Ghost Whisperers in Canada
Janvier 2004, Montréal, Centre Eaton, 13h.
Rebbeca Cahill, bientôt 19 ans, déambule dans le centre commercial, pour voir s'il y des rabais intéressants après le temps des fêtes. Discrètement près de l'entrée du magasin de cosmétiques Yves Rocher, elle voit une jeune femme brune aux yeux sombres sur des talons hauts, avec son manteau d'hiver, dessous duquel se voit un chandail en manches longues et des pantalons jeans, en conversation avec... un homme d'âge mûr, vêtu d'un peignoir bleu dont la poitrine est tachée de sang. La jeune femme, nulle autre que Melinda Gordon, fait semblant de parler sur son cellulaire. Mais Rebbeca est le témoin de leur conversation. Voici ce qu'elle entend.
Melinda : – Monsieur, pourquoi voulez-vous vous venger d'elle ?
L'homme : – Elle est responsable de ma mort !
– En quel sens ?
– Elle et son amant, le salaud de collègue, ont comploté ma fin.
– C'est en effet terrible ! Mais ne vous en faites pas. J'ai un meilleur endroit à vous proposer que de rester ici dans un centre commercial...
– Quel endroit ?
– Chez moi, une grande maison dans laquelle vous pouvez vous faire des amis en attendant de trouver un corps qui vous accepterait bien.
– La proposition semble intéressante...
– Alors, suivez-moi !
La brunette feint d'éteindre son cellulaire. Rebbeca Cahill l'observe de loin, intriguée. Ainsi, elle note que personne ne remarque l'homme au peignoir, sauf elle et la brunette. « Au moins », pense Rebbeca, « il semble que je vois des entités que les autres ne voient pas. Et peut-être que cette dame peut m'aider. » Elle continue sa flânerie dans le centre commercial jusqu'à ce qu'elle rencontre à nouveau Melinda Gordon et l'homme au peignoir.
Rebbeca décide de l'aborder : – Madame, pourquoi vous ne dites pas au monsieur en peignoir de mieux s'habiller ? Il doit avoir froid, le pauvre...
L'homme répond : – Enfin une autre qui nous voit ! Étant donné votre doute, on dirait une novice dans le métier !
Rebbeca, étonnée : – Que voulez-vous dire ?
Melinda intervient et lui chuchote : – Vous voyez les esprits errants, les âmes qui sont encore parmi les vivants et qui ont encore des choses à régler.
Rebbeca, rassurée de savoir les entités qu'elle voit, réplique : – Qu'est-ce que je dois faire pour les aider ?
Melinda : – Leur indiquer qu'il est possible de revivre dans un autre corps.
– Comment est-ce possible ?
– Par la possession d'un corps hôte dont l'âme accepte l'influence.
– N'y aura-t-il pas alors deux âmes dans un corps ?
– Pas tout à fait...
Rebbeca pense : « Dans tous les cas, l'explication n'est pas logique... Si des âmes sont errantes, le but est de les convaincre de ne plus hanter les vivants... Pourquoi alors les retenir dans un autre endroit pour leur faire croire qu'il n'y a que ce monde ? Il doit forcément exister un autre endroit qui est plus adapté aux âmes après leur vie ici-bas, non ? »
Elle dit : – Madame, quel est votre nom ?
– Melinda Gordon. Et le vôtre ?
– Rebbeca Cahill. Enchantée de faire votre connaissance.
– De même pour moi. Félicitations ! Vous êtes une apprentie passeuse d'âmes ! Si vous êtes intéressée, je peux vous apprendre les secrets du métier !
Melinda lui fait un clin d'œil complice.
Rebbeca : – Ça me ferais plaisir, Madame Gordon ! Mais saviez-vous le nom du monsieur ?
– Oui ! Il s'appelle Félix Jacoby.
Les deux femmes se saluent. Et chacune continue à déambuler de son côté dans le centre commercial.
Quelques minutes plus tard, sur l'une des bancs, Rebbeca Cahill voit une grande femme brune avec trois enfants; nulle autre que Zlata Eastman-Milošević. Tous ont leur manteau sous les bras et un foulard dénué nonchalamment autour du cou, bonnet et mitaines tricotés dans les poches du manteau, dont en-dessous se voyait un pull tricoté. La jeune mère est en conversation avec un esprit, qui est derrière les enfants, donnant l'impression de parler avec eux. L'esprit est une femme vers la soixantaine, vêtue d'une robe jaune pâle et d'un chapeau blanc. « Visiblement », pense Rebbeca, « cette dame est morte en été. » Et voici la partie de la conversation que l'apprentie passeuse d'âmes entend.
Zlata : – Ne vous inquiétez pas ! Vos erreurs vous seront pardonnées.
L'esprit : – Êtes-vous certaine ?
– J'en suis certaine ! Il faut seulement être plus sage et ne pas craindre le Jugement divin. Il est tout à fait dans l'ordre des choses que d'aller au Ciel.
– J'ai entendu de telles histoires de mes parents et de mes grands-parents... Mais pourquoi je ne les vois pas ?
– Précisément parce qu'ils sont partis dans la Lumière, dans l'Au-delà.
– Est-ce qu'on revient au bout d'un certain temps ?
– Oui, pour vivre une autre vie, en connaissant une nouvelle incarnation. Ainsi, il y a vie après vie.
– D'accord. Je me rends à votre avis. Votre approche est sympathique !
Après quelques minutes de silence, l'esprit errant dit : – Je vois une lumière très brillante et accueillante... Dois-je y aller ?
Zlata : – Oui, bon voyage !
Et l'esprit errant est parti dans la Lumière, le sourire aux lèvres.
Zlata, contente, dit à ses enfants de poursuivre leur flânerie dans le centre commercial. Elle remarque que Rebbeca l'observe depuis un certain temps. Intriguée, Rebbeca s'approche de la jeune mère et lui demande : – Madame, désolé de vous déranger, mais saviez-vous ce qui se passe après la mort physique ? Pardonnez mon indiscrétion, mais êtes-vous un prédicateur ?
Zlata comprend que la demoiselle voit aussi les esprits errants.
Étonnée de ses questions, elle répond : – Je ne sais pas tout à fait ce qui se passe dans la vie après la mort, puisque je suis encore vivante, mais je pense bien qu'il y a un Au-delà, mon expérience le prouve bien... Là, je ne commencera pas un débat théologique ! Pour répondre à votre deuxième question, je ne suis pas prédicateur, mais femme au foyer....
En baissant un peu le ton, elle dit : – ... et passeuse d'âmes... Mais vous semblez les voir, Mademoiselle...
– Mademoiselle Rebbeca Cahill.
– Moi, c'est Madame Zlata Eastman-Milošević. Enchanté !
– De même pour moi ! Je dois avouer que votre approche m'est plus sympathique que l'autre passeuse...
– Madame Melinda Gordon-Lawrence ?
– Oui...
– Tant mieux pour vous ! Si vous le voulez, je peux être votre enseignante... Comme je suis très occupée avec mes enfants, je peux seulement être disponible lorsque mon mari n'est pas au travail, afin de ne pas les traîner avec moi, ce qui fait seulement deux jours par semaine. J'espère que ceci ne vous dérange pas ?
– Non, pas du tout ! Je ne vis plus chez mes parents depuis un certain temps... Donc, personne à inquiéter de mon côté. Mais saviez-vous l'identité de la dame ?
– Oui, c'est la première question à poser... Elle s'appelle Sabine Vogt.
– Merci, Madame Zlata Eastman ! Passez une bonne journée avec votre famille !
– De même pour vous, Mademoiselle Rebbeca Cahill !
Et les femmes continuent pendant un certain temps leur lèche-vitrine, pour y faire quelques achats. Ensuite, chacune des trois femmes revient chez soi : Melinda Gordon-Lawrence dans sa maison au Westmount; Zlata Eastman-Milošević et ses enfants dans leur maison à Brossard; Rebbeca Cahill dans un petit appartement dans l'arrondissement Hochelaga-Maisonneuve.
Quelques jours plus tard, Rebbeca rencontre à nouveau Melinda, alors que les deux femmes se promènent sur la rue Sainte-Catherine. S'étant reconnues, malgré qu'elles bien emmitouflées sous leur manteau et écharpe, elles se saluent. Melinda ajoute aussitôt : – Si vous êtes intéressée, je peux vous apprendre comment les aborder, comment agir avec eux et ce qu'il faut leur proposer...
– Si je me souviens bien ce que vous m'avez dit, Madame Gordon, les âmes errantes habitent un autre corps... Votre affirmation me laisse assez perplexe. Auriez-vous un exemple à me montrer ?
– Oui, un très bon ami...
Melinda pense : « Mon cher Carl ! » Il ne faut pas oublier que le policier Carl Neely la fréquente encore, et qu'elle n'est pas déçue de son amant, qui est vraiment adorable ainsi possédé...
Rebbeca : – Qui est-ce ?
– Un policier du SPVM, Carl Neely. Il m'aide souvent pour des enquêtes sur des esprits errants...
Et les deux femmes se promènent en silence. À l'intersection des rues Sainte-Catherine et Mansfield, elles voient un jeune policier vers la fin vingtaine, très imposant par la taille, qui doit peut-être être proche des deux mètres... Il semble visiblement fatigué, malgré qu'il essaie de ne rien laisser voir. Nul autre que Carl Neely. Cependant, il est possédé par Devin Neely et est accompagné de ses autres ancêtres; son âme, en retrait, regarde la scène d'un œil triste.
Rebbeca fait attention pour ne rien laisser paraître de son étonnement. Elle pense seulement : « Pauvre Monsieur Neely ! Il fait vraiment pitié avec une telle cohorte d'âmes errantes qui semblent plutôt malintentionnées... Si c'est ça la solution aux problèmes des âmes errantes, ce n'est pas la vraie solution ! Ce n'est pas la solution à approuver ! Je dois donc me méfier de Madame Gordon... »
Évidemment, Melinda interpelle le policier et fait les présentations. Devin Neely la dévore des yeux, ce qui gêne beaucoup Rebbeca... Elle ne trouve pas ça très agréable... « Heureusement, » pense la jeune femme, « que je vois les esprits errants et que je comprends qu'il est possédé... Autrement, je l'aurais pris pour un maniaque sexuel ». Surtout quand le policier lui lance une remarque déplacée, ce qui la gêne encore plus, puis salue les deux femmes et continue sa patrouille. Melinda et Rebbeca continuent leur promenade et se quittent quelques rues plus loin.
Rebbeca s'est décidée à être l'élève de Zlata Eastman-Milošević, car l'idée que les âmes errantes hantent les vivants comme elles hantent Carl Neely est une triste perspective. Par ailleurs, elle ne sait pas comment aborder une question aussi délicate avec le policier, qui est quand même de dix ans son aîné. La jeune femme espère bien que l'âme du policier regagne quelques fois son corps, ce qui faciliterait la communication...
Contente de savoir qu'elle voit les esprits errants et que tout individu qui les voit ne sont pas forcément bien intentionnés, Rebbeca attend avec impatience son enseignante. Zlata, évidemment, en informe son mari.
Rebbeca rencontre la petite famille qui se promène par une belle journée ensoleillée à la fin du mois de janvier 2004. Les deux femmes se saluent et Zlata fait les présentations; Rebbeca trouve les enfants très attachants. Dušan Milošević dit à sa femme en russe : « La jeune demoiselle est sincère, tu peux lui faire confiance ! » Il continue la promenade avec les enfants, afin de laisser sa femme introduire sa nouvelle étudiante au métier. Heureusement, Carl Neely, possédé par Richard Gronewald, était alors en patrouille dans une voiture de fonction, quelques rues plus loin. Son frère est co-conducteur. Ils n'ont donc pas vu les deux passeuses d'âmes.
Rebbeca se montre être une bonne étudiante; d'ailleurs, par politesse, elle remercie Melinda de lui proposer d'être son enseignante, mais lui assure qu'elle saura se débrouiller. Zlata, par précaution, lui suggère de compléter son éducation à Brossard, où elle vit, les jeudis et les dimanches. Rebbeca accepte : elle n'aura qu'à se procurer des passages d'autobus du Réseau de transport de Longueuil (RTL). Cette précaution est nécessaire pour ne pas rencontrer Melinda Gordon-Lawrence. Cette dernière continue à fréquenter son amant Carl Neely, très contente de lui. La formation de la novice s'étend sur trois mois, à savoir de février à avril 2004.
Il n'est pas bizarre que Rebbeca Cahill a choisi le camp de Zlata. Son nom, comme l'explique Danijel Milošević à son frère lorsqu'il l'informa que sa femme s'occupe de la formation d'une jeune passeuse d'âmes, est significatif. Rebbeca dérive de Rivqha, qui signifie en hébreu « celle qui est rassasiée » ou encore « celle qui a eu ce qu'elle désirait ». Dans la Bible, Rebecca est la femme d'Isaac et la mère de Jacob et d'Ésaü. Son nom de famille désigne une colline (hill en anglais), une colline canadienne, pour un peu d'humour (puisque CA est le domaine Internet pour les sites gouvernementaux canadiens). Or, sur une colline, la vue porte plus loin que sur les rues plates... Elle est donc une bonne demoiselle, conclut Danijel.
Entre ses périodes d'apprentissage chez Zlata Eastman-Milošević, Rebbeca rencontre Carl Neely, alors qu'il patrouille en uniforme le quartier 20, avec son frère Pierre. Une fois, possédé par Milan Bogdanović, le policier lui lance au passage une remarque à allusion sexuelle... Son âme, elle, salue la jeune femme et s'excuse aussitôt du comportement de son corps possédé. « Habituellement, » ajouta-t-elle, « j'ai beaucoup plus de manières que ça, jeune demoiselle ! Je ne veux pas vous effrayer ! » Rebbeca salue le policier, malgré qu'elle trouve bizarre de parler à son âme et à son corps comme s'ils étaient séparés. Une fois que les agents de l'ordre se sont éloignés d'elle, l'âme de Carl Neely apparaît devant elle. Elle sursaute. L'âme bredouille tristement : « Désolé, je ne voulais pas vous faire peur. »
Rebbeca dit : – Monsieur Neely, puis-je vous poser une question ?
– Oui, posez-la.
– Pourquoi avez-vous accepté ces possessions ?
– Pour être honnête, c'est une longue histoire... Malheureusement, j'ai trompé ma femme avec Madame Melinda Gordon-Lawrence en décembre. Depuis, comme mes ancêtres et d'autres mauvais esprits ont influencé mon humeur, ils sont parvenus à posséder mon corps... Le problème est où, consciemment, je suis très confus lorsque je réintègre mon corps, ce qui est plutôt rare. Je me retrouve alors à être responsable d'actions qui ne sont pas miennes mais que j'ai fait miennes pour faire court. C'est pourquoi j'ai divorcé, car ce corps possédé a voulu tué ma chère épouse et mes enfants... Ces salauds profitent de cette location de mon corps pour en jouir dans tous les sens du terme... Malheureusement, je n'ai pas la force ni l'envie de leur résister; j'ai été faible, et bien, tant pis pour moi ! Voilà, vous voyez en direct un bateau qui fait naufrage et qui coule ! Voilà qu'il est réduit à être l'amant d'une femme mariée et à être alcoolique ! En bref, un vieux... pervers qui consomme beaucoup d'alcool ! Je m'étonne comment il n'a pas déjà perdu son emploi avec un tel comportement ! Désolé, Mademoiselle, pour mon vocabulaire inapproprié à vos oreilles chastes.
– Etes-vous sûr de ne pas pouvoir faire quelque chose ?
L'âme, pour toute réponse, tourne la tête en signe de négation. Elle disparaît de sa vue. Rebbeca revient chez elle, encore plus inquiète pour le policier.
Une fois, en mars, la passeuse d'âmes en formation rencontre à nouveau Carl Neely, cette fois lorsque son âme est dans son corps, ce qui est plutôt rare. Rebbeca lui confirme la présence des esprits errants autour de lui; il ne dit pas de commentaire. La conversation est tout à fait polie. Elle n'a rien à lui reprocher. Lorsqu'elle l'interroge au sujet de ses possessions, il évite d'y apporter une réponse, comme s'il ne sait pas de quoi elle parle. Ils se quittent sur ces mots. Rebbeca, intriguée, continue à l'observer de loin (elle ne peut pas se tromper, puisqu'il est le seul policier qui est aussi bien escorté par des esprits malintentionnés). Elle remarque que Carl Neely est trop influencé par les sombres esprits qui l'entourent, puisqu'au passage, alors qu'il pense que personne ne le voit, il entre dans un bar, pour en sortir une demi-heure plus tard, mais sans être ivre. Il continue sa patrouille comme si rien n'était. Sauf qu'il est possédé par Georges-Philibert De Frontenac. Son âme, elle, apparaît devant Rebbeca et lui dit : « Demoiselle, ne restez pas ici ! Je vous conseille de ne pas croiser son chemin ! » Rebbeca revient alors dans son appartement. Une fois entrée, l'âme de Carl Neely apparaît devant elle et dit : « Je remarque, Mademoiselle... »
– Rebbeca Cahill.
– ... que vous avez plus d'assurance. Qui vous a informé de votre don ?
– Madame Melinda Gordon... Sauf que je suis en formation chez Madame Zlata Eastman. Désolé, d'oublier le nom de famille de son mari.
– Madame Zlata Eastman-Milošević, épouse de mon ami ambulancier Dušan Milošević. Nous sommes amis depuis les études collégiales, seulement depuis mon divorce, je ne souhaite plus parler avec eux... J'ai trop honte de ma conduite... Je préfère mieux être six pieds sous terre plutôt que de les rencontrer!
– Je peux comprendre jusqu'à un certain point votre réaction... Mais êtes-vous conscient du danger dans lequel vous vous trouvez en acceptant ces possessions ? Pouvez-vous simplement revenir à vous-même ? Je ne comprends pas tout à fait votre situation, mais vous semblez seulement triste...
– En effet, ces possessions m'ont trop déprimé, je le reconnais. Sauf que j'aime trop Madame Melinda Gordon, ma belle sorcière... Tant qu'elle veut encore me voir, j'en profite ! Le seul dommage, c'est de ne pas en jouir corps et âme !
Et l'âme du policier disparaît de la vue de Rebbeca. Elle s'est promis de l'aider dans sa situation désespérée...
À suivre.