous le regard d’un esprit errant ; là-bas, quelques esprits attroupés qui se tiennent immobiles ; au loin, les vivants et les esprits se promènent…

Je hausse les épaules, en pensant : « Je ne sais pas qui peut nous aider à trouver la boîte noire ! »

Tout à coup, un esprit errant attire mon attention : le Capitaine Kenelm Nilsen. Intriguée, je le fixe, en attendant qu’il dise quelque chose. J’ai arrêté de marcher pour être face à lui. Je fais un signe de la main à l’agent, qui me fixe avec insistance. L’esprit errant semble triste. Ayant pitié de lui, je l’interroge au sujet de la boîte noire. Il répond qu’il l’a aperçu et il marche devant nous ; j’enjoins l’agent du FBI à me suivre en lui expliquant ce qui vient de se passer.

Je suis l’esprit errant du pilote, qui s’arrête devant un débris, qui semble être l’arrière de l’avion, pour désigner de son index droit une petite boîte orange.

Je fais le même geste que l’esprit errant, et Matthew, qui me rejoint aussitôt, ramasse la boîte et me remercie d’un geste de tête.

À ce moment précis, Jean Bude de Guébriant apparaît devant moi, à la droite de l’agent. Sa mine est sérieuse. Il s’exclame d’un ton sévère, qui me fait sursauter malgré moi : 

– Monsieur l’agent joue l’innocent ! Ah ! Quelle hypocrisie !

Devant le regard insistant que me jette Matthew, je me défends en murmurant : 

– Ce n’est rien, Monsieur…

Le vivant manifeste sa compréhension d’un mouvement de tête positif.

Je pense : « Monsieur l’Observateur dont je ne me rappelle plus du nom, pourquoi êtes-vous si cynique envers Monsieur Matthew Mallinson ? »

L’Observateur commente : 

– Parce qu’il est le principal responsable de l’écrasement de l’avion…

Kenelm Nilsen intervient : 

– Monsieur, comment pouvez-vous en être si certain ?

L’Observateur se tourne légèrement vers sa direction puis répond d’un ton sérieux : 

– Je suis certain de tout ce que je dis car je suis un Observateur, ce qui signifie que rien ne m’échappe…

Les sourcils levés, l’esprit pilote commente : 

– Êtes-vous sérieux ?

– Oui ! Je dois vous dire que vous n’êtes pas du tout fautif de la mort des passagers et des autres membres de l’équipage…

L’agent du FBI demande sur un ton impatient ce qui se passe. Surprise par son intervention tellement je suis absorbée par la discussion entre Jean Bude de Guébriant et Kenelm Nilsen, je réponds que je n’ai rien à ajouter qui pourrait l'intéresser. 

Je remarque que les autres esprits errants des passagers et des hôtesses de l’air s’attroupent autour de nous. Matthew me remercie encore une fois et il s’éloigne de moi. Moi, je regarde les esprits autour de moi.

L’Observateur français s’adresse à eux en ces termes : 

– Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs…

Je souris lorsque tous les esprits, jeunes et vieux, tournent leurs têtes vers lui.

Le Français poursuit, sans sourciller : 

– Vous devez savoir que Monsieur Kenelm Nilsen n’est aucunement fautif de ce qui vient de se produire…

À l’unisson, les esprits errants s’exclament : 

– Quoi ! ?

Je soupire. Je remarque qu’un ambulancier me fait des grands gestes de ses bras. Je l’observe attentivement pour comprendre que c’est mon époux. Je le salue d’un geste de ma main droite.

Les esprits autour de moi demeurent silencieux. Le Français s’évapore jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement de ma vue.

Jim se rapproche de moi, suivi par l’un de ses collègues. Il me le présente en faisant un geste de sa main droite : 

– Mel, voici John Gregory…

Puis il saisit ma main gauche et me présente : 

– John, voici ma femme, Melinda Gordon…

Je réponds au collègue de mon mari : 

– Enchanté, Monsieur Gregory !

Celui-ci réplique : 

– Pareillement !

Jim tape amicalement son collègue sur l’épaule, puis lui dit de continuer le travail et qu’il le rejoindra dans quelques minutes. Mon mari m’enlace et murmure en russe : 

– Mel… Pas d’ennui avec les esprits ?

Je lui réponds dans la même langue : 

– Un peu… Il y a beaucoup d’esprits à faire passer dans la Lumière… Je ne suis pas certaine de parvenir à tous les convaincre… 

Mon époux m’interrompt : 

– Ne doute pas de toi, Mel… Tu es capable de régler leur cas ! Plusieurs d’un coup, c’est comme plusieurs en peu de temps…

Émue, je réplique : 

– Merci… Mais en fait, j’attends davantage d’explications de l’Observateur…

Puis je lui résume l’essentiel de ce qui s’est passé depuis mon enquête sur l’avion dans ma boutique. Il confirme sa compréhension d’un mouvement de tête positif et m’embrasse sur les lèvres en signe d’encouragement. Puis il rejoint son collègue. Je le regarde jusqu’à le perdre de vue. Je tourne ma tête vers ma droite, car un esprit vient d’apparaître. Je le reconnais aussitôt : l’Observateur français. Je pense : « Désolé de cette interruption… »

Il sourit puis ajoute : 

– Ce n’est pas grave, Madame Gordon…

Je m’éclaircis la gorge puis je demande dans un murmure : 

– Monsieur, voulez-vous continuer vos explications ? Vous dites que Monsieur Kenelm Nilsen n’est pas fautif de l’accident…

Mon interlocuteur confirme d’un mouvement de haut en bas. 

D’autres esprits, des hommes, des femmes, des enfants, des jeunes, des vieux, s’attroupent en cercle autour de nous. 

L’un d’eux s’exclame d’une voix courroucée : 

– Qu’est-ce qui prouve son innocence ?

Un autre surenchérit d’un ton amer : 

– Pourquoi vous dites ça, Monsieur ?

Un autre ajoute : 

– Comment pouvez-vous en être si certain ?

Amy Fields s’exclame d’un ton autoritaire : 

– Mesdames et Messieurs, nous réclamons le silence !

Tous se turent immédiatement. 

L’Observateur français s’éclaircit la gorge puis affirme d’une voix calme, en parcourant du regard l’assistance des esprits : 

– Je sais que vous accusez Monsieur Kenelm Nilsen de votre état actuel… Mais vous devez savoir que je sais exactement ce qui s’est passé, car je ne suis pas un esprit ordinaire comme vous. Je suis un Observateur, ce qui signifie que rien ne m’échappe… En réalité, il y a deux éléments qui ont concurrencé à l’écrasement de l’avion : une erreur technique du moteur et un rituel occulte de la part de plusieurs agents du Federal Bureau of Investigation, parmi lesquels se trouvaient Monsieur Matthew Mallinson.

J’observe en silence les esprits qui nous entourent : ils affichent une mine incrédule, les sourcils levés, tandis que d’autres les froncent. Même l’esprit pilote a les yeux écarquillés, la bouche en o et les sourcils levés. Tous semblent suspendus à ses lèvres. Moi aussi, je suis curieuse de savoir la suite de ses explications.

Le Français poursuit sans même cligner des yeux : 

– Et je peux vous dire avec certitude que tout a été minutieusement planifié. Le rituel puis le contact avec des techniciens et de l’opérateur de la tour de contrôle, que les agents du Federal Bureau of Investigation ont payé grassement afin de saboter l’avion. Ceci explique pourquoi, malgré les appels de Monsieur Nilsen, aucune instruction n’a été donnée par l’opérateur de la tour de contrôle.

Il fait une courte pause en parcourant du regard les esprits errants. Il reprend : 

– Dans tous les cas, Monsieur Kenelm Nilsen y est pour rien dans cette histoire. Après, libres à vous de me croire, mais je vous assure que c’est la pure vérité. Je vous recommanderai de voir la vérité plutôt que d’être aveugle…

Aussitôt son discours terminé, l’Observateur français s’évapore lentement dans les airs jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement de ma vue.

Ressentant les regards insistants que me lancent les esprits errants en cercle autour de moi, je m'exclame d'une voix vibrante : 

– Quelles preuves supplémentaires voulez-vous ? L’Observateur est l’informateur le plus fiable qui existe en ce monde…

Tout à coup, une voix caverneuse se fait entendre derrière moi : 

– Madame Gordon, comment pouvez-vous en être si certaine ? Peut-être existe-t-il des informateurs plus infaillibles que les Observateurs ?

Je sursaute, mais je suis à peu près sûre que cette voix est celle d’un esprit errant, et non d’un vivant. Je me retourne pour remarquer que le sombre esprit au chapeau se tient là. Je frémis malgré moi. 

Je murmure : – Romano ?

Le sombre esprit me corrige d’un ton cynique : 

– Antonio Romano… Pour vous servir !

Il se tourne vers les esprits errants des passagers et des membres de l’équipage, qui se sont alignés entre moi et lui. Romano me fixe de son regard haineux et méchant que je ne parviens pas à qualifier. Je le regarde de la tête aux pieds, pour éviter de fixer ses yeux. 

Le sombre esprit s’éclaircit la gorge puis s'exprime ainsi d’une voix forte : 

– Mesdames et Messieurs…

Je soupire en pensant : « Je n’ai pas oublié, Monsieur Romano, que vous avez été un dirigeant de secte… Et donc un homme manipulateur… Ah ! Si seulement Homer pouvait le mettre en fuite ! »

À peine ai-je terminé de formuler ma pensée que je vois Homer, le chien esprit, apparaître devant Romano. Ce dernier affiche une expression étonnée. Homer montre ses crocs vers sa direction et grogne furieusement, ce qui fait en sorte que le sombre esprit s’évapore, comme aspiré par le sol. Perplexe, je cligne des yeux en faisant le signe de croix. Le chien-esprit disparaît aussi de ma vue, en marchant vers sa droite. Je pense spontanément : « Que le Seigneur soit loué ! Ce sombre Romano n’est pas parvenu à terminer son discours, qui serait sans doute manipulateur… »

Je m’adresse aux esprits, qui sont toujours immobiles devant moi, mais qui regardent d’un air étonné l’endroit où a eu lieu la confrontation de Romano et d’Homer : 

– Mesdemoiselles, Mesdames et Messieurs, maintenant que vous avez entendu la vérité au sujet de l’écrasement de l’avion – dont je suis vraiment désolée que cela vous soit arrivé aujourd’hui – avez-vous une autre raison pour rester encore parmi les vivants ? Si vous avez une dernière volonté à transmettre à vos proches, je peux vous aider en cela… Par la suite, vous n’avez qu’à partir dans la Lumière, lieu où vont toutes les âmes à la fin d’une incarnation…

Un esprit errant, un jeune homme vers la vingtaine, me coupe sèchement la parole : – Madame prétend faire maintenant un cours de théologie… Nous ne sommes pas venus assister à un sermon ou à une messe !

Froissée, je réplique : 

– Ce n’est pas du tout un cours de théologie ! Je ne suis pas professeur, mais simple antiquaire et passeuse d’âmes, fille du juge Thomas Gordon et petite-fille et arrière-petite-fille de diacres orthodoxes !

Un autre esprit errant, un homme d’âge mûr, intervient : 

– C’est correct, Madame, ne vous laissez pas déconcentrer… Terminez votre propos… 

Il regarde à gauche et à droite puis continue : 

– Moi, je ne veux plus rester ici… Je n’ai plus rien à faire… Si les autres ont du temps à perdre à faire un débat avec Madame…

Mon plus beau sourire, j’interviens : – Melinda Gordon…

L’homme d’âge mûr hoche rapidement la tête puis s’exclame : 

– Moi, je n’ai pas envie de me perdre dans des vains débats !

Il s’éclaircit la gorge puis reprend d’un ton calme : 

– Excusez-moi, Madame Gordon, de vous avoir coupé la parole…

Je murmure d’une air affable : 

– Ce n’est pas grave… 

Je parcours du regard tous les esprits errants rassemblés devant moi. Ils me fixent, comme s’ils attendent que je dise quelque chose. J’inspire et j’expire profondément pour prendre mon courage à deux mains. Puis je dis : 

– Eh bien, si vous n’avez rien à dire à vos proches, pourquoi encore restez-vous ici ?

Certains esprits hochent rapidement la tête.

Je poursuis : 

– Vous n’avez qu’à abandonner votre injuste colère envers Monsieur Nilsen… Mais ne cherchez pas non plus à vous venger des agents du FBI et des techniciens…

L’esprit errant de l’homme d’âge mûr me coupe la parole : 

– Pourquoi pas ?

Un autre, une jeune femme intervient : 

– Monsieur, voulez-vous vous taire ?

Un troisième, un jeune homme derrière la jeune femme intervient : 

– Pouvez-vous simplement écouter ce que Madame a à nous dire ? Un peu de politesse !

Je souris malgré moi devant leur comportement quelque peu enfantin. Je m’éclaircis la gorge pour reprendre mon sérieux. 

Je continue d’un ton doux : 

– Il ne sert à rien de se venger, car vous ne serez jamais satisfaits… Il faut simplement penser à une bonne action, ou à un bon moment de votre vie… Et avec une telle pensée positive, vous serez légers comme jamais dans votre vie…

Je remarque que plusieurs esprits ont le visage illuminé d’un grand sourire. Certains regardent vers leur droite, comme s’ils voient quelque chose qu’eux seuls discernent. 

Je commente : 

– Voyez-vous une lumière ?

Les esprits qui ont tourné la tête s’exclament à l’unisson : 

– Oui ! Elle est tellement accueillante ! Elle semble nous appeler à elle !

– Et bien, c’est ce dont je vous ai expliqué il y a peu…

D’autres esprits s’exclament d’un air enjoué, en tournant eux aussi leurs têtes vers leur droite : 

– Vous avez raison !

Le groupe d’esprits qui ont en premier tourné leurs têtes vers leur droite, très large sourire aux lèvres, yeux pétillants de joie, s’avancent peu à peu vers cette direction jusqu’à ce qu’ils disparaissent tous de ma vue.

Je me retourne vers d’autres, qui regardent à gauche et à droite, comme s’ils essaient eux aussi de comprendre ce qui se passe chez leurs semblables.

Je leur souris puis les encourage en ces termes : 

– Il ne faut pas avoir peur de la Lumière… Vous ne serez pas mal vus. Au contraire, vous êtes les bienvenus… Tel est l’ordre naturel des choses, un éternel cycle de vie-mort-renaissance…

Un esprit à ma gauche, celui d’un jeune homme, marmonne : 

– Vos explications sont intéressantes…

Ignorant son commentaire, je poursuis d’un air assuré : 

– De sorte que pour revenir dans le monde des vivants, il faut passer dans la Lumière…

L’esprit d’un vieil homme, s’exclame d’un ton joyeux : 

– Madame, vous avez tellement raison ! Je suis léger comme une plume ! Je vois une lumière blanche, douce et chaleureuse… Ma femme, ma chère Marlyn agite ses bras comme pour m’inviter à la rejoindre… Est-ce vrai ?

Je réponds par un mouvement de tête positif. Je remarque qu’un autre groupe de plusieurs esprits se dirigent vers leur droite en murmurant entre eux des propos que je n’ai pas saisi, le visage illuminé d’une joie irréelle. Et ils disparaissent complètement de ma vue. 

Je fixe les derniers esprits qui sont encore devant moi, parmi lesquels se trouve Amy Fields. Je regarde autour de moi, mais sans remarquer le pilote. Je déduis donc qu’il est déjà parti dans la Lumière.

Perplexe, je pense en fronçant des sourcils : « Qu’attendez-vous pour partir enfin dans la Lumière ? »

Je remarque que l’Observateur vient d’apparaître à ma droite. Étonnés, les esprits et moi le fixons, les sourcils levés. Il affirme d’un ton sérieux qui accompagne bien son visage inexpressif : 

– Les incroyants attendent les conditions idéales pour partir dans la Lumière !

Les esprits protestent à l’unisson : 

– De quoi parlez-vous ?

Je demeure interdite et j’écoute attentivement la conversation.

L’Observateur répond : 

– S’il vous plaît, ne vous indignez pas pour un rien ! La vérité ne devrait pas vous fâcher !

Certains esprits croisent leurs bras sous leur poitrine et fixent le Français avec un air de défi, d’autres d’un air narquois.

Jean Bude de Guébriant, comme s’il ignore les expressions faciales des autres esprits, poursuit d’un air aussi sérieux sans se départir de son calme : 

– Avouez-le à vous-mêmes que vous avez un lourd secret en votre cœur, ce qui vous empêche de quitter le monde ici-bas, qu’il s’agisse d’un désir inavoué ou d’un fantasme à peine connu de vous seul.

Les esprits s'entr’observent, lueur de panique dans le regard.

Amy Fields proteste d’une voix mielleuse : 

– Monsieur, sur quoi fondez-vous votre propos ?

Le Français réplique : 

– Mademoiselle Fields, vous êtes vraiment la bonne personne pour parler de secret… Vous qui étiez amoureuse de Monsieur Kenelm Nilsen.

L’hôtesse de l’air blêmit puis s’évapore dans les airs jusqu’à ce qu’elle disparaisse de notre vue.

L’esprit du copilote, un jeune homme, le regarde d’un air stupide et balbutie : 

– Monsieur, vous êtes en train de calomnier Amy…

L’Observateur le corrige d’un ton sévère : 

– Je ne calomnie personne, je ne fais que dire la vérité, Monsieur Watin.

Le copilote se renfrogne.

Je pense, perplexe : « Comment cette demoiselle peut désirer un homme plus âgé qu’elle ? Qui, de surcroît, est sans doute marié ? Sans doute sur la même logique que Carl Neely, qui, malgré qu’il soit marié, se permet de désirer et de connaître la femme de son prochain… »

L’Observateur, en réponse, confirme d’un mouvement de tête positif puis ajoute : 

– Vous avez bien compris, Madame Gordon. Mademoiselle Amy Fields, bien qu’elle a été la copine de Monsieur Andrew Watin, elle a jeté un œil sur Monsieur Kenelm Nilsen, qui était marié depuis plusieurs années à Rebecca Henry-Nilsen…

Je pense, en me signant par automatisme : « Que Dieu nous évite une telle situation ! »

Il poursuit : 

– Mais l’alliance de Monsieur Nilsen n’a pas dissuadé Mademoiselle Fields de faire des tentatives de séduction… Elle est seulement déçue de ne pas avoir réussi à être son amante. Elle doit simplement se rendre à l’évidence : jamais elle n’est parvenue à le séduire, ni ne parviendra…

À ce moment-là, l’esprit errant de l’hôtesse de l’air apparaît devant moi. Elle a les joues rouges et serre ses mains en poings. Elle hurle : 

– Comment ça ? Vous osez insinuer de telles choses ? Je n’aime qu’Andrew et pas un autre homme !

L’Observateur lui sourit puis affirme d’un ton calme : 

– Mademoiselle, expliquez-moi alors pourquoi vous avez toujours cherché à être seule avec Monsieur Kenelm Nilsen ?

Amy serre ses poings jusqu’à en blanchir ses jointures. Elle devient blême, ses yeux s’agrandissent. Mais elle fixe ses pieds pour ne pas affronter le regard de son interlocuteur.

Je remarque qu’Andrew Watin apparaît à sa droite, les sourcils levés, la bouche entr’ouverte mais aucun son n’en sort. Il promène son regard de l’esprit-hôtesse de l’air à l’Observateur et inversement. 

L’Observateur continue : 

– Pauvre vous, Monsieur Watin, de vivre avec une telle femme !

L’interpellé balbutie : 

– Êtes-vous sérieux, Monsieur…

– Jean Bude de Guébriant… Et oui, je suis sérieux !

Je remarque que les autres esprits se sont éloignés de nous. Je tourne ma tête vers eux, pour en effet noter qu’ils semblent pensifs puis joyeux, avant de disparaître de ma vue en marchant d’un pas léger devant eux. Contente en mon for intérieur que ces esprits se soient enfin rendus à l’évidence de la prochaine étape. je pense : « Merci à Dieu de les avoir éclairé ! »

Je soupire pour ne pas divaguer dans mes pensées puis je ramène mon attention vers Amy Fields, Andrew Watin et l’Observateur.

L’Observateur affirme d’un ton sévère, en regardant alternativement les deux autres esprits, en face de nous, l’un à côté de l’autre : 

– Monsieur Watin, vous devez savoir que ce que je vous ai dit est la vérité. Je n’ai aucun intérêt à mentir, au contraire de Mademoiselle Amy Fields…

Puis il fixe intensément celle-ci, qui garde sa tête baissée, comme si elle avait peur de son interlocuteur.

L’esprit errant qu’est devenu le copilote murmure, mine pensive : 

– Maintenant, Monsieur, que vous avez souligné le fait que Amy cherchait à être seule avec Kenelm, ça me saute aux yeux… Seulement, je n’avais rien douté…

Il se tape la paume de la main droite sur son front et s’exclame d’un air attristé : 

– Ah ! Pauvre moi ! Qui ne doutais de rien ! Comme j’étais naïf !

L’esprit de l’hôtesse de l’air, rouge comme une tomate, fixe ses talons hauts en se dandinant d’un pied sur l’autre.

Andrew, dont les yeux lancent des éclairs, croise ses bras sous sa poitrine puis hurle d’un ton courroucé à l’hôtesse de l’air : 

– Chienne ! Va-t-en ! Tu peux l’oublier que je te pardonne cette infidélité fantasmée !

Amy Fields lève lentement sa tête et se tourne vers lui, en joignant ses mains en un geste de prière qu’elle agite devant sa poitrine et le supplie d’une petite voix tremblante : 

– Andrew, s’il te plaît… Ne veux-tu pas me pardonner afin que nous quittons ces lieux sinistres ?

L’interpellé lui jete un regard noir et répond sèchement : 

– Que nenni ! Il n’en est pas question !

L’hôtesse de l’air baisse aussitôt ses bras et son regard, qui exprime une sorte de tristesse. Elle promène ses yeux de l’Observateur au copilote puis à moi, comme si elle espérait que quelqu’un dise quelque chose pour la sauver.

L’Observateur s’éclaircit la gorge puis intervient d’un ton sérieux : 

– S’il vous plaît ! Je dois vous préciser un détail, Monsieur…

Andrew, les sourcils levés, balbutie : 

– C’est-à-dire ?

– Que Mademoiselle Amy Fields a agi ainsi parce qu’elle espérait ainsi devenir la chef des hôtesses de l’air de l’avion ?

Le copilote lance un regard noir à sa bien-aimée puis s’évapore lentement jusqu’à disparaître complètement de notre vue. Elle en fait autant.

L’Observateur dit d’un ton sérieux : 

– Madame Gordon, vous avez fait ce que vous avez pu. Merci beaucoup !

Je fronce des sourcils et je balbutie, perplexe : 

– Mais il reste deux membres de l’équipage du bord qui sont encore des esprits errants…

– Ne vous faites pas de souci pour eux… S’ils le veulent, un jour, ils laisseront tomber leur colère et partiront dans la Lumière… Sinon, c’est leur problème s’ils sont punis en Enfer, n’est-ce pas ?

– Ouais… Vous avez raison au fond…

Et mon interlocuteur se dissipe dans les airs jusqu’à ce qu’il disparaisse complètement de ma vue. Je demeure pendant un certain temps à fixer la direction vers laquelle il se trouvait auparavant. 

Une voix familière m’interpelle, me faisant sortir de mes pensées : 

– Mel, ne veux-tu pas retourner à la maison ?

Je sais immédiatement que c’est Jim. Surprise, je regarde autour de moi, pour constater que les ambulanciers, les policiers et autres individus autorisés se retirent tranquillement du terrain. Au moins, les débris sont rassemblés en un endroit, rendant la clairière moins sinistre.

Je pense, soulagée en mon for intérieur : « Hourra ! Des esprits errants de moins à Grandview ! Je pensais que cela allait être plus difficile… Que le Seigneur en soit remercié pour m’avoir donné suffisamment de force pour les convaincre tous de partir dans la Lumière ! »

Je rejoins Jim d’un pas rapide et nous revenons, main dans la main, dans notre maison. Chemin faisant, je lui résume en russe les principaux points de mes conversations avec les esprits errants. Je ne lui cache pas mon inquiétude au sujet de l’absence d’Andrea, ni celle du constat qu’il n’y a que deux esprits errants qui ne sont pas partis dans la Lumière. Mon époux me rassure en m’enlaçant tendrement puis en disant que mon associée est peut-être déjà retournée dans la boutique. 

« Quant aux deux esprits errants qui ne sont pas passer dans la Lumière, Mel, ne t’inquiète pas… Chaque chose en son temps… Tu le dis toi-même que tu ne peux pas forcer des esprits à partir, non ? »

Je confirme ses propos en hochant la tête de haut en bas, puis je l’embrasse sur la joue droite. 




À midi, nous nous attablons. Nous dévorons rapidement nos portions de vareniki à la viande, puis Jim et moi faisons la vaisselle et je file dans la boutique, dans l’espoir de voir Andrea. Je trouve la porte verrouillée comme lorsque je l’ai quittée. 

« Sans doute qu’elle n’est pas dans la boutique… », pensé-je. Je me tappe la paume de ma main droite sur le front. 

« C’est vrai ! Elle n’a pas les clés de la boutique ! Normal, puisque c’est moi qui l’ouvre et qui la ferme ! » J’attends derrière le comptoir que quelqu’un arrive, que ce soit un client ou mon associée. Au bout d’un certain temps, qui me semblait une éternité dans laquelle je n’entends que le bruit discret des aiguilles de l'horloge dans ma boutique, je vois Andrea apparaître devant moi. Hors de tout doute, elle est une âme seule. Les larmes me montent aux yeux. Je balbutie, le cœur attristé : 

– Andrea, tu n’es plus vivante ?...

Je profite pour la détailler : son visage et ses mains sont barbouillés de sang, ses vêtements un complet bleu clair sous lequel se voit une chemise blanche sont déchirés et salis.

Mon associée répond d’un air triste, en secouant légèrement sa tête de haut en bas : – Malheureusement, oui…

J’ouvre la bouche pour poser une autre question, mais elle s’évapore dans les airs jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement de ma vue. 

Je soupire, complètement dépassée par ce que je viens de comprendre : me voilà sans associée. Je me demande bien quelle est la cause de son décès.




Vers 17 h 00, je ferme la boutique et je reviens chez moi, attristée d’avoir perdu mon associée. Lorsque je rapporte ceci à Jim le soir, avant de faire notre prière, il m’enlace tendrement en signe d’encouragement et murmure : 

– Mel, tu pourras bien essayer demain de comprendre ce qui est arrivé à la pauvre Andrea… Et peut-être chercher une nouvelle associée… Mais pour l’instant, le meilleur est de dormir, non ?

Je confirme ses propos par un « Oui » à peine audible tellement ma gorge est serrée par l’émotion.

Pour me calmer, je récite trois fois de suite la prière du soir. Au moins, je parviens à m’endormir et la nuit est tranquille sans aucun rêve bizarre.





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