Vers le fond d'une mer infinie

Chapitre 1 : Sissel

4005 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/08/2023 09:34

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr :

Une bouteille à la mer (juillet août 2023)

 

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– I –

 

« On appelle ça une bouteille à la mer, » articula-t-il, laissant sa voix s’estomper dans un murmure.

Extirpant du petit bagage qu’il avait gardé tout ce temps fermement maintenu dans sa main un objet translucide, et qui contenait une petite liasse de feuilles maintenue repliée sur elle-même à l’aide d’une corde, il l’observa un instant, sans rien dire. La fraîcheur de la nuit ne semblait guère l’importuner, et il avait revêtu un manteau uniquement pour donner l’illusion de quelque chose, se fondre dans la masse des individus venus se promener sur le port, et ne pas attirer les regards.

« Certains envoient des messages pour qu’ils traversent le monde et atteignent un inconnu, par-delà les mers. Mais moi… »

Il soupesa l’objet, jaugeant la force qu’il lui faudrait mobiliser dans son bras droit pour le jeter entre les vagues, et le laisser valser au gré de l’océan.

« Je fais ça pour nous offrir une nouvelle vie. Une vie normale… »

Le coup partit tout seul, sans aucun effort perceptible. La bouteille, et le maigre message qu’elle contenait, s’envola subitement. Elle plana quelques secondes, et heurta la surface de l’eau, s’immergeant un instant ou deux avant que le goulot ne reparaisse. Des vagues vinrent la secouer, la promenant à droite et à gauche, avant qu’un rythme ne semble s’imposer, et que le message jeté à la mer ne prenne sa route.

« Quelqu’un trouvera ce message, peut-être. Quoi qu’il arrive, Sith viendra nous chercher. »

Il referma son manteau, me serrant contre lui. Je ne sentais pas la chaleur de son corps contre moi, mais celle du cuir doublé de coton suffisait à me maintenir à une température agréable et confortable. Je levai le nez en direction de son visage, puis du ciel qu’il fixait intensément, sans que je ne sache pourquoi.

« Je pourrai revivre, souffla-t-il, comme une prière qu’il adressait aux étoiles qui brillaient par-delà le firmament. Je pourrai revivre, Sissel. »

 

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– II –

 

Un rayon de soleil venant réchauffer mon petit corps me sortit de ma léthargie. Je m’étais, une fois de plus, endormi sur le petit coussin que m’avait disposé mon maître près de la fenêtre et, les heures passant, la chaleur traversant la vitre avait tôt fait de rendre ma sieste quelque peu désagréable. Ma mâchoire s’écarta dans un bâillement terrible qui ne suffit pas à me détendre, et je me levai et m’étirai, à la recherche d’un nouvel endroit où me coucher et où, je l’espérais, je n’aurais pas trop chaud.

Je trouvai mon salut en la forme d’un grand canapé sur lequel sommeillait mon maître, lui aussi. Étendu de part et d’autre du fauteuil longiligne, le haut de sa coiffure ainsi que ses pieds dépassaient de sa couche un peu trop petite pour contenir toute sa grande taille. Une main posée à l’arrière de la tête, la soutenant quelque peu, et l’autre sur son torse immobile, il semblait assoupi, tout comme je l’étais quelques instants plus tôt.

Dans un miaulement, je lui annonçai ma volonté de le rejoindre et, avant même qu’il ne m’adresse une réponse, je sautai avec légèreté à ses côtés, me frayant un chemin entre ses jambes pour rejoindre son large thorax, où je m’installai confortablement. Les pattes repliées sous mon corps, les coussinets ainsi bien au chaud, il ne fallut que quelques secondes pour que je retrouve les prémices de mon sommeil.

C’était sans compter sur son habitude de me caresser du bout des doigts lorsque je me retrouvais ainsi sur lui. Il délogea sa main gauche, sur laquelle je m’étais couché, s’excusant brièvement du dérangement, et la posa sur mon dos courbé. Tout naturellement, friand de ces marques d’affection, je commençai à ronronner de plaisir. Quoi de plus naturel pour un félin aussi sensible que moi, après tout ? Je me permis de m’étirer davantage, extirpant ma patte antérieure gauche de ma fourrure pour la lui adresser, touchant du bout des coussinets le bas de son menton imberbe.

Cela faisait cinq ans qu’il m’avait recueilli. Durant cinq ans, j’avais vécu à ses côtés, suivi tous ses faits et gestes dans la plus grande incompréhension, et sans jamais réellement savoir qui était réellement mon maître. Les humains étaient-ils tous d’aussi étranges individus ? J’ignorais comment répondre à cette interrogation. Car durant ces cinq longues années, au cours desquelles mon corps avait peu à peu changé – j’avais grandi, mon pelage de la couleur de la nuit s’était parsemé d’étoiles, mes vibrisses et mes griffes s’étaient renouvelées les unes après les autres tant de fois que je ne les comptais plus –, j’avais remarqué que le sien, en revanche, était identique à la silhouette que j’avais rencontrée ce jour-là.

Cinq ans plus tôt, alors que je n’étais qu’un petit chaton perdu, orphelin et affamé, à la recherche de quelqu’un qui saurait prendre soin de moi, j’avais rencontré mon maître. Je me souvenais de cris, de bruits très forts qui avaient fait trembler mon petit corps, et je revoyais encore celui qui deviendrait mon maître s’effondrer, face contre sol, et ne plus bouger. Je me souvenais m’être frotté à lui, dans l’espoir qu’il me remarque et me donne un peu d’attention, mais il ne bougeait pas. Et, après cela… C’était le néant.

Lorsque j’avais repris connaissance, je me trouvais dans un lieu inconnu, près de lui. Son corps se mouvait quelque peu étrangement, mais je n’y avais prêté nullement attention. J’étais en forme, bien nourri – je le sentais, j’avais davantage de forces qu’auparavant –, et je savais d’instinct que c’était grâce à lui. Je ne le quittai plus à compter de ce jour, et l’accompagnai où qu’il aille, quoi qu’il fasse. J’étais son compagnon de route, et il était mon sauveur, à qui je devais tout.

Voilà pourquoi je ronronnais le plus fort possible lorsqu’il me caressait, même très légèrement. Nous ne pouvions communiquer par des mots, mais je voulais lui transmettre tout l’amour que je lui portais. Lui, mon maître, m’avait sauvé d’une vie peu agréable, et je lui serai éternellement reconnaissant pour cela.

Et même si son torse ne se soulevait pas lorsqu’il respirait, même si je ne sentais pas son cœur battre dans sa poitrine, et même si aucune chaleur ne se dégageait de ces mains qui me caressaient affectueusement, je ronronnais de joie. Mon maître était spécial, et cela ne changeait en rien le fait que je l’aimais plus que tout.

« Sissel… »

Sa voix me surprit. Il parlait rarement, j’avais du mal à m’y habituer, et lui aussi vraisemblablement. Elle sonnait étrangement ; rauque, un peu noueuse, comme enrouée, même. Parfois, je m’imaginais qu’il ne savait pas comment produire ces sons que je comprenais, étrangement. J’avais très vite intégré mon prénom, Sissel, mais le reste de la langue des humains était parfois trop archaïque pour moi. Je lui miaulais en retour, lorsqu’il m’adressait la parole, mais il ne semblait pas entendre mes mots. Nous étions deux amis cohabitant malgré la barrière de la langue, seul mon prénom me parvenait par-delà le nuage de sons que j’interceptais difficilement.

« Pardon, je t’ai fait peur ? »

Il appuya davantage ses caresses, comme si cela allait dissiper ma surprise. Au contraire, il ne mesura pas la force avec laquelle il tirait mes poils fins, et cela me déplut. Irrité, je me levai, et m’éloignai de lui, sautant sur le dossier du canapé, et me plaçant ainsi en équilibre. D’un côté, mon maître qui se redressait et, de l’autre, le parquet poussiéreux couvert de poils et de saletés.

« Excuse-moi, je ne voulais pas… »

Il détourna le regard, et enfonça sa tête dans ses mains. Les lunettes de soleil qu’il revêtait sur son nez se soulevèrent légèrement, avant de rapidement revenir à leur place. Je ne l'avais, pour ainsi dire, presque jamais vu sans cette monture de verres pointus et sombres. Même enfermé dans notre appartement, il ne les ôtait. Je m'imaginais qu'il avait une maladie qui affaiblissait ses rétines mais, quelque part, je me doutais que la vérité était toute autre. J’inclinai la tête, clignai des yeux, et entamai une rapide toilette. Tout en donnant de brefs coups de langue sur ma patte antérieure droite – je commençais toujours par la droite –, je l’observai en silence.

C’était un homme bien étrange. Il bougeait très peu, et ne changeait jamais. Ses longs cheveux blonds coiffés gardaient constamment leur épi magistral qui avait dû faire sa fierté, et jamais n’avaient changé de couleur. Sa peau, au teint pâle, ni ne rougissait ni ne blanchissait, en aucune circonstance. Il était constamment vêtu de sa tenue rouge, ce que les humains appelaient « un costume trois pièces » – veste et pantalon raides de la couleur du sang, chemise soigneusement repassée aussi sombre que mon pelage, et une cravate blanche immaculée – et jamais il ne l’ôtait. Pourtant, il sentait toujours bon, un doux parfum dont j’ignorais tout des subtilités tant mon odorat n’était développé qu’en ce qui concernait les effluves naturelles et sauvages comme celles des proies que je chassais de temps à autre. La seule chose qui avait changé chez lui était l’anneau qu’il portait à l’annulaire gauche ; il l’avait ôté un jour, son visage tordu par la douleur, en m’expliquant quelque chose que je n’avais compris alors. Je ne l’avais plus jamais revu avec ce bijou sur son doigt dès lors.

Il restait là, assis sur ce canapé, ses chaussures de ville blanches comme la neige tapotant doucement le parquet, et tourna son visage dans ma direction. Ses lèvres se tordirent dans un étrange rictus, avant de s’entrouvrir de nouveau.

« Pardon si je t’ai vexé, murmura-t-il. Je ne voulais pas t’ennuyer. Je ne sais jamais si c’est suffisant. Tu ne dis rien, et je ne sens rien… »

Il soupira, détournant son regard éclipsé par les verres teintés de ma direction, le rivant à présent sur le sol.

« Je n’en peux plus de cette vie… »

Je le vis s’étendre de nouveau sur le dos, avant que son corps ne cesse de remuer. Il était souvent comme cela ; dans ces moments-là, j’avais beau miauler et me frotter à lui, il ne réagissait pas. C’était comme s’il dormait, mais une fois encore rien n’indiquait qu’il était vivant. Son torse ne s’élevait pas. Ses paupières ne frémissaient pas. Il était comme mort, lorsqu’il se couchait ainsi.

L’irritation première dissipée, je me permis de me rapprocher à nouveau de lui, et me couchai près de sa tête. Instinctivement, je m’imaginais que le contact de ma douce fourrure sur sa joue l’éveillerait, mais il n’en fut rien. Une fois encore, il était parti loin, très loin de moi, sans que je ne puisse le rejoindre dans cette cachette. Il arrivait que les objets de l’appartement remuent, lorsqu’il s’en allait ainsi. J’ignorais si ces deux phénomènes étaient liés, et cela ne me dérangeait pas plus que cela ; je m’assoupis à ses côtés, rassuré par sa seule présence près de moi.

 

Ce fut le mouvement de son visage qui me fit quitter le monde des songes. Les formes et les couleurs qui dansaient sous mes yeux laissèrent place à son regard fixé sur moi. En remuant afin de mieux m’installer, j’avais fait glisser ses lunettes loin de son nez, et il semblait ne pas l’avoir remarqué, pour l’instant. Mes yeux jaunes croisèrent les siens, d’un bleu intense, aussi clair que les belles journées d’été où il m’emmenait en promenade dehors.

Malgré sa sublime couleur, son regard était vitreux, comme celui des proies que je lui ramenais de temps à autre. C'était le regard d'un homme mort, littéralement. Un homme mort, mais qui vivait encore, d'une façon étrange. Depuis ce jour où nous nous étions rencontrés, mon maître avait toujours été différent des autres humains. Son cœur ne battait pas, son corps était froid, et pourtant il se mouvait. Il se levait, marchait, me prenait dans ses bras, et me câlinait, comme s'il était vivant. D’un éclat, la lueur de la vie brillait dans ses iris, avant de se dissiper de nouveau, quelques minutes plus tard, et de revenir. C’était là l’étrange particularité de mon maître.

« Sissel… »

Son murmure s’étouffa. Je miaulai en retour. Oui, je suis là, qu’y a-t-il ? Mais sa seule réaction fut de froncer les sourcils, et de rediriger son visage vers le plafond, qu’il scruta intensément, comme si un insecte s’y était perché et qu’il souhaitait l’attraper. Non, son regard se perdait bien au-delà des dalles de polystyrène grisâtres mal entretenues, mais mes courtes pattes ne me permettaient pas de m’y rendre moi aussi.

« Elle me manque tellement… »

Évoquait-il une fois encore le souvenir de cette personne dont il m’avait déjà parlé à plusieurs reprises ? Lorsqu’il l’appelait, je sentais dans le tremblement de sa voix qu’elle était plus qu’importante à ses yeux. Je m’imaginais qu’elle était pour lui ce qu’il était pour moi – une épaule sur laquelle se reposer lorsque l’on était assailli par ses peurs, un corps contre lequel se blottir lorsque l’on avait besoin d’une présence, un ami sur lequel compter lorsque l’on en ressentait le besoin. Quelque part, je devais me tromper. Cette personne était bien plus spéciale encore que ce que je m’imaginais.

« C'était une femme formidable, souffla-t-il. Elle a toujours été là pour moi. Elle croyait en moi. Regarde ce que je suis devenu maintenant qu'elle n'est plus là... »

Je frottai mes vibrisses à sa pommette, en laissant s’échapper un faible ronronnement. Je ne comprenais pas tous ces sons qu’il articulait, mais je comprenais que l’émotion le bouleversait. Si ma présence pouvait rendre cela supportable, alors j’espérais pouvoir l’aider ainsi.

« Un type détestable, pas complètement mort, mais pas vivant non plus. Un cadavre figé dans le temps et animé par un fantôme. Même si je voulais crever, je ne le pourrais pas. Tout ça à cause d’eux… et à cause de ça. »

Il plaça sa main sur son torse, à hauteur de son cœur. Que voulait-il dire par là ? Je l’ignorais. Cela devait avoir un lien avec le jour de notre rencontre ; quelque chose l’avait heurté à cet endroit-là de son corps, avant qu’il ne s’effondre. Il se pourrait que cela ait un lien avec l’état de son être tout entier, mais que pouvais-je réellement savoir ? Je n’étais qu’un chat, après tout.

« J’ai trouvé une issue… je crois. J’ai trouvé un homme, d’un gouvernement étranger. Mon fragment de la météorite l’intéresse, et mes pouvoirs aussi. En échange de ça, il pourrait m’offrir une nouvelle vie, une vie réelle. Je pourrai à nouveau vivre, vieillir, et mourir, comme si cela ne m’était jamais arrivé… »

Je levai la tête. Que voulait-il dire ? Je ne comprenais rien à tout cela.

« Et peut-être qu’enfin, je pourrai la retrouver… »

Se pourrait-il que cette femme à laquelle il tenait tant soit décédée ? Je décelai un sanglot dans sa voix, qu’il étouffait tant bien que mal. Me faufilant plus près de lui, je ronronnai de toutes mes forces, afin d’apaiser ce sentiment tourmenté qui le dominait. C’était ma tâche, en tant que fidèle compagnon félin. Depuis ce jour fatidique où ma vie avait changé, je me devais de rester à ces côtés pour l’épauler.

Son étreinte appelait mon réconfort, comme un véritable signal de détresse. Il me serrait un peu trop fort, mais je ne disais rien. Mon maître avait besoin d’aide, et j’étais là pour l’épauler.

 

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– III –

 

L’odeur salée du port nous accueillit, imprégnant nos corps de ce parfum iodé dont je peinerai à me débarrasser lors de mes prochaines toilettes. Dans le petit bagage où je me trouvais, et grâce auquel mon maître me promenait sur de longues distances, je partageais mon espace avec un petit objet bien étrange. C’était une fiole, une sorte de bouteille comme celles que balançaient les individus peu scrupuleux dans le parc lorsqu’ils en avaient vidé le contenu, mais au lieu d’être remplie d’un liquide malodorant et collant, elle gardait en elle une feuille de papier pliée, enroulée sur elle-même, et qui ne pouvait s’étirer dans un si petit espace clos. Le goulot de la bouteille était fermé par un bouchon, et doublement protégé. Mon maître avait préparé cela avant de me glisser dans le bagage, avec cet objet.

Il me transportait toujours dans cette petite caisse, qui ressemblait à un de ces sacs qu'il utilisait pour porter des documents. Il y avait percé des trous, pour que je puisse respirer, et avait glissé un petit coussin au fond pour que je puisse me détendre. Or, avec cette drôle de chose qui tintait en cognant la fermeture métallique du bagage, il m’était impossible de m’apaiser. Je donnai de vifs coups de patte sur la tête de la bouteille qui couinait en retour, et dont le bruit ne faisait que raviver la tension à l’intérieur de la boîte où nous nous trouvions.

Lorsqu’il s’arrêta, et que le balancement de la caisse s’interrompit, il nous déposa – le sac, la bouteille et moi – sur le sol, avant d’ouvrir la fermeture qui me retenait prisonnier de cet écrin. Il me prit dans ses bras, et me glissa sous l’épais manteau qu’il avait revêtu. Dehors, il faisait terriblement froid – l’hiver était rude, cette année encore – et, même si lui ne semblait sentir la fraîcheur du vent lorsqu’il soufflait, il me protégeait de ce souffle glacial en me serrant contre lui.

« Tu es mon plus cher ami, me murmura-t-il, enfouissant son nez dans ma fourrure. J'ignore ce que je ferais si tu n'étais pas là. »

Au loin, la lumière d’un phare guidait les navires qui s’approchaient du port de la ville où nous vivions. Je crus entrevoir les lueurs d’un immense bateau, mais il sembla qu’il ne se soit agi que d’étoiles clignotant au-dessus de la ligne d’horizon. Tous ces petits points là-haut, au dessus de ma tête, m’observaient, et je leur retournais la pareille dans un air de défi. Qui d’elles et de moi cèderait en premier ? J’espérais gagner.

« Je te promets de ne jamais t’abandonner, reprit-il alors, resserrant son étreinte sur mon petit corps. Où que nous mène cet homme, nous irons ensemble dans notre nouvelle vie. »

Je miaulai en retour. J’ignore ce que tu veux dire, mais je serai toujours là. Parfois, les maigres sons que je produisais ne suffisaient à lui transcrire tout ce que je ressentais.

Il me garda fermement près de lui, refusant de relâcher n’était-ce qu’un petit peu sa poigne. Accroupi, il plongea la main dans le bagage, et en tira cette bouteille avec laquelle je m’étais battu. Il l’avait soigneusement lavée et avait écrit une longue lettre, avant de glisser la feuille à l’intérieur, à travers le goulot.

« On appelle ça une bouteille à la mer, » expliqua-t-il alors.

Mon maître m’avait déjà raconté cela, à quelques occasions. Si j’avais bien compris ce qu’il m’avait dit alors, les humains envoyaient parfois des messages à travers les océans de cette façon. Mais à qui voulait-il faire parvenir celui-ci ? Mon maître était si seul, il n’avait que moi. Était-ce un appel à l’aide désespéré, tout comme le mien ce jour-là ?

Sa voix me parvint, murmurant de nombreuses choses que je ne comprenais pas. Il lança subitement l’objet dans la mer, et je le vis s’enfoncer entre les vagues, au loin. Je miaulai, lui demandant pourquoi jeter le travail sur lequel il avait passé tant de temps, et dans lequel il avait mis tant d’énergie. Il ne répondit pas, se contentant de refermer un peu plus son manteau sur moi, me maintenant au chaud.

« Sissel, me dit-il alors, quelqu’un trouvera un jour cette bouteille. C’est un appel au secours, pour que quelqu’un vienne me sauver de cette mer infinie où je m’enfonce jour après jour. Et si quelqu’un venait à comprendre mes sentiments… Si quelqu’un peut comprendre les sentiments d’un fantôme qui ne peut pas disparaître, alors peut-être que je renoncerai. »

Renoncer était un verbe que je ne connaissais que trop bien. J’avais failli, moi-même, abandonner tout espoir. Orphelin, sans personne pour veiller sur moi, j’avais réuni mes dernières forces dans cette rencontre avec ces individus. Un homme tenant une arme dans ses mains, prêt à tuer celui qui, en face, menaçait la vie d’une fillette innocente. Lorsque mon maître s’était effondré, il avait été le seul à tendre la main vers le chaton chétif que j’étais. Il m’avait sauvé. Et c’était à moi d’en faire de même, à présent. Vivant sans l’être, pas tout à fait mort, son existence même était une contradiction. Je voulais tout faire pour le libérer de ce fardeau. Il en aurait fait de même pour moi.

Je t’aiderai, lui miaulai-je. Laisse-moi lécher tes plaies et t’aider. Je t’offrirai une nouvelle vie, même si je dois y laisser les neuf qu’il me reste à vivre.

Nous regardâmes ensemble le firmament. Des étoiles filaient dans l’immensité d’encre. Je fis le vœu d’un jour gagner le pouvoir de l’aider. Peut-être les astres m’écouteraient-ils, et accèderaient à ma requête.

Et même si je devais y laisser mes neuf vies, je voulais extirper mon maître du fond de cet mer infinie vers lequel il sombrait tout doucement, jour après jour.

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