Ennemi ou ami, imaginaire ou réel? Ou Jakyll et Hyde à la Ghost Whisperer
8 décembre 2003, marché de Grandview, 8 h 05.
Je regarde d’un air distrait les produits sur les étalages. Je remarque à ma droite un jeune couple, main dans la main. Le jeune homme élégant, aux yeux brun foncé pétillants de joie, serre de sa main droite la main gauche de la jeune femme, une élégante brunette. Tous les deux me dépassent malgré mes talons hauts. Un esprit apparaît derrière le jeune homme : une femme élégante, vêtue d’une robe de mariée avec son voile lui cachant le visage.
Intriguée, je pense : « Probablement une épouse qui suit cet homme… Mais pour quelle raison ? »
L’esprit s’évapore jusqu'à disparaître de ma vue.
Mine de rien, je continue mes commissions. Une fois rendue à la caisse, je note le même jeune couple derrière moi, avec leur petit panier rempli de quelques produits dont je n’y prête pas attention. Mon regard est davantage attiré par l’esprit errant de la mariée qui vient d’apparaître derrière le jeune homme pour pousser la jeune femme de son bras gauche. Celle-ci s’excuse de sa maladresse, car le panier lui a presque échappé des mains; le jeune homme, les sourcils levés, s’empresse de le saisir rapidement avant que tout ne tombe par terre. Il murmure : « Ce n’est pas grave ! »
Je remarque du coin de l’œil que l’esprit errant vient de disparaître. Perplexe, je pense : « Pourquoi cet esprit s’acharne sur ce couple ? J’espère bien trouver un moment pour discuter avec eux, afin que la mariée fantôme cesse de le hanter… »
Je reviens chez moi avec les commissions. Jim m’aide à les ranger. Je lui explique ensuite la rencontre un peu bizarre que j’ai eu au marché. Lorsque je lui demande s’il a une idée pour trouver l’identité de l’esprit errant, il me répond :
– Mel, tu n’auras qu’à discuter avec le couple pour tâter le terrain. S’ils vivent à Grandview, il nous serait facile de les rencontrer à nouveau pour pouvoir engager une conversation… Je peux t’aider, si tu le veux… S’il s’agit de quelqu'un que je connais, je saurai te dire leur nom…
Je pleure de joie et je saute au cou de mon époux en pensant : « Tu es simplement génial ! Comme toujours ! »
Il a du travail pour me calmer en me câlinant doucement. Une fois remise de mon émotion, je l’embrasse sur les lèvres puis je me rends au salon pour continuer mon tricot, que je laisse de côté après un rang pour regarder Christopher jouer sur son tapis bleu marine.
Ce n’est que quelques jours plus tard, au cours d’une promenade dans le parc avec mon mari et mes fils que nous rencontrons le jeune couple. Nous sommes bien sûr bien emmitouflés dans nos manteaux d’hiver, un bonnet sur la tête, une écharpe autour du cou et des mitaines sur nos mains. Je pousse devant moi la poussette de Jack, tandis que Christopher marche devant nous.
Le jeune homme fixe mon mari puis l’apostrophe : – Bonjour, Jim !
Nous nous arrêtons devant le couple.
L’interpellé, les sourcils levés, la bouche entr’ouverte, balbutie :
– Monsieur, nous nous connaissons ? Aurez-vous la gentillesse de décliner votre identité ?
– Désolé ! Je vous connais par les propos de votre frère Daniel… Je suis Mark Powell, son assistant juridique…
L’homme tend sa main droite devant lui. Comme Jim ne réagit pas, il la ramène sur le long de son corps. Il commente : – Dans tous les cas, vous formez une belle famille ! Je suis content pour vous !
Mon époux maugré : – Merci du compliment…
– Je vous présente ma fiancée…
Il fait un geste vers la jeune femme, qui sourit timidement et se présente : Lisa Brody. L’esprit errant de la mariée se manifeste devant elle, de sorte que je fronce des sourcils. Christopher le fixe de ses grands yeux bruns. Jack s’agite dans sa poussette.
Mon époux, Mark et Lisa me jettent un regard interrogateur. Je les ignore et je continue à suivre du regard l’entité mystérieuse.
L’esprit errant hurle, en agitant ses deux mains vers sa poitrine : – C’est moi sa fiancée ! Je suis sa femme !
Il s'époumone en pointant de son index droit vers Lisa : – Elle est un imposteur ! Elle a volé mon mari ! Chienne ! Vas-t-en !
Je cligne des yeux, étonnée d’un tel langage vulgaire. Les autres vivants m’observent avec curiosité. De même pour l’esprit, dont je sens le regard perçant à travers son voile.
Jim murmure à mon oreille en russe : – Quel esprit est apparu pour te laisser dans un tel état ?
Je hoche la tête pour confirmer ses propos.
Je m’éclaircis la voix et tourne mon regard vers Mark Powell puis je dis d’un ton assuré :
– Monsieur, un esprit vous suit…
Mark, les yeux écarquillés et les sourcils levés, balbutie : – Q…Quoi ?
Jim intervient sévèrement : – Monsieur, vous devez savoir que ma femme vous dit la vérité.
Je souris devant cette défense, le remercie d’un signe de tête discret puis continue :
– Je vous fais simplement remarquer qu’un esprit errant vous suit… C’est un don que j’ai depuis mon enfance de voir les âmes perdues, qui restent pour une raison ou une autre parmi les vivants…
L’esprit errant commente d’un ton ironique : – Madame prétend me convaincre d’abandonner MON Mark… Pourtant, vous semblez oublier que le mariage, c’est à vie, jusqu’à ce que la mort nous sépare ou nous rejoigne, peu importe comment on dit…
Je pense, quelque peu froissée : « Je sais très bien que le mariage, c’est pour le meilleur et pour le pire… »
Ignorant ses propos, je détourne mes yeux de lui pour ramener mon attention vers le jeune couple. Christopher recule et se cache derrière moi. Jack pleure.
Je balbutie à mi-voix : – Désolée mais je dois rassurer les enfants et je vous reviens…
Lisa murmure quelque chose à l’oreille de Mark. Sans doute je n’ai pas pu camoufler mon mécontentement de la remarque de l’esprit, d’où la réaction de la femme. Je tourne ma tête vers Jim pour lui lancer à mi-voix en russe : – Jim, tu vois dans quel état d’âme l’esprit a mis nos fils… Laisse-moi les rassurer puis accompagne-les au parc, le temps que je discute un peu avec lui, Mark et Lisa…
Mon époux réplique dans la même langue, d’un ton un peu inquiet, ce qui se laisse un peu apercevoir dans ses yeux bleus : – Est-ce que tu es certaine que tout va être correct ? Il me semble qu’ils ne te croient pas…
Mon plus beau sourire aux lèvres, je réplique à mon tour : – Ne t’inquiète pas pour moi… Je saurai trouver la bonne manière de leur expliquer la situation telle que je la vois… Fais-moi confiance !
Jim m’embrasse sur les lèvres. Je lui rends rapidement son bisou. Je me penche au-dessus de Christopher pour lui murmurer en russe : – Ne crains rien, mon ange. Maman sait comment régler un tel esprit… Va plutôt t’amuser dans le parc…
Mon fils aîné hoche la tête et se rapproche de son père. Je bouge la poussette de mon benjamin afin de faire cesser ses pleurs. Puis je m’écarte d’eux pour laisser mon mari agripper la poignée de la poussette. Il s’éloigne de moi avec nos enfants. Je les fixe, tout en réfléchissant à la meilleure formulation que je puisse trouver afin de convaincre mes interlocuteurs de la véracité de mon propos. Je suis pourtant sérieuse lorsque je veux régler le cas de cet esprit… J’inspire profondément pour ramasser mon courage à deux mains. Je ramène mon attention vers Mark et Lisa. Je les dévisage d’un air sérieux pendant quelques secondes dans le silence le plus complet. Ils me fixent avec curiosité, comme s’ils étaient suspendus à mes lèvres. Je profite de ce silence pour m’encourager mentalement en écoutant les chants des oiseaux mêlés aux cris des enfants qui jouent dans le parc. Ayant adressé mentalement une courte prière à la Vierge, j’affirme d’un ton posé :
– Monsieur, je constate que vous êtes suivi par un esprit errant…
Je tourne mes yeux vers l’esprit de la mariée, qui se trouve à la droite de Mark. J’ajoute :
– Madame, pouvez-vous vous présenter et expliquer pourquoi vous suivez Monsieur Mark Powell ?
Je ramène mon regard vers les deux vivants et j’affirme : – Apparemment, il est une mariée qui considère Monsieur Powell comme sien… Elle ne vous apprécie pas, Madame Lisa Brody, vous traitant d'imposteur et de voleuse de mari…
Les deux vivants à l’unisson : – Quelle insulte !
Lisa ajoute d’un air offusqué, moue renfrognée au visage : – C’est ainsi que vous parlez de moi !
Elle se tourne vers son fiancé et dit à mi-voix : – Mark, sérieux ! Je ne peux plus écouter des propos si injurieux !
Il réplique : – Moi aussi…
Il dit à voix haute, d’un ton sévère : – À part calomnier ma fiancée, Madame Gordon, avez-vous autre chose à dire ?
Je réponds d’un ton sérieux : – Je veux simplement votre collaboration pour vous aider à vous débarrasser d’un esprit errant qui vous hante… Ce n’est rien de compliqué ! Je vois de telles entités, en raison d’un don que j’ai hérité de ma mère et de ma grand-mère maternelle… De sorte que je sais comment les aborder et je dois les guider afin qu’elles partent dans la Lumière, lieu où elles vont après leur mort… Mais pour cela, je dois connaître leur identité et comprendre leurs histoires…
Mark, les sourcils levés, commente d’une voix traînante : – Merci, Madame, pour cette petite explication théologique… On n’a pas demandé un préchi-précha en quelques minutes… Mais si vous voulez bien poursuivre sur ce sujet, pouvez-vous nous dire alors qu’est-ce qui se passe après la mort ?
Je soupire et je réponds d’un ton sec : – Monsieur, je ne le sais pas, pour être honnête… Mais…
L’esprit errant commente d’un air ironique : – Ainsi, vous prétendez savoir ce qui est meilleur pour moi ?
Je tourne mon regard vers lui et marmonne entre mes dents : – Vous n’avez rien compris !
Mark et Lisa clignent des yeux.
Le jeune homme explose : – Là, franchement, c’est assez !
Je sursaute à sa remarque. Je le fixe du coin de l’œil et réplique d’une voix tremblante :
– Monsieur…, soyez assuré… que je ne parlais pas à vous…, mais à l’esprit errant qui vous suit…
L’esprit de la mariée murmure d’un air ironique : – Vous me parlez ?
Je rapporte mon attention vers l’esprit de la mariée puis ajoute : – Oui, c’est à vous que je parle…
L’esprit s’évapore jusqu’à disparaître complètement.
Je soupire et je m’exclame à l’intention des deux vivants, qui me regardent de travers :
– L’esprit errant en question se moque de moi ! Mais je vous assure qu’il était à votre droite, Monsieur, devant votre fiancée… Il vient de disparaître.
Mark tourne sa tête vers sa droite, mais retourne aussitôt vers moi. Il hurle d’un ton courroucé :
– Avez-vous enfin fini avec vos histoires ? Les esprits, c’est bon pour des maisons hantées, pas pour moi !
Lisa ajoute froidement : – Sur ce, Madame Gordon, passez une bonne journée avec votre mari et vos enfants !
Je réplique avec un faux sourire pour réprimer les larmes qui me montent aux yeux : – Vous aussi, passez une bonne journée !
Je m’éloigne des fiancés pour me diriger vers le banc sur lequel est assis Jim. Ce dernier regarde notre fils aîné jouer dans le module à jeux. Je m’assieds à sa droite. Il tourne aussitôt sa tête vers moi. Ses yeux bleus sont traversés par une lueur de curiosité.
D’une voix rassurante, il murmure en russe : – Mel, comment s’est passée ta discussion avec Mark et Lisa ?
Je réponds à mi-voix dans la même langue : – Elle s’est mal passée… Ils se sont moqués de moi…
D’un ton courroucé, il réplique : – Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
– Lorsque j’ai transmis les propos de l’esprit, ils m’ont accusé de calomnier Lisa… Et ce, malgré…
Je termine ma phrase d’une voix larmoyante : – … que j’ai expliqué… que je ne faisais que… rapporter… les propos… de l’esprit… qui semble considérer Mark comme étant sien et qui traite… Lisa d’imposteur et de voleuse de mari… Lisa et Mark, eux, ne croient pas que c’est l’esprit qui a dit cela… Ils pensent… que je la calomnie… Comment… puis-je… leur faire comprendre ?
Jim m’enlace par les épaules puis murmure dans la même langue : – Mel, fais-toi confiance ! Tu peux toujours essayer de discuter avec l’esprit…
À ce moment, un esprit apparaît devant moi, le visage rayonnant d’un large sourire : l’Observatrice française. Étonnée de sa soudaine irruption visuelle, je lui jette un regard étonné vers sa direction. Je murmure à Jim : – C’est l’Observatrice…
Mon époux, lueur d’étonnement dans son regard, réplique : – Ton alliée inespérée…
L’Observatrice, dont le sourire s’efface progressivement de ses lèvres, commente d’un air sérieux : – Madame Gordon, puisque les vivants et l’esprit errant ne veulent point vous fournir d’informations, je vous dirai tout ce que je sais de cette histoire… Le nom de l’esprit est Serena Hilliard-Powell…
Un esprit se fait visible : celui qui suivait tout à l’heure Mark Powell. Toujours avec son voile qui cache son visage. Elle s’exclame : – Pour qui vous vous prenez pour tout savoir ! Et qui vous autorise à dire mon nom à Madame ?
L’Observatrice répond d'un ton sérieux : – Premièrement, Madame Serena Hilliard-Powell, je suis Laurie Gibeau, une Observatrice, ce qui signifie que mon rôle consiste à observer ce qui se passe parmi les vivants et les esprits errants… De sorte que je sais littéralement tout ce qui s’est passé…
L’esprit errant éructe d’un ton courroucé : – Et quoi si vous mentez ? Si votre mémoire vous fait défaut ?
L’Observatrice, d’un ton sérieux, fixe son interlocutrice : – Ne m’accusez pas comme ça… Surtout que je n’ai aucun intérêt à mentir… À la différence de vos semblables… Quant à ma mémoire, ne vous inquiétez pas. Je n’ai jamais oublié un seul détail…
L’esprit errant marmonne : – Quelle prétention !
L’Observatrice se retourne vers moi et affirme d’un ton sérieux : – Où en étais-je ? Ah, oui ! Madame Gordon, je vais vous dire tout ce que je sais au sujet de Madame Serena Hilliard-Powell, qui était la première épouse de Mark Powell…
Elle se retourne vers Serena et lui ordonne d’un air sévère : – Madame, veuillez ôter immédiatement votre voile pour que nous voyons votre visage ! Vous devez vous rendre à l’évidence : vous n’êtes pas l’épouse de Mark Powell, puisque vous êtes décédée la journée même de votre mariage, peu après la cérémonie…
Serena, en jetant son voile par derrière, éructe : – Comment vous le saviez ?
Je la détaille : une jeune femme aux traits de visage réguliers, aux yeux noisette et aux cheveux blonds ramassés en un chignon. Ses yeux lancent des éclairs de colère, tandis que son teint pâle est altéré par la rougeur qui colore ses joues.
Je demeure interdite. Seul mon regard se promène de l’une à l’autre. Le seul mouvement que je fais par réflexe est de prendre des notes sur une feuille vierge de mon calepin que je sors rapidement de mon sac à main beige que j’apporte partout avec moi. Remarquant du coin de l’œil que Jim tourne sa tête vers moi et qu’il semble étonné, je lève mon index droit pour l’inciter à la patience. Il hoche la tête et regarde vers la direction de Christopher qui est sans doute encore dans le module à jeux.
L’Observatrice, sourire triomphant aux lèvres, répond d’un ton enjoué : – Je vous ai déjà expliqué comment je sais tout. Je ne vais pas me répéter… Mais je reviens à ce que je disais… Et Madame Serena Hilliard-Powell, pouvez-vous être polie et ne pas me couper la parole. Vous prendrez ensuite la parole, c’est compris ?
Serena, moue renfrognée au visage, répond d’un geste positif de tête.
L’Observatrice se retourne vers moi, les yeux brillant de joie. Elle explique d’un ton sérieux, de sorte que je ne doute pas de la véracité de ses propos : – Madame Gordon, vous devez savoir que la première épouse de Mark Powell est morte le jour même de leur mariage dans un accident de voiture…
Je l’interromps : – Comment Mark a-t-il survécu ?
Laurie Gibeau : – Parce qu’il était le conducteur… Cependant, Mark pense se remarier à Lisa dans la même église où il avait marié Serena, ce qui met en colère cette dernière…
Serena confirme ses propos d’un mouvement discret de tête, les yeux écarquillés et la bouche entr’ouverte d’étonnement sans doute.
L’Observatrice continue : – Il s’agit de l’église de la famille Powell. à savoir l’Église catholique du Saint-Apôtre-Paul, à Grandview, où Mark a été baptisé, et où ses parents et grands-parents paternels se sont mariés et ont été baptisés.
En tournant son regard vers Serena, elle dit : – Madame Hilliard-Powell, pouvez-vous comprendre que votre mari souhaite se remarier ? Vous êtes défunte et donc vous ne pouvez plus jouir de contact physique avec lui… Il est encore jeune et n’est pas asexué…
Moue renfrognée au visage, la mariée-esprit réplique : – Mais ça ne justifie pas le fait que Mark veuille se remarier dans la même église avec le même décor, avec la lecture du même poème et la même fête organisée après… C’est de l’adultère et de la moquerie de sa part !
Sourire mystérieux au visage, l’Observatrice réplique : – Et vous ? Ne vous considérez vous pas comme une femme adultère pour avoir osé imaginer se glisser dans le lit du garçon d’honneur, Josh Huntcherson, qui est le meilleur ami de votre mari ?
Serena, les yeux écarquillés de surprise et les joues rouges, baisse les yeux et marmonne entre ses dents : – S’il vous plaît ! Ne commencez pas à raconter ce qui ne concerne point Madame Gordon…
L’Observatrice réplique d’un ton sévère, en la fixant de hauteur : – Alors, vous arrêtez de me couper la parole si vous ne voulez pas que je divulgue votre petit secret que personne ne sait, sauf moi, mes semblables et le Seigneur ?
L’esprit errant murmure un « Oui » à peine audible et relève lentement sa tête. Je note ses yeux bleu brillant de colère, qui donnent l’impression de lancer des éclairs. Elle me fixe pendant quelques secondes, comme si elle prenait mes mesures, mais se ravise de faire un geste vers ma direction, sans doute dissuadée par le regard noir que lui lance Laurie. Cette dernière tourne légèrement sa tête vers ma direction, s’éclaircit la voix puis balbutie :
– Désolé, Madame Gordon, de cette interruption, mais je devais la ramener à l’ordre…
Je murmure : – Ce n’est pas grave… Je vous écoute…
Jim soupire, cesse de m’enlacer puis se lève du banc. Il s’exclame : – Mel, fais-moi signe quand tu auras fini de parler avec tes amies ! J’ai l’impression que votre conversation s’étire ! Moi, je vais surveiller de plus près Christopher, qui s’amuse bien dans le module à jeux…
Je tourne légèrement ma tête vers sa direction pour lui répondre d’un mouvement de tête positif que j’ai compris ce qu’il vient de me dire. Puis je ramène mon attention vers les deux esprits.
L’Observatrice, dont un sourire s'efface progressivement de son visage pour laisser place à une expression faciale très sérieuse, affirme d’un ton sévère : – Vous devez savoir que l’accident responsable de la mort de Madame Serena Hilliard-Powell était survenu par la faute du conducteur de l’autre véhicule, qui n’était nul autre que Carl Neely…
Les yeux écarquillés de surprise, les sourcils froncés, je m’exclame : – Quoi ?
L’Observatrice continue : – Oui, vous avez bien entendu… Il conduisait en sens contraire et avait heurté le véhicule qui transportait le jeune couple, le garçon d’honneur et la demoiselle d’honneur après la cérémonie à l’église. Malheureusement, tous sont morts, sauf le marié… Il est le seul à se réveiller dans une chambre d'hôpital. La raison de l’accident : Carl Neely espérait marier Serena, sauf qu’elle l’avait refusé…
Serena, jusqu’à là silencieuse à la gauche de Laurie, lui coupe la parole : – Il est le policier aux yeux gris ?
L'Observatrice répond d’un ton sûr : – Oui !
Serena ajoute d’une voix songeuse, les yeux perdus dans le vague, comme si elle cherchait des souvenirs : – C’était l’homme aux yeux gris qui avait cherché plusieurs fois de me séduire avant mon mariage, et même lorsque j’étais fiancée à Mark… Il avait même osé proposer de sortir avec lui dans un bar la veille de mon mariage… Pourtant, j’étais enceinte d’un mois de mon mari…
Laurie Gibeau commente : – Parce qu’il voulait faire de vous son amante occasionnelle pour que vous payiez pour ses péchés. Vous devez savoir que Carl Neely, si vous avez accepté de sortir au bar avec lui, vous aurait glissé une substance abortive, à savoir la mifépristone, dans votre verre…
Les yeux écarquillés sans doute d’étonnement, l’esprit fait un geste de sa main droite gantée de développer sa pensée.
Laurie : – Car il savait que vous étiez enceinte…
Les sourcils levés et les yeux écarquillés d’étonnement, Serena, dont les mains s’ouvrent et se referment d’un geste saccadé, balbutie: – Comment le savait-il ? Il n’y avait que Mark, ses parents et les miens qui le savaient…
– Carl Neely le savait parce qu’il était possédé par un sombre esprit qui avait vu lorsque vous êtes allée chez votre sage-femme…
Surprise, je fronce des sourcils en pensant : « Est-ce l’un des esprits tchèques qui le suivent partout ? »
L’Observatrice, comme si elle avait lu ma pensée, hoche discrètement la tête. Elle tourne à nouveau sa tête vers Serena et affirme d’un ton posé : – D’ailleurs, Madame Powell, je précise que vous ne seriez pas sa première victime… Il avait loué une voiture verte sous la fausse identité de John Sullivan…
Serena et moi, les yeux écarquillés d’étonnement, s’exclamons à l’unisson : – Quoi ?
– Oui, Mesdames, vous avez bien entendu…
La Française tourne légèrement sa tête vers Serena et ajoute : – Et non, je ne calomnie pas Carl Neely… Je ne vous rapporte que la vérité au sujet des événements qui ont eu lieu.
Laurie tourne son regard vers moi et affirme d’un air sérieux, le visage de marbre : – Madame Gordon, évidemment, la police avait conclu à un accident involontaire et personne n’avait été accusé… Comme le souvenir de Serena est associé à cet accident, ceci explique pourquoi Monsieur Mark Powell préfère ne pas parler d’elle…
Je marmonne : – Je comprends…
Je me signe discrètement puis je regarde tour à tour Laurie et Serena, qui demeurent silencieuses pendant quelques minutes.
Pour briser le silence, que je trouve trop lourd à mon goût, je lève ma main droite, comme une écolière gênée pour demander timidement d’une petite voix : – Si vous me permettez, puis-je seulement poser une question ?
L’Observatrice tourne la tête vers moi et murmure d’un air affable : – Posez-la !
Je demande d’une voix un peu tremblante : – Pouvez-vous seulement me préciser la date de l’accident ?
– C’était le 9 septembre 1999.
Je griffonne rapidement la date puis murmure : – Une autre question : est-ce que le garçon d’honneur et la demoiselle d’honneur sont-ils encore des esprits errants ?
L’Observatrice répond brièvement sur un ton sérieux : – Non, puisqu’ils sont directement partis dans la Lumière.
– Merci de l’information !
La Française tourne légèrement sa tête vers Serena, qui la regarde d’un air ébahi, les yeux écarquillés, les sourcils levés et la bouche entr’ouverte. Laurie murmure d’un ton neutre :
– Je sais, Madame Hilliard-Powell, que vous vous demandez comment ça vous n’êtes pas la première victime de Monsieur Carl Neely…
Serena confirme d’un hochement de tête.
– Pour faire court, il est un tueur à gages en uniforme de policier depuis qu’il a tué sa première épouse dans un accident de voiture le 27 décembre 1996.
Je tousse pour avoir l’attention. Laurie et Serena me fixent. Je demande d’une petite voix, presque larmoyante malgré moi : – Madame, si vous me permettez une question…
Laurie d’un air calme, le visage inexpressif, m’invite d’un geste de sa main droite à poursuivre.
Je me lamente : – Ce n’est pas la première fois… que j’ai entendu de vous que… Carl Neely a emprunté… une voiture sous un pseudonyme… Je peux comprendre que ses supérieurs sont des complices…
L’Observatrice termine ma phrase : – Mais vous ne comprenez pas comment ses collègues n’avaient douté de rien ?...
Laurie fait une courte pause puis poursuit d’un ton posé : – Et bien, parce qu’il est aidé par un agent du FBI… Un certain Matthew Mallinson, qui lui fournit toutes les fausses identités. D’ailleurs, je dois préciser que cet agent a aussi les deux supérieurs de Carl Neely sous ses ordres… Par contre, je ne préciserais point au sujet de leur relation amicale… Disons plutôt bizarre…
Les sourcils levés d’étonnement et moue au visage, Serena et moi nous exclamons à l’unisson :
– Sérieux ?
Notre interlocutrice répond aussi calmement sans cligner des yeux : – Oui.
Elle se tourne vers Serena et murmure d’une voix douce : – Laissons maintenant de côté Carl Neely… Revenons à vous, Madame Hilliard-Powell… Êtes-vous prête à accepter votre nouveau statut ?
L’interpellée baisse ses yeux, comme si elle n’osait affronter le regard de l’Observatrice. Elle murmure : – Comme si j’avais le choix !
Puis, après ces paroles, elle disparaît de ma vue.
Laurie me fixe et murmure d’un ton sérieux : – Voilà, Madame Gordon, vous saviez tout ce qui est nécessaire pour comprendre l’histoire de Madame Serena Hilliard-Powell. Par contre, soyez vigilante, car je crains qu’elle vous joue un mauvais tour dans quelques heures…
Je réplique : – Je serais prudente… Merci de votre aide !
– Il n’y a de quoi !
Et la Française s’évapore.
Contente, je range mon stylo et mon calepin dans mon sac à main puis je rejoins Jim et nos fils dans le module à jeux. Lorsque Jim me voit arriver vers lui, il arrive à ma droite pour m’enlacer tendrement. Je l’enlace à mon tour. Il murmure en russe de sa belle voix masculine : – Mel, ta conversation avec ton amie est enfin terminée ?
Je confirme d’un geste de tête positif et je sors mon calepin pour retrouver les pages sur lesquelles j’ai noté les informations pertinentes de ma conversation avec l’Observatrice et avec Serena. Je murmure d’un ton triste : – L’esprit errant qui suit l’associé de ton frère est sa première épouse, une certaine Serena Hilliard… La pauvre, elle est morte… la journée même de son mariage…, dans un accident de voiture le 9 septembre 1999… Et cet accident a été provoqué par Carl Neely lui-même, parce qu’il était amoureux de Serena… De cet accident, seul le marié, Mark, était survivant… C’est pourquoi il se remarie maintenant avec Lisa… Sauf qu’il semble que ce mariage n’arrange pas Serena, car il pense se remarier dans la même église où il l’avait marié… Sauf que cette église était l’église de la famille Powell, où l’époux a été baptisé, mais aussi ses parents et ses grands-parents... Et Serena semble avoir un lourd secret qu’elle ne voudrait pas que tout le monde sache…
Je remarque du coin de l’œil que Serena apparaît à ma droite. Elle lève son index droit devant sa bouche pour m’inciter au silence. L’ignorant, je continue : – … À ce que l’Observatrice m’a dit, il semblerait que Serena avait été amoureuse du garçon d'honneur de son époux, qui avait été aussi son meilleur ami… Par contre, j’ignore jusqu' où avait été leur relation… En un sens, ça ne m’intéresse pas…
Je remarque que Serena me lance un regard noir puis disparaît de ma vue. Je continue :
– … Par contre, ce qui me dépasse dans toute cette histoire, c’est le manque de scrupules de Carl Neely…
Je poursuis d’une voix brisée : – Surtout que ce n’est pas la première fois… que j’ai entendu… qu’il agit ainsi… Mais pourquoi ? Parce qu’il n’a pas ce qu’il veut… Je ne comprends pas… Ne lui est-il pas suffisant une seule épouse ?
Je soupire et j’éclate en sanglots. Je m’appuie contre l’épaule droite de mon époux, qui me berce lentement pour me calmer. Il murmure en russe : – Chut… Mel, s’il te plaît… Calme-toi… Jack commence à pleurer…
Je sèche mes larmes après quelques minutes. Jim m’embrasse sur les lèvres. Nous demeurons silencieux pendant plusieurs minutes. Mon mari brise ce moment en murmurant : – Est-ce que ton amie a précisé au sujet des mobiles de ce s… de policier ?
Je réponds d’une voix blanche : – Un peu… Elle m’a dit qu’il avait été aidé par un agent du FBI, pour lequel Carl Neely et ses supérieurs travaillent…
– C’est déjà une information intéressante…
– L’Observatrice m’a aussi précisé le nom de l’agent : Matthew Mallinson…
Mon mari commente : – En tout cas, c’est vraiment inquiétant ! Heureusement que ton amie est efficace !
J’ajoute : – Heureusement qu’elle fait son travail comme il faut… Que le Seigneur en soit remercié !
Jim hoche la tête pour toute réponse. Il m’embrasse puis murmure d’un air rassurant : – Es-tu parvenue à convaincre Serena de partir dans la Lumière ?
Je réplique d’une voix songeuse : – Non. Elle erre encore puisqu’elle est à nouveau apparue devant moi lorsque je t’ai rapporté certaines informations que l’Observatrice m’a dit à son sujet…
Mon mari m’enlace. Il regarde sa montre puis murmure : – Mel, il faut revenir à la maison, c’est l’heure de manger…
– Quelle heure est-il ?
– Midi moins quart.
Je me libère de son étreinte en pensant : « Heureusement que les pierogis ne doivent être que réchauffées ! »
Je crie à notre fils aîné : – Christopher, nous revenons à la maison !
Il accourt aussitôt. Je me lève puis je le prends par la main. Jim se lève à son tour et agrippe la poussette de Jack. Nous nous rendons tranquillement chez nous. Une fois à l’intérieur, je m’empresse de me rendre dans la cuisine pour réchauffer les pierogis pour Christopher, Jim et moi.
Le soir, j’attends Jim dans notre lit. Au bout d’un certain temps, je regarde l’heure sur le réveil : 22 h 15. Je me demande bien ce qu’il fait… Viendra-t-il enfin dormir à mes côtés ? Impatiente, je me lève et me rends dans la salle de bain, où je tombe nez à nez avec Serena, dont le voile de mariée cache son visage. Je sursaute en pensant, les sourcils froncés : « Qu’est-ce qui se passe ? »
L’esprit errant jette le voile par derrière et murmure, sourire que j’interprète comme ironique : – Surprise !
Je pense, les yeux agrandis d’étonnement : « Elle a sans doute joué un mauvais tour… »
Intriguée par le bruit que fait Jim, je remarque qu’il semble chercher quelque chose par terre, sur les dalles en céramique de la salle de bain. Je m’éclaircis la voix. Il se relève aussitôt, se retourne vers moi et murmure : – Désolé, Mel, de l’attente, mais je cherche mon alliance… Je pense que je l’ai échappé lorsque j’ai lavé mes mains…
Je pense : « Au moins, je comprends maintenant le sens de l’avertissement de l’Observatrice… Arh ! »
Je commente d’un ton bourru : – Je n’en suis pas certaine, puisque Serena vient de m’accueillir avec une joie maligne… J’ignore que les esprits errants pouvaient agir de la sorte sur des objets matériels… Je pensais qu’ils ne pouvaient qu’agir sur les lumières, les ondes électromagnétiques et sur les pensées… Je peux dire que je viens d’apprendre quelque chose de nouveau…
Je soupire et je me retourne vers Serena puis lui ordonne sèchement : – Madame Serena Powell, voulez-vous nous dire où vous avez caché l’alliance de mon époux ?
L’esprit errant répond sur un ton ironique : – À vous de la trouver !
Je me retourne vers mon mari et je m’exclame : – Jim, Serena se moque de nous ! Elle cache ton alliance et elle refuse de me dire où elle l’a caché !
Mon époux commente : – Mel, on finira bien par la trouver, car mon alliance ne peut pas être cachée Dieu-sait-où dans notre maison… Il faut seulement s’armer de patience…
Je marmonne : – C’est facile à dire ! Moi, je n’ai plus de patience avec Serena…
Mon mari commence à chercher autour de l’évier, mais n'apercevait rien, revient vers moi et s’exclame d’un air quelque peu courroucé, les yeux lançant des éclairs : – Sérieux ! Ce n’est pas drôle ! Est-ce que Madame peut arrêter de jouer avec mon alliance ? Je n’ai pas envie d’en acheter une autre ! Je ne suis pas un radin, mais quand même ! Je n’ai pas besoin de deux alliances, comme si j’étais bigame ! Ce n’est pas gentil d’agir ainsi, surtout quand je n’ai rien fait de mal !
Je caresse son bras droit pour calmer sa colère, que je partage en un sens.
Serena, sourire ironique aux lèvres s’exclame : – Comme c’est amusant !
Je la foudroie du regard en pensant : « À mon Dieu ! Existe-t-il un moyen de convaincre un esprit coquin de partir dans la Lumière ? Et d’ailleurs, pourquoi me faites-vous ce tour, Madame Hilliard-Powell ? »
Serena, dont le visage fin est déformé par une grimace, éructe : – Pour vous apprendre à dire des secrets !
Les larmes me montent aux yeux. Je pense : « Ah, Mon Dieu ! »
Je réplique d’une voix presque tremblante, les lèvres secouées par l’émotion : – Madame, pouvez-vous comprendre que je ne voulais pas vous fâcher, mais seulement comprendre votre histoire pour vous permettre de cesser de hanter votre mari et de partir dans la Lumière…
D’un ton ironique, Serena réplique, les yeux brillant d’une lueur maligne : – Si vous savez ce qui se passe après la mort, pouvez-vous me dire à quoi ressemble cette Lumière et ce qui se passe là-bas ?
Je soupire. Je tourne mon regard vers Jim et je murmure en russe d’une petite voix larmoyante : – Jim, l’esprit se moque délibérément de moi…
Il réplique d’un ton rassurant, lueur d’inquiétude dans ses yeux bleus : – Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Serena joue avec ton alliance… parce qu’elle est fâchée… en raison du fait… que j’ai involontairement… mentionnée devant toi son petit secret… Pourtant… je ne l’aurai pas su si l’Observatrice ne me l’aurait pas dit… Tu sais que je veux seulement l’aider à trouver la paix en l’âme et qu’elle parte dans la Lumière… Ce n’est rien de compliqué ! Elle me demande si je sais ce qui se passe dans la Lumière… Que dois-je lui dire de plus ?
Jim murmure d’une voix chaleureuse : – Si tu as tout dit ce que tu as à dire, ne t’en fais pas plus que nécessaire pour un esprit si têtu…
Je marmonne : – Mais celui-là est vraiment énervant !
Serena commente sur un ton très ironique : – Ainsi, Madame Gordon s’énerve pour un rien ?
Pour toute réponse, je lui jette un regard noir.
À ce moment précis, un esprit fait son apparition à la droite de Serena, me laissant perplexe : l’Observatrice.
Serena demeure silencieuse devant l’arrivée soudaine de Laurie. Cette dernière sourit énigmatiquement, puis commente d’un air sérieux, les sourcils froncés : – Madame Serena Hilliard-Powell, pouvez-vous arrêter de jouer avec l’alliance de Monsieur Jim Clancy ?
L’interpellée réplique : – De quel droit vous vous permettez de parler ainsi avec moi ?
L’Observatrice se rapproche de Serena et affirme d’un air aussi sérieux : – À moi de vous poser la question qui vous a permis de jouer ainsi de Monsieur et Madame Clancy ?
D’un ton arrogant, l’esprit répond : – Moi-même !
– Vous devez savoir que dans les Proverbes, il est écrit que l'arrogance précède la ruine et que l’orgueil précède la chute (Pr 16,18)…
Serena blêmit à cette remarque mais ne dit rien.
L’Observatrice continue d’un air aussi sérieux, avec une expression de marbre : – Madame, vous devez savoir que maintenant se joue votre dernière chance pour ne pas être une âme damnée… À vous de choisir votre prochaine action !
L’interpellée baisse la tête et demeure silencieuse pendant un certain temps.
Je remarque que Jim s’est allongé sur le dos à même le sol pour essayer de dévisser le siphon de l’évier. Je hurle d’une voix claire : - Jim ! Attends !
Étonné, il suspend son geste et se relève prestement. Il commente de sa belle voix chaleureuse : – Mel, peux-tu m’expliquer, par l’amour du ciel, ce qui se passe ?
Je m’exclame : – Oui !
– Ça va, pas la peine de crier…
Je balbutie : – Désolée…
Je poursuis d’un ton neutre : – L’Observatrice vient d’intervenir et elle dit à Serena d’arrêter de jouer avec ton alliance si elle ne veut pas être condamnée à subir un châtiment exemplaire aux Enfers… Elle lui rappelle que dans les Proverbes, il est écrit que l'arrogance précède la ruine et que l’orgueil précède la chute…
Je pense, perplexe : « J’ignorais qu’un argument théologique était si dissuasif… »
Jim me regarde, les yeux agrandis d’étonnement, comme s’il venait d’entendre quelque chose d’incroyable. Il balbutie : – J’ignorais… qu’un argument… théologique pouvait ainsi… agir… sur des esprits errants un peu coquins…
J’ajoute : – C’est bien ce que je pense… Au moins, l’Observatrice se montre très ingénieuse… L’important est que Serena arrête de jouer avec ton alliance, non ?
– Oui !
Je regarde vers la direction des deux esprits, qui sont encore silencieux. Je lance un regard complice à mon époux, qui me regarde d’un air ébahi, comme s’il n’attendait que le dénouement de cette histoire. Je murmure : – Jim, Serena est encore silencieuse… Elle semble indécise… Et l’Observatrice attend comme moi sa réponse…
Il soupire, s’approche de moi et serre ma main droite de sa main gauche.
Serena relève sa tête et s’exclame d’un ton acerbe : – Merci, Madame Gordon, d’agir comme un commentateur d’événements sportifs !
L’Observatrice commente d’un air sévère, lui jetant un regard noir : – Madame Powell, vous devez simplement assumer vos gestes et réaliser que vous n’avez plus rien à faire parmi les vivants. Pouvez-vous comprendre que vous ne vous aidez pas en continuant à errer parmi les vivants ? Vous ne devenez que plus aigre…
Serena baisse la tête, comme une fillette grondée.
Laurie continue, en fixant intensément son interlocutrice : – Soyez honnête avec vous-mêmes. On ne dit pas pour rien que la reconnaissance est le premier pas vers la guérison… Sauf que dans votre cas, il faudrait plutôt dire que la reconnaissance est le premier pas vers la Lumière…
Serena murmure : – À quel aveu vous vous attendez ?
– Ne jouez pas la maline avec moi. Vous le savez que c’est votre jalousie qui vous retient encore ici… Vous êtes jalouse de Monsieur Mark Powell, qui ne peut plus être votre mari, puisqu’il est veuf de vous…
Serena relève lentement sa tête, mine pensive. Un silence lourd s’installe pendant quelques minutes. Je promène mon regard de l’une à l’autre, attendant, aussi impatiente que Jim, le dénouement de cette histoire, en espérant que l’esprit de la mariée partira dans la Lumière.
Jim murmure à mon oreille : – Mel, j’espère que je parviendrai à retrouver mon alliance avant d’aller dormir à tes côtés… Je suis fatigué !
Je réplique : – Patience ! Elles ont presque fini !
Serena me sourit furtivement, comme si elle était attendrie par les propos échangés entre mon mari et moi. Elle murmure : – Dommage que je ne sais pas du tout ce que c’est que d’accoucher des enfants de son mari ! Mais je dois tourner la page…
Elle soupire puis se tourne vers la Française, dont le visage est toujours aussi sérieux et inexpressif. L’esprit errant murmure : – Oui, Madame…
L’Observatrice : – Laurie Gibeau…
Serena, d’un ton enjoué : – … Vous avez raison, c’est ma jalousie envers Mark et la honte de mon amour secret pour Josh qui ont fait en sorte que je reste encore ici… comme si je ne reconnaissais pas que je ne suis qu’un esprit… C’est correct ! J’assume tous mes gestes et Dieu me pardonnera, n’est-ce pas ?
L’Observatrice : – Peut-être que oui, peut-être que non… Je ne suis pas au courant du déroulement des jugements dans l’au-delà…
J’ajoute : – Simplement, il ne faut pas le craindre et tout ira mieux.
Serena fait apparaître l’alliance de Jim sur le bord du bain. Mon époux la prend et la glisse rapidement sur son annulaire gauche, les yeux pétillants de joie.
L’esprit errant se retourne légèrement, comme s’il venait d’apercevoir quelque chose que lui seul voit. Il sourit et s’exclame : – Je vois une lumière blanche ! C’est tellement chaleureux et accueillant !
Je murmure : – Madame Serena Hilliard-Powell, cette lumière est pour vous…
Émue jusqu’aux larmes, je continue d’une voix tremblante : – C’est ce que je vous expliquais…
Serena murmure : – Vous avez raison… Je m’excuse de mon cynisme et d’avoir joué avec l’alliance de votre mari !
Je réplique en séchant mes larmes du dos de ma main : – Ce n’est pas grave ! L’important, c’est que vous quittiez le monde ici-bas en paix…
Elle approuve les propos d’un mouvement positif de tête et disparaît progressivement jusqu’à ne plus être présente. Je soupire de joie puis je m’exclame : – Jim, mission accomplie !
Mon époux m’enlace et commente : – Tu es simplement géniale !
Je murmure : – Ce n’est pas moi qui a vraiment convaincu Serena, c’est notre amie l’Observatrice, qui est encore ici…
Je tourne mon regard vers la Française, qui me sourit puis qui s’évapore dans les airs.
J’embrasse Jim sur les lèvres puis je murmure d’un air joyeux : – Heureusement pour nous que l’Observatrice a trouvé la manière de convaincre Madame Serena Powell de partir dans la Lumière…
Mon époux, intrigué, me fait un geste de sa main droite. Nous nous rendons jusqu'à notre chambre. Chemin faisant, je lui explique à voix basse : – Serena s’est simplement rendue à l’avis de l’Observatrice… Elle lui a dit qu’elle doit assumer ses gestes et qu’elle doit comprendre qu’elle n’a plus rien à faire parmi les vivants. L’Observatrice a aussi ajouté qu’elle doit reconnaître que sa jalousie envers Mark Powell et que son amour secret pour le garçon d’honneur l’empêchaient de partir dans la Lumière…
Jim, les yeux écarquillés, ouvre la porte de notre chambre; nous y entrons et il referme la porte. Il murmure : – Sérieux ? Elle a réalisé ça, d’un seul coup ?
Je hoche la tête puis ajoute : – Ça expliquerait pourquoi ton alliance est réapparue… Et pourquoi Serena ne se montrait pas si cynique par la suite. D'ailleurs, elle s’est excusée pour son cynisme et elle est partie, rayonnante de joie, dans la Lumière… C’est vraiment touchant ! Mais l’important est qu’elle est partie ?
– Exactement !
Je suis allongée dans le lit et je serre la main droite de mon mari, qui est à moitié retourné vers moi. Je pleure de joie. Jim m’enlace fermement et me berce pendant quelques minutes. Une fois mes larmes séchées, je l’embrasse sur les lèvres et je murmure : – Bonne nuit, mon amour !
Il réplique : – Bonne nuit !
Je me blottis contre lui, nous récitons à mi-voix la prière du soir puis nous nous endormons ainsi enlacés.
3 janvier 2004, 13 h 15.
Jim et moi faisons la vaisselle. Il est revenu du travail pour le midi. Nos fils sont au salon en train de s’amuser joyeusement avec leurs jouets sur le tapis bleu marine. Une fois la vaisselle terminée, nous sommes assis sur le canapé face au tapis, main dans la main. Jim murmure en anglais : – Ce matin, quand je suis venu au travail, Paul…
Je commente d’un air surpris : – Ton ami policier qui voit les esprits ?
– Oui… Il m’a dit que je peux être invité au mariage de l’une de ses collègues, une certaine Samantha Blair. Elle épouse Charlie Neely, le frère de Carl… Leur mariage aura lieu à la mairie de notre ville le 3 juillet prochain, à 10 h 00. Paul a précisé qu’il viendra avec sa femme et leurs enfants… Je propose donc que nous venions avec Chris et Jack…
J’approuve sa proposition d’un geste de tête positif puis j’ajoute d’un ton neutre :
– Jim, j’ai une question…
Il m’enjoint par un geste de la main de poursuivre.
Je murmure d’une voix presque tremblante : – Tu dis que Charlie est le frère de Carl Neely… J’espère seulement qu’il a plus de scrupules de lui !
Jim hausse les épaules et demeure silencieux, mine pensive, les yeux dans le vague. Il s'éclaircit la voix puis murmure d’un ton calme: – Pas à ce que je sache… Bon, c’est vrai que je n’avais pas douté pour Carl…
Un éclair de colère traverse rapidement ses jolis yeux bleus. Je caresse son bras gauche pour le calmer. Sa colère tombe quelques secondes plus tard. Jim m’embrasse puis continue d’un ton calme : – La seule chose que je sais au sujet de Charlie est qu’il est anesthésiste depuis 2001 à l’hôpital Mercy, où il a fait son stage pratique.
Je commente d’un air enjoué : – L’important, c’est d’être invités à un mariage ! En espérant que je serai tranquille avec les esprits errants cette journée-là… Mais à Grandview, tout est tellement imprévisible que je peux m’attendre à tout !
Mon mari hoche la tête, sourire aux lèvres, sans doute pour confirmer ma blague. Je tourne mon regard vers nos fils, qui semblent absorbés dans leurs jeux enfantins. Je pense, le sourire aux lèvres : « Mes anges ! Profitez de votre insouciance… Avec l’âge, on devient trop sérieux… »
Je serre un peu plus fort la main de Jim, qui serre la mienne.