Réinterprétation et autres histoires

Chapitre 14 : Deuxième partie, Amour d'outre-tombe

5234 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 3 mois

14. Amour d’outre-tombe




Mélinda fixe l’esprit errant, yeux écarquillés de constater son apparence peu présentable avec des ecchymoses partout sur le corps, un bras qui présente un angle humainement impossible à avoir et une tache immense de sang sur le front qui dégouline le long de la tempe droite : 

— Quel est votre nom ? Pourquoi ne partez-vous pas dans la Lumière ? affirme-t-elle d’une voix blanche. Sachez que je peux vous aider à accomplir votre dernière volonté.

Le grand homme aux cheveux blonds, plutôt enrobé, vêtu d’un simple jeans déchiré et sali et d’un chandail à manche courte bleue marine l’analyse. Une lueur d’étonnement se pointe dans ses yeux clairs.

— Je suis Samuel Lucas, architecte… 

Portant sa main droite sur sa poitrine, Mélinda note que ses doigts sont vierges de toutes bagues et alliance. Un célibataire, pense la médium.

— Mais je ne me rappelle plus… Pourquoi je me dépêchais autant…

Une lueur de confusion traverse ses yeux, balayant son environnement.

— … Ah oui ! Je voulais voir une femme… Certainement ma sœur… Oui ! Ma sœur ! … Je ne sais plus pourquoi ! … Et je voulais l’informer d’une importante décision… Je me rappelle que je devais me rendre au 591 rue du Ruisselet, à Reims…

— Pour informer cette femme, votre sœur, de quoi ? Certainement pas de votre décès ! Mais quelle est cette décision importante… Que voulez-vous lui dire ?

— Dites-lui Nathalie, murmure-t-il d’un ton rêveur. Elle comprendra.

Le défunt disparaît du champ de vision de la médium. Soupirant d’exaspération, Mélinda revient sur ses pas et résume la situation à son mari qui commente : 

— Il n’y a pas de repos dans ton travail, Mél ! Voilà qu’un esprit est parti en paix, qu’une autre âme tourmentée arrive ! Chérie, tu devrais te ménager un peu, pense à notre fils à  naître ! …

Il enlace tendrement son épouse, lui souriant.

—  … Sinon peut-être que cette Nathalie est la petite-amie de Samuel, ou presque petite-amie, non ? Peut-être voulait-il la marier ou lui déclarer sa flamme ? Sauf si elle est une femme inaccessible ou avec laquelle il voudrait se réconcilier, que sais-je ?

— Tu es romantique ! Mais, nous verrons Jim ! Allons-y !

Elle s’assoit confortablement sur son siège et observe son mari qui tambourine le volant.

— Mél, tu n’es pas sérieuse que tu veux y aller maintenant ! s’étonne-t-il, sourcils relevés. Tu ne veux pas attendre demain !

Fixant le vide devant elle, elle réplique posément : 

— Non, je ne peux pas attendre… Et Reims n’est pas si éloigné de notre ville ! Allons-y ! Son cas ne doit pas être compliqué !

Elle lui affiche son plus beau sourire. Une muette supplication dans le regard convainc l’ambulancier. Il marmonne quelques paroles incompréhensibles et se met en route pour Reims.



Au même moment, dans la cuisine de l’appartement de l’inspecteur Carl Neely,

Le veuf est assis, fixant tristement son verre vide, traits affaissés par ses nuits sans sommeil et son sentiment de culpabilité. Il soupire, mains tremblantes lorsque la voix familièrement cristalline de sa fille s’exclame, alarmée : 

— Papa ! Papa ! Ne croit pas à ce démon ! Il veut t’emporter dans un cercle de noirceur et de désespoir ! Ne te laisse pas abattre ! Continue à te battre ! Tu es fort, papa !

Baissant ses sombres yeux sous le regard inquisiteur de Charlie Luc Wogel qu’il ressent comme une pression sur la nuque, l’inspecteur répond calmement, résigné, portant sa main au verre : 

— Mon ange, ma Catherine ! Facile à dire ! …

Il se lève, faisant quelques pas dans la cuisine, se versant un peu d'alcool dans le verre, avant de revenir à sa position initiale.

— … Il n’empêche, continue-t-il d’un ton amer, le regard terni par la douleur, que je suis fautif de ta mort ! Si seulement…

Il fixe son verre avec lequel il agite le contenu d'un air absent et porte le verre à ses lèvres, au grand désarroi de sa défunte fille, le vidant un peu. Catherine se concentre pour essayer de renverser le verre, avec succès, Étonné, l’inspecteur supplie sa fille : 

— Cathia, pourquoi restes-tu encore ? Veux-tu te venger de moi ? Chaque fois que j’entends ta voix… Je…

Il se tait, paupières baissées, mains tremblantes qu’il camoufle en tenant fermement ses genoux. Il inspire et expire bruyamment l’air, ne reprenant la parole que quelques minutes plus tard pour que sa fille n’entend pas sa voix brisée. Le médecin collaborateur affiche un sourire satisfait, sardonique, se frottant discrètement les mains, irradiant de joie, certain de son coup. Il lance un regard narquois brillant d’arrogance à la fillette.

— … Disons que … Je me sens effroyablement coupable ! … Je suis responsable de ta mort ! Je suis responsable … de mon divorce ! … Je suis responsable du … malheur qui a frappé ma famille ! … 

Il porte le verre d’alcool à ses lèvres, pour le déposer d’un air absent sur la table.

— … Je ne sais guère comment … échapper à … ce sentiment ! Ni comment échapper à … ma situation ! … Et tu veux … me priver de mon unique échappatoire ! … 

Il fixe le verre vide, soupirant.

— … Cruelle enfant ! Pourquoi ne pars-tu pas ? 

Il se lève pour se resservir un autre verre d’alcool.

— … Que te pèse-t-il sur le cœur pour veiller sur moi ? Dis-le moi !

Au bord des larmes, la fillette pleurniche : 

— Toi, papa ! Tu m'inquiètes !

Étonné, crachant presque ce qu’il vient de boire d’un trait, Carl tousse fort avant de s’exclamer d’une voix blanche, incrédule et incertain : 

— Comment ?

Sa main tremble, mouvement imperceptible.

— Ta culpabilité grandissante alimentée par le sordide esprit diabolique responsable de ta situation ! Il t’influence négativement ! Papa, ôte-toi ce sentiment nuisible de ton être ! Tu y es pour rien ! Rends-toi à l’évidence, tu ne pouvais rien faire !

Mine assombrie, il réplique froidement : 

— Je n’en suis pas si certain ! Je dirais plutôt le contraire ! Je pouvais tout faire pour que ce funeste événement n’arrive pas !

La fillette soupire et se tait, quittant le salon, laissant son père à son désespoir. Celui-ci se noie dans l’alcool pour se consoler. Le défunt médecin, lorsque l’inspecteur s’endort — ou plutôt s’affale sur sa chaise — ivre, éclate de rire et s’évapore, regagnant la maison de Gabriel, lui annonçant sa victoire imminente. Le demi-frère de Mélinda se réjouit de gagner un homme si facilement à sa cause uniquement en le torturant psychologiquement nuit et jour, mais simultanément, il s’inquiète des champs d’action et d’influence de l’esprit errant.



Plusieurs heures plus tard, à Reims, au 591 rue du Ruisselet,

Jim s’arrête devant un immense édifice gris dans le style gothique qui porte une inscription géante, un humble magasin, duquel une musique rock s’échappe aux allées et venues des acheteurs. Mélinda note que le défunt architecte est près de la fenêtre gesticulant à une jeune femme un peu plus jeune que lui qui range dans la vitrine quelques exemplaires de vinyles. Sa sœur sans l’ombre d’un doute, les mêmes couleurs de cheveux et d'yeux et en plus de la même forme ronde de la tête. Le couple, prenant leur courage à deux mains, rentre dans le magasin. Mélinda cherche du regard la sœur de Samuel, suivant le mouvement du défunt, guère intéressée par les nombreuses étagères de différentes musiques nationales et internationales bien ordonnées. Gênée, la médium interroge la jeune femme : 

— Madame, je voudrais discuter avec vous…

L’interpellée, une femme un peu plus petite que Samuel, mais plus grande que Mélinda, termine de ranger des disques, fronçant des sourcils, et la toise, bras croisés en-dessous de la poitrine.

— … Non pas à propos de musique, mais … à propos de votre frère…

Une lueur de curiosité s’allume dans le regard de la vingtenaire, décroissant ses bras.

— Est-ce important ?

— Oui, chuchote-t-elle, tournant ses yeux noisettes vers l’esprit errant qui lui sourit poliment, je dirais même très important et très confidentiel !

— Venez dans l’arrière-boutique, les invite la vendeuse. Nous discuterons tranquillement, loin des oreilles indiscrètes.

Le trio de vivants se déplacent, alors que le défunt les attend depuis peu. Une fois que Mélinda explique la situation de Samuel à sa sœur, en plus de lui glisser un mot sur son don, celle-ci, hésitant à la croire, sourire ironique au visage, s’exclame : 

— Et si vous prétendez pouvoir communiquer avec lui, demandez-lui qui est Nathalie !

La chuchoteuse d’esprits tourne un regard interrogateur au défunt qui soupire et répond : 

— Ma petite copine depuis le lycée.

— Et que voulez-vous dire à votre petite-amie ? Quelle est cette importante décision ? Une demande en mariage ? l’interroge la médium.

L’esprit errant approuve d’un geste de la tête. Sa sœur répond : 

— Oui, la grande décision était de quitter enfin nos parents, trop contrôlants, pour marier sa petite-amie, Nathalie Estancelin. Il planifiait la demander en mariage depuis son accident sur la route en janvier dernier… Mais je doute qu’il était sérieux…

Samuel, yeux étincelants de colère, visage rougi, mains serrés en poing, crie, tel un fauve blessé : 

— Ainsi, tu doutais ! Ma propre sœur est méfiante du sérieux de ma décision ! … Après, c’est un détail que je ne savais pas trop comment lui faire une demande… Je le regrette de ne pas avoir pris mon courage… Pourquoi ai-je attendu ? …. Maintenant, je suis défunt !

— Votre frère est blessé par votre doute… Selon son dire, il est sérieux !

— Et s’il est sérieux, que voulez-vous que j’y fasse ? réplique-t-elle d’un ton cinglant. Allez, oust, les charlatans de mon magasin ! Vendez vos histoires farfelues à des plus crédules !

Jim bout de colère, son regard se durcit, il devient glacial, explosant ; 

— Mademoiselle Lucas, mon épouse n’est pas un charlatan ! Elle a ce don depuis son enfance et elle a aidé maints défunts à quitter le monde des vivants ! Le seul détail que nous voudrions savoir est l’adresse de Nathalie Estancelin.

— Je ne vais pas vous le dire, charlatans ! Si vous affirmez avoir été en contact avec les morts, demandez-lui ! Mon frère saura vous informer !

Le couple, suivi de Samuel Lucas, revient dans la voiture. 

— Que voulez-vous dire à votre petite copine ? l’interroge la future mère, exaspérée.

— Je veux qu’elle sache que je l’aime, que je voulais la marier, lui être fidèle ! J’ai acheté une bague de fiançailles et même nos alliances. Elles sont dans deux petites boîtes à bijoux dans un tiroir de ma table de nuit. Pouvez-vous lui transmettre ma volonté… 

Mélinda approuve d’un geste de la tête.

— … Et aussi, je voudrais savoir si elle partage mon idée… Pour être honnête, entre nous, nous n’avons jamais parlé d’une possibilité de mariage…

— Très bien, alors allons-y ! Mais pouvez-vous m’informer de l’adresse où vous viviez ?

— Il faudrait plutôt dire, murmure-t-il, tête baissée, où elle vit… Je lui rendais souvent visite… À savoir l’appartement 10 au 193 rue De Lachance, à Grandeville.

Une fois que Mélinda rapporte l’échange avec le défunt, Jim se met en route pour la prochaine destination, mécontent de la perte de temps.



Au même moment, dans le parc près de l’école primaire.

Depuis plusieurs heures déjà, Catherine Neely erre sans but dans la ville, rongée par son doute. Elle ne sait quelle action entreprendre pour aider son père qui tombe de plus en plus sous l’influence pernicieuse de l’esprit errant manipulateur et machiavélique. Soudain, elle rencontre l’Observateur Russe qui lui demande gentiment :

— Fillette, pourquoi êtes-vous si triste ? Qu’est-ce qui afflige votre âme ? Mon cœur saigne lorsque je vous vois si triste, mon cœur paternel en est ébranlé… Je peux vous aider d’une manière ou d’une autre…

Gênée, la fillette baisse la tête et répond, rassurée de la confiance et de la bonté que lui inspire l’Observateur.

— Mon papa, l’inspecteur Carl Neely, est très déprimé depuis son divorce… Il se culpabilise de la mort de mon frère et de ma mort… Trop influencé par ce sombre démon qui ne cesse de lui insuffler un désespoir pernicieux qui l’amène, parfois, à boire pour oublier sa situation. Je ne sais que faire ! 

Elle agite ses bras de désespoir, larmes au bord des yeux.

— Je cherche une solution !

Se grattant le menton, Konstantin Pavlovitch Tcherevitchenko répond après quelques minutes de silence, regard brillant d’une lueur de joie.

— Catherine Neely, j’ai la solution à ta situation, petite ! 

Elle relève sa tête, intriguée.

— Comment ? Quelle est cette solution ?

Affichant son sourire le plus chaleureux, il lui répond sérieusement : 

— Un esprit réalise des vœux près de la rivière de la ville voisine… Cet esprit, une jeune fille, a obtenu cette faculté à sa mort, par une volonté divine. Par contre, je te mets en garde. Fais attention à tes vœux, ils doivent être sincères et doivent venir de ton cœur ! … Et elle se nomme Gertrude Dreyfus, une fillette de dix ans, victime, de son vivant, des horribles expériences de cet homme qui manipule ton père, Charlie Luc Wogel. Ne sois pas effrayée par son apparence quelque peu inabordable, elle est très sympathique et agréable compagnie lorsqu'on discute un peu plus avec elle… Moi et mes confrères parlons souvent avec elle.

La petite opine du chef et murmure un vague remerciement, avant de disparaître. Elle part chercher cet esprit particulier en suivant les indications de l’Observateur.


Au bord de la claire rivière, entourée de saules pleureurs immenses, dans un silence digne d’une église, Catherine discerne au loin Gertrude Dreyfus. Cette dernière est une fillette chétive, petite et maigre dans une robe beige trop large pour elle. Son visage émacié accentue encore plus ses sombres yeux qui brillent d’une lueur farouche, traits figés dans une moue de méfiance. Hésitant à se rapprocher, la fille de l’inspecteur prend son courage à deux mains et s’exclame d’une voix cristalline, cœur lourd d’inquiétude pour son père : 

— Gertrude Dreyfus, puis-je solliciter ton aide avant qu’il soit trop tard ? …

L’interpellée la fixe, se déplaçant à quelques centimètres, silencieuse. Gênée, mais néanmoins déterminée à se confier à cette fillette, gardant espoir que tout ira mieux pour son père, elle continue son monologue : 

— … Je voudrais que mon papa, Carl, inspecteur à Grandeville, ne soit plus influencé par le sordide et étrange esprit qui l’influence négativement, je veux qu’il cesse de se culpabiliser, qu’il comprenne qu’il n’est pas fautif de la situation… Je veux qu’il cesse de boire… 

Elle sanglote, quelques larmes tracent un petit sillon sur ses joues roses.

— … Le voir ainsi me fait mal… Je ne sais que faire…

Gertrude, qui continue à la fixer, adoucit son regard, ses traits se détendent et lui répond d’une voix fluette : 

— Tu n’as pas à t’inquiéter pour ton papa… 

Elle esquisse un faible sourire.

— … J'exaucerais ton vœu ! 

Catherine, étonnée de la confiance et de la réponse rapide, demeure bouche bée. Son interlocutrice continue son monologue sur un ton plus doux.

— … Je discerne bien ta sincérité touchante ! Je te suis !

Les deux filles quittent le paisible endroit pour faire irruption dans l’appartement de l’inspecteur. Gertrude rencontre le regard du médecin collaborateur qui se fige en la discernant depuis l’ombre dans laquelle il se tapit.

— Le médecin de la Mort est lui-même défunt, ironise-t-elle, le dévisageant. Quelle ironie du sort ! Vous connaissez la raison de ma venue !

Charlie Luc Wogel blêmit, yeux aussi grands que des disques, mais il se ressaisit rapidement et lui hurle, réveillant Carl Neely.

— Petite peste ! Vous n’avez pas oublié les baignades d’eau froide et les jeûnes forcés ?

Vexée, la fillette, nullement effrayée, serre ses mains en poings et répond d’un ton monocorde : 

— Vous ne me faites pas peur ! Je suis libre ! Et vous ne pouvez rien contre moi !

— Comment ?

Trois Observateurs font leur apparition, encadrant le sinistre esprit, et lui ordonnent froidement : 

— Vous déguerpissez de cet endroit maintenant ou vous aurez affaire à notre colère, nous vous jetterons sous la terre, en Enfer pour l’éternité !

Évaluant la situation, il lance un regard noir lorsque la fillette commence psalmodier un chant religieux en hébreu et en français, apaisant l’inspecteur et sa fille. Un frisson parcourt l’échine du médecin collaborateur lorsque son regard croise celui des Observateurs, un regard sévère qui accentue le sérieux de leur parole et leur incorruptibilité. Avec ces hommes, il n’y a pas de blague et leur parole ne sont que de vains mots.

— Y a du monde dans cet appart’, constate l’inspecteur sortant des brumes de l’ivresse, se redressant à moitié de sa position inconfortable.

— Papa, murmure sa fille d’un ton chaleureux, rempli d’espoir. Avec des amis esprits, je chasse le sinistre démon qui te tuait à petit feu ! Repose-toi et nous verrons demain !

Dès que Gertrude termine son chant, rayonnante de joie, elle sourit à Catherine et l’informe : 

— Dans quelques jours, les effets nocifs de ce démon perdront leur pouvoir ! Ton vœu sera pleinement réalisé !

Catherine hoche la tête et observe son père sans dire un mot, ne désirant pas encore quitter le monde des vivants tant et aussi longtemps que son père ne soit pas en sécurité de l'influence néfaste de Charlie Luc Wogel. Gertrude revient à son fleuve, attentive aux prochains vœux à réaliser.



Quelques heures plus tard, au 193 rue De Lachance, à Grandeville,

Le couple sort de la voiture, analysant la façade de l’immeuble : un simple bâtiment en brique rouge à trois étages avec quelques décorations dans un style gothique et rococo en pierres. Un petit jardin avec des petits arbustes verdoyants ajoute un peu de fraîcheur et de charme à l’endroit. 

— Maintenant, Jim, commente Mélinda, il faut passer à la dernière étape de la volonté de l’esprit errant… En espérant qu’il partira dans la Lumière !

— Nous verrons ! maugrée-t-il, guère content du manque de compréhension de la sœur du défunt architecte.

Et le couple, bras dessus bras dessous, arrive à l’appartement numéro dix, à l’étage. Samuel l'attend devant la porte, fébrile.

Frappant à la porte, Mélinda est angoissée. Serrant la main de son mari, les quelques minutes lui semblent une éternité.

La porte s’ouvrit lentement. Une femme un peu plus jeune que le défunt architecte les analyse. Une grande femme aux cheveux blonds et aux yeux bleus, élégante dans son complet rose pâle les fixe. Agitant sa main vierge de toute bague, faisant mouvoir sa chemise en-dessous de laquelle un fin collier en or brille, elle les interroge : 

— Qui êtes-vous ? Je ne vous connais point !

— Nous sommes des habitants de la ville, répond sérieusement Jim, soutenant le regard incrédule de son interlocutrice. Et nous avons des nouvelles concernant Samuel Lucas.

Elle détourne son regard et les invite à l'intérieur. Le trio arrive rapidement au salon en traversant un petit vestibule étroit. Le salon est une petite pièce aux murs blancs vierges de tout tableau ou ornement. Une immense fenêtre apporte une convivialité à l'endroit avec la lumière solaire qui filtre les rideaux bleu marine à moitié tirés. En son centre, une petite table en cerisier sur laquelle trône un vase et deux verres d’eau. Un fauteuil brun foncé à la droite et une chaise en bois avec un confortable coussin à gauche. Une fois chacun assis, Nathalie sur la chaise, Jim sur le fauteuil et Mélinda sur les genoux de son mari, Samuel apparaît à la droite de son amante, lançant un regard suppliant à la chuchoteuse d’esprits. Cette dernière se racle la gorge et affirme d’une voix forte et certaine : 

— Je vous informe d’une triste nouvelle… Samuel Lucas est décédé à la suite d’un accident de la route il y a peu…

Nathalie éclate en sanglots. Après quelques minutes d’un silence oppressant, l’antiquaire extraordinaire reprend la parole.

— Je comprends tout à fait qu’il soit douloureux d’apprendre une si triste nouvelle… Mais il veut que vous sachiez un détail…

— Lequel ? murmure-t-elle, brisée, entre deux pleurs.

La jeune veuve relève sa tête, joues rougies de ses larmes, lançant un regard tristement suppliant à la médium.

— Il voulait vous marier !

Ses larmes, qu’elle chasse en vain avec un mouchoir pour se donner bonne contenance, continuent de couler, silencieuses, le visage de Nathalie se transforme en une moue incrédule, sa voix, cassée, ne parvient pas à camoufler sa douleur.

— C’est une farce ? Je n’y crois pas… Ce n’est pas le Samuel que je connais !

L’esprit errant soupire, dans son regard se lit une lueur de tristesse et de douleur, auquel se mêle un étonnement.

— Depuis son accident un peu plus tôt cette année, l’informe Mélinda, il avait la ferme intention de vous demander en mariage, il a acheté une bague de fiançailles et même les alliances. 

Nathalie reprend une expression hiératique, incrédule. Samuel approuve les paroles d’un geste de la tête.

— Ces bagues sont dans deux petites boîtes à bijoux dans le tiroir de la table de nuit du côté de votre amant.

— Attendez un peu madame ! Comment pouvez-vous m’affirmer un tel discours alors que vous ne connaissez rien de ma vie, ni de celle de mon amant ?

— C’est Samuel Lucas lui-même qui m’a tout dit. C’est de lui que je détiens ces informations.

— Comment, si vous venez de dire qu’il est défunt ! ? s’emporte-t-elle, confuse.

— Un don depuis mon enfance d'interagir avec les morts, lui explique posément et patiemment Mélinda.

— Une blague ?

— Non, d’ailleurs, votre amant est dans la salle à votre droite, fébrile.

— Qu’il soit présent ou non… Si ce que vous dites est vrai, alors ce n’est pas le Sam que je connaissais, il n'est plus le même… Je ne pourrais accepter sa demande…

— Mais trouvez ces objets pour vous en convaincre !

L’amante de l’architecte se lève et part dans la chambre, revenant quelques minutes plus tard, étonnée, deux boîtes à bijoux entre les mains.

— Vous avez raison, mais je ne peux y croire… Ce n’est pas mon Sam !

Le défunt soupire, affligé en son âme de l’incrédulité de celle qu’il chérit. 

— Madame, commente-t-il. Je comprends que même vivant, elle ne m’aurait jamais marié ! J’en suis attristé, mais au moins, j’ai le cœur net… Et je lui souhaite de trouver un bon mari !

Une larme glisse sur la joue de la médium. D’une voix chevrotante, elle lui demande : 

— Voulez-vous que je rapporte vos paroles à Nathalie ?

— Oui…

Se tournant à sa droite, les yeux et le visage de l’architecte scintillent d’une lumière que lui seul discerne.

— Que cette lumière est belle et douce ! Est-elle pour moi ?

Il tourne sa tête vers son interlocutrice, indécis sur son prochain pas.

— Oui, cette lumière est pour vous ! Bon voyage !

Versant quelques larmes, toujours émue, la femme extraordinaire murmure à Nathalie avant qu’elle ne dise un mot : 

— Samuel Lucas est prêt pour le grand voyage ! Départ imminent pour l'au-delà !

Quelques minutes après le départ définitif de l'architecte du monde des vivants, Mélinda rapporte à l’amante de l’architecte les paroles de celui-ci. Le couple quitte poliment la jeune veuve et revient chez lui, exténué de leur journée.


Au même moment, à la maison au esprits du demi-frère de Mélinda,

Le défunt médecin collaborateur, très fâché que son plan soit gâché à quelques jours de réussite, hurle à Gabriel Lawrence d’un ton froid : 

— L’échappé de l’asile, Carl Neely nous file entre les doigts parce que sa fille a trouvé du renfort dans le monde des esprits ! L’esprit qui réalise des vœux et des Observateurs incorruptibles ! Ils m’ont menacé et ils ont fait échouer mon plan ! Alors qu’il ne manquait qu’une petite influence pour le briser définitivement !

Il brise quelques ampoules de colère, étonnant le chuchoteur d’esprits qui sursaute devant autant de manifestations émotives et de froideur.

— Je ne pense pas que nous devons nous y faire pour un simple inspecteur, n’est-ce pas, docteur Wogel ? essaie-t-il de l’amadouer. Il doit bien y avoir un autre plan, un autre homme qui nous soit intéressant…

— Paul Eastman ou Élie James… Mais le premier, est certes intéressant, mais difficile à convaincre… Je pourrais essayer… Par contre, le second est beaucoup plus intéressant et accessible… Il nous entend uniquement, donc j’ai un immense avantage pour l’espionner ! … En plus, si je trouve une faille dans la personnalité, c’est encore plus simple de le manipuler ! …

Et le médecin collaborateur disparaît dans une fumée pour observer le professeur de Psychologie. Gabriel arpente la ville de long en large, recueillant des esprits errants dans sa maison, se préparant pour augmenter ses forces contre Mélinda.



Simultanément, dans l’appartement d’Élie James,

Le professeur de psychologie se prépare à son rendez-vous galant avec son amie d’enfance Cassandre Schwartz qu’il courtise depuis plusieurs semaines. Il revêt son complet bleu marine, fébrile, le cœur battant la chamade. Il l’attend devant son appartement dans une rue perpendiculaire du sien. Tout au long du trajet, il ne cesse de penser à ce qu’il a lu il y a plusieurs jours dans le Livre, perplexe. Il chasse d’une main ses sombres pensées pour se concentrer sur sa rencontre avec la jeune femme. Il l’invite d’un geste de la main à venir dans le restaurant chic du quartier, mangeant en tête-à-tête, discutant de toutes sortes de sujets. Au milieu de la soirée, il est épié par Charlie Luc Wogel, silencieux.



Plusieurs jours plus tard, à l’appartement de l’inspecteur Carl Neely,

Le veuf, depuis qu’il n’est plus sous l’influence pernicieuse du défunt médecin, bien qu’il soit toujours affecté en son âme de la perte de ses enfants, est devenu moins déprimé et pessimiste. Il ne se noie plus dans l’alcool, son regard et son monde ont retrouvé de leurs couleurs. Il se consacre exclusivement à son travail, avec une diligence telle que ses collègues en sont étonnés. Jours et nuits, il ne cesse d’enquêter, de comparer les résultats, de vérifier et de contre-vérifier. Catherine est heureuse de discerner cette lueur de détermination dans le regard de son père. Elle est certaine qu’il ne sera plus sous l’influence du sordide esprit errant.


Un jour, alors que son père est assis sur le balcon avant, fixant les passants d’un air absent, tenant ses papiers d’enquête, sa fille lui dit, rassérénée : 

— Papa, papa ! Je suis enfin heureuse que tu vas bien ! Je peux quitter ce monde-ci ! J’espère que tu auras beaucoup de chance pour la suite ! 

— J'espère aussi, soupire-t-il. Je verrai !

Il range les papiers dans leur dossier et baisse ses yeux sur ses mains vierges de toute alliance. Gertrude se manifeste aussi à la droite de la fille de l’inspecteur, silencieuse et souriante.

— Au revoir, papa ! Je vois bien que ton goût pour la vie est revenu ! Je peux partir l’âme en paix !

— Bon voyage, Catherine !

L’inspecteur, ému, verse quelques larmes silencieuses malgré lui. 

— Papa, ne pleure pas !

Séchant ses larmes d’un revers de la main, il lui réplique d’une voix cassée.

— Je ne suis pas triste, mon enfant ! Je suis ému de ton départ ! Au revoir et bon voyage dans l’au-delà !

Catherine donne un dernier câlin enfantin à son père avant de se diriger d’un pas certain vers la Lumière. Se retournant vers Gertrude, elle l’interroge :

— Gertrude, ne veux-tu pas venir avec moi dans cette Lumière ?

Sourire radieux au visage, yeux étincelants d’une lueur surnaturelle, elle lui répond dans un murmure : 

— Catherine, je ne partirais pas dans la Lumière ! Je continue ma mission de réaliser les vœux des honnêtes gens ! Au revoir et bon voyage !

La fille de l’inspecteur d’un geste de la main salue l’autre esprit errant et quitte le monde des vivants. Gertrude revient à son lac, ravie du dénouement de cette histoire.



Au même moment, dans la boutique d’antiquité,

Mélinda range des meubles dans le style de la Renaissance dans un coin du magasin. Soudain, le téléphone sonne, bruit qui retentit dans toute la salle, tel un tonnerre. S’approchant de l’appareil, elle constate que Catherine Payne est à sa droite, bras croisés, murmurant, courroucée : 

— Et mon mari vous sollicite… Parce que je suis la méchante épouse ! Quel mari !

Dans sa colère, quelques bibelots tombent et se brisent en mille morceaux, au grand damn de l’antiquaire. Elle soulève le combiné pour entendre la voix alarmée et éteinte de Richard Payne : 

— Madame Gordon-Clancy, pouvez-vous venir d’urgence chez moi, au 1777 rue De Chevigné ? J’aurai besoin de votre aide… Un esprit errant très méchant et fâché semble s'acharner sur moi…

Devenant plus pâle, elle répond : 

— J’arrive maintenant !

Elle raccroche et prend le premier autobus qui l’amène jusqu’à Reims. Arrivée devant la maison du professeur, elle note une voiture d’ambulance et Catherine Payne de marbre qui la fixe. Frappant à la porte, la chuchoteuse d’esprits craint le pire.




À suivre

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