Vers le fond d'une mer infinie
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions.fr :
Une bouteille à la mer (juillet août 2023)
.
– I –
La douce brise nocturne soufflait, soulevant doucement les pans de ses vêtements. Malgré la fraîcheur des températures hivernales, il ne réagit pas, ne frissonna pas. Et pour cause : il ne sentait rien.
« On appelle ça une bouteille à la mer. »
Sa voix, qui lui était si étrangère, domina la mélodie sifflée par les vagues venant s’échouer en contrebas, léchant le béton et les brise-vagues aux formes si étranges. Bientôt, elle s’estompa et se fondit dans un silence assourdissant, qu’il détestait tant, mais qu’il ne pouvait se permettre de perturber.
Comme si cela pouvait apaiser cette irritation qui naissait de nouveau en lui, et à laquelle il s’était malheureusement accoutumé, il se pencha vers le sol où il posa doucement le petit bagage, dont la poignée avait laissé une vague marque rougeâtre au creux de sa main droite qui aurait tôt fait de disparaître. La gauche, quant à elle, restait près du corps, maintenant sous son manteau, et contre son torse muet, une petite silhouette qui tremblotait, victime du froid auquel lui se révélait insensible.
L’homme tira de cette petite valise une bouteille de verre transparent et teinté, dans laquelle se promenait un petit rouleau de papier, maintenu par une fine corde de chanvre qu’il avait soigneusement nouée un peu plus tôt. C’était, littéralement, une bouteille à la mer.
« Certains envoient des messages pour qu’ils traversent le monde et atteignent un inconnu, par-delà les mers, dit-il doucement. Mais moi… »
Son avant-bras se balança de haut en bas ; ce mouvement lui permit d’évaluer la force qui serait nécessaire afin d’envoyer sa bouteille dans l’océan. Jamais ses muscles n’avaient été mobilisés d’une telle manière, par le passé. Il n’était pas bon pour balancer des choses, si ce n’étaient ses rêves qu’il avait jetés au feu en même temps que sa vie avait changé du tout au tout, et dans le mauvais sens de l’expression.
« Je fais ça pour nous offrir une nouvelle vie, reprit-il dans un ton qui se voulait assuré, mais qui sonnait affreusement faux. Une vie normale… »
Son épaule remua, et seul le frottement du tissu du manteau témoigna de la puissance du coup qui partit. Les coutures semblèrent même déprécier d’être ainsi stimulées, mais ce fut tout. L’homme ne montra aucun effort, quand bien même la bouteille vola sur plusieurs mètres avant de plonger dans l’eau salée de la mer. Il la regarda vaciller, manquer de sombrer à quelques reprises, avant que le goulot n’affirmât sa volonté de ne pas rester submergé, et ne se balançât de droite à gauche au gré des vagues.
« Quelqu’un trouvera ce message, peut-être, murmura-t-il. Quoi qu’il arrive, Sith viendra nous chercher. »
Son bras droit vint serrer à son tour le petit corps qu’il gardait blotti contre le sien. Ses doigts cherchèrent instinctivement la tête, pour la caresser affectueusement, et lui permettre de respirer en entrouvrant le col du manteau de cuir doublé de coton. Le pauvre chat avait-il froid, ainsi coincé contre lui ? Le vent ne devait rien arranger pour lui, et il devait être frigorifié… Le nez levé vers le ciel parsemé d’étoiles et de constellations qui, elles aussi, ne changeraient jamais, il se perdit un instant dans ses pensées. Ses doigts, en suspens, ne touchaient plus la fourrure noire.
« Je pourrai revivre… »
Ses mots, comme une prière, semblaient atteindre le firmament. En réalité, il s’en doutait, c’était à peine s’ils dépassaient ses lèvres, mais il préférait se réconforter ainsi, pour ne pas sombrer.
« Je pourrai revivre, Sissel. »
.
– II –
Étendu de tout son long sur le canapé miteux qu’il s’était dégoté dans une ruelle quelques mois plus tôt, et qui témoignait de ce passé peu glorieux de par des taches disgracieuses qui ne partiraient jamais, Yomiel fixait le plafond. Tout du moins, c’était tout ce dont il avait l’air, le visage tourné vers le ciel obstrué par la construction humaine datant du siècle dernier, et déserté depuis une ou deux décennies à en constater l’aspect délabré qu’il revêtait aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.
En réalité, bien que < son corps > fût là, son esprit naviguait ailleurs. Le pourquoi du comment était encore quelque peu flou pour lui – bien qu’il eût de bonnes pistes pour répondre à tout cela –, mais il était certain qu’il se trouvait, en cet instant, dans le lustre rouillé qui surplombait la pièce, et avait dû l’éclairer avec élégance dans son ancienne vie. Son esprit dissocié de < son corps > errait, se déplaçait d’objet en objet, tant que ceux-ci fussent dotés de noyaux auxquels s’accrocher.
En tant que fantôme, il pouvait se rendre n’importe où. Il pouvait aussi bien se déplacer via les lignes téléphoniques qu’à travers des objets à mouvoir et, mieux encore, il avait la capacité de posséder des corps, vivants comme morts, et de les manipuler à sa guise tels des pantins qu’il utilisait afin de se déplacer plus aisément.
Et son < corps > était l’un de ces pantins.
Cela faisait cinq ans – à quelques semaines et mois près, il ne les comptait plus – qu’il se trouvait dans cet état. Un équivalent humain du chat de Schrödinger, qui avait oublié de prendre en compte dans son expérience de pensée l’aspect tortueux d’une telle existence. Un malheureux concours de circonstances l’avait conduit à cette vie, aussi insupportable fût-elle, et l’avait condamné à errer ainsi sous cette forme, aussi paradoxale fût-elle.
Il n’était alors qu’un jeune prodige de l’informatique à qui souriait l’avenir, un ingénieur prometteur à qui avait été confiée la tâche de développer un système impénétrable au cœur duquel seraient abrités tous les secrets du gouvernement. Une fuite des données avait tourné les soupçons sur sa personne et, après une arrestation et un interrogatoire aussi musclés que tortueux, il s’était enfui. Dans sa panique, il avait pris en otage une gamine qui jouait dans le parc – oh, comme la peur faisait faire des choses terribles et insensées ! – et, tandis qu’il s’opposait à cet homme venu l’arrêter…
Il revint soudainement à lui, retournant instinctivement dans son < corps >, ancrant son âme au noyau qu’il constituait. Le qualifier de « cadavre » aurait été bien plus approprié pour être honnête car, après tout, il n’y avait plus rien de vivant là-dedans. Le souvenir de cet instant bref et fatal avait provoqué chez lui un accès de panique comme il en vivait quelquefois, et que seule la sensation d’être encore quelqu’un semblait apaiser. Ça, et le simple fait de caresser du bout des doigts son compagnon d’infortune, venu se coucher sur son torse. Délogeant sa main sur laquelle s’était installé le chat avec qui il partageait son quotidien, il la glissa le long de la fourrure courte, et devina à la mine apaisée du félin qu’il ronronnait.
Bien qu’il ne respirât pas, bien que son cœur fût immobile, Yomiel se sentait exister. C’était une bien étrange sensation, pour un fantôme qui avait acquis ces pouvoirs étranges et étrangers grâce au fragment de météorite qui s’était logé dans son torse ce jour-là. Tombée du ciel, la comète s’était scindée, et l’un de ces morceaux propulsés à une vitesse phénoménale avait fini sa course dans son cœur, le tuant sur le coup, et lui offrant une seconde existence fantomatique.
Il avait fini par comprendre tout cela avec le temps. En cinq ans de vie aux côtés de ce chaton errant qui avait été son vaisseau peu après avoir repris connaissance, sous un aspect bien moins palpable, Yomiel avait peu à peu lié les pièces du puzzle entre elles. Dans le même temps, ses facultés s’étaient développées ; il était peu à peu devenu capable de manipuler de plus grosses créatures, dont des humains, vivants comme morts. Et c’était ainsi qu’il avait reparu, déplaçant son < corps > comme s’il était vivant, marchant aux côtés d’individus tout à fait normaux, dans cette ville tout à fait normale…
Mais quand bien même il errait dans ce monde, pas complètement vivant ni complètement mort, jamais il ne pourrait vivre à nouveau, comme avant cet incident. Ce jour-là, il n’avait pas seulement perdu la vie. Il avait aussi perdu la seule personne à laquelle il tenait. Une femme formidable, à qui il avait promis un amour éternel, qu’il avait tant hâte d’épouser officiellement, et dont le nom avait été transmis à cette petite créature féline qui s’était à présent couchée sur < son > torse et étirait la patte dans sa direction, la posant délicatement sur son menton bien qu’il ne sentît rien de tout cela.
« Sissel… »
Le murmure lui avait échappé. L’émotion l’avait gagné, et il avait agi presque instinctivement, appelant à lui le souvenir de ce doux visage qui n’était plus. Quelques temps après l’annonce de sa mort, elle s’était suicidée, laissant derrière elle un corps rigidifié par la mort et un simple message. Amnésique, il avait tardé à se remémorer ce regard qui le dévorait d’amour lorsqu’il l’invitait au restaurant, et cette voix cristalline qui avait tendrement murmuré son prénom lorsqu’il s’était agenouillé face à elle, une bague dans le creux de la main pour la glisser à son annulaire. Lorsque le souvenir lui était revenu, il s’était empressé de retrouver son cadavre inviolé à la morgue, et de le posséder, pour la retrouver – mais il était trop tard, et le mal était fait. Son adorable Sissel n'était plus. Il était seul, terriblement seul…
Le chat noir miaula. Yomiel releva légèrement la tête, la tournant dans la direction de ce petit visage anguleux qui le scrutait de ses yeux jaunes, comme l’aurait fait n’importe quel humain vivant dans une telle situation.
« Pardon, je t’ai fait peur ? »
Il ne parvenait à se faire à cette absence de sensation. Ses doigts se resserrèrent, et il appuya un peu plus ses caresses. Les chats n’aimaient-ils pas cela ? Il l’ignorait, il n’en avait jamais eu pour compagnon jusqu’à ce Sissel qui, d’ailleurs, se releva, et alla se percher sur le dossier du canapé, le toisant de sa hauteur gagnée, plissant ses yeux en amande, sans rien dire. Le silence pesant fit naître en Yomiel un profond sentiment de mal-être, et de culpabilité. Une fois encore, il avait blessé quelqu’un de ces mains odieuses qu’il ne pouvait que constater de son regard à la fois intérieur et extérieur. Il soupira, et changea son < corps > de position pour s’assoir sur ce canapé vieilli, les semelles de ses chaussures blanches immaculées heurtant le parquet moisi dans un léger bruit qu’il perçut à peine.
« Excuse-moi, articula-t-il en croisant le regard de Sissel, je ne voulais pas… »
Il détourna les yeux, embarrassé par le jugement que semblaient exprimer ceux du chat, et passa ses mains sur son visage. Les lunettes de soleil qu’il revêtait sur son nez se soulevèrent légèrement, avant de rapidement revenir à leur place. Il les gardait nécessairement, et en toutes circonstances ; elles cachaient son regard d’homme mort, celui qu’il constatait quelquefois dans le reflet que lui renvoyait le miroir fêlé de la salle d’eau, qu’il ne voulait pas que les autres vissent. Lorsqu’il animait son corps, il semblait tout à fait vivant, mais à bien y regarder les détails étranges s’accumulaient. Il ne respirait pas, son cœur ne battait pas, il ne pouvait être blessé car les plaies se refermaient aussitôt, ses cheveux blonds n’avaient pas poussé d’un centimètre depuis tout ce temps, et aucun signe de vieillesse n’avait commencé à creuser son visage.
Le chat se doutait-il de l’incongruité de l’existence de son maître ? N’avait-il pas conscience de combien cet homme qui prenait tant soin de lui était anormal ? À constater l’affection qu’il semblait lui porter, il n’en était rien, et cela rassurait quelque peu Yomiel. Même si son existence était contradictoire, il était là, et ce chat semblait heureux de tout cela. Il y avait du bon dans cet océan de malheur, dans un sens…
Il releva légèrement la tête, inclinant son visage en direction du félin qui avait entrepris une toilette intégrale de son pelage, et qui frottait avec force le sommet de son crâne à l’aide de sa minuscule patte duveteuse. Sissel avait pris de l’âge, cela se voyait aux étoiles qui parsemaient sa fourrure aussi noire que les nuits sans lune, et le constater à chaque nouveau poil blanc qui apparaissait serrait le cœur de Yomiel. Lui seul était éternel. Tôt ou tard, il viendrait à perdre son seul et unique ami lorsque la mort viendrait le chercher à son tour…
« Pardon si je t’ai vexé, murmura-t-il alors à l’attention du félin impassible. Je ne voulais pas t’ennuyer. Je ne sais jamais si c’est suffisant. Tu ne dis rien, et je ne sens rien… »
Les yeux jaunes s’entrouvrirent, les coussinets se posèrent de nouveau sur le dossier. Un coup de langue parcourut ses babines, et le bout de cette dernière resta légèrement sorti, coincé entre les incisives sans que cela ne dérangeât Sissel. Yomiel détourna le regard dans un soupir las. Il ne pouvait plus le dévisager ainsi. Il n’en avait plus la force. Seul le sol poussiéreux était digne d’un individu aussi pitoyable que lui.
« Je n’en peux plus de cette vie… »
Sa seule solution, dans les moments de désarroi aussi intense que celui qu’il traversait à cet instant-là, était la fuite. Il étendit de nouveau son corps sur le divan, laissant une fois encore ses pieds et le sommet de son crâne dépasser de part et d’autre, et fixa à nouveau le plafond moisi et désossé par endroits. Lâchant prise sur le noyau que constituait son corps, il laissa son esprit s’échapper de cette prison de chair inanimée, à la recherche du prochain objet à posséder, jusqu’à atteindre une cible lointaine – n’importe où, tant que ce fût loin de ce qui lui rappelait sa condition et sa situation. Là-bas, au moins, il ne hanterait plus le cadavre qui lui servait de corps.
Il porta une dernière fois son attention sur la pièce qu’il venait de quitter. Doucement, Sissel s’approcha de < lui > et s’installa près de < sa > tête. Le pauvre chat devait sûrement ronronner désespérément, sans savoir que jamais les vibrations de son petit corps n’atteindraient son maître…
Yomiel se précipita hors de cette pièce de malheur, loin de cette scène pitoyable qui ressemblait à tant d’autres dont il avait été témoin par le passé. Il avait une idée, et une piste. Pour une fois, le faible éclat d’un vain espoir l’animait, le leurrait.
L’avantage, lorsqu’on était un fantôme, c’était que l’on n’avait plus rien à perdre.
De noyau en noyau, remontant les lignes téléphoniques et autres connexions qui pouvaient le rapprocher au mieux de sa destination, Yomiel avait trouvé ce qu’il cherchait. Pour une fois, cet espoir n’était peut-être pas vain. L’homme avait répondu, il semblait conquis par ses promesses. Le prix à payer était correct, pour la récompense réclamée…
Lorsqu’il revient à < lui >, reprenant possession de ce corps figé dans le temps, qui ne cessait de se régénérer, et qui ne lui retransmettait plus aucun sens, il bougea instinctivement la tête. Un vestige de son humanité, de l’époque où ce cadavre était vivant, révolue et à laquelle jamais il ne reviendrait. Sissel remua, et croisa < son > regard, sans rien dire. Se doutait-il que son maître était présent dans ce réceptacle de chair, en cet instant ? Yomiel avait déjà vu ce à quoi ressemblait son corps, lorsqu’il l’habitait. On disait que les yeux étaient les miroirs de l’âme ; les siens brillaient d’un soupçon de vie, qui se dissipait au terme des quatre minutes qui lui étaient accordées, lui rendant cet air mort qu’il aurait dû garder éternellement.
Quatre minutes, c’était le temps qui lui était accordé pour que son corps revécût encore et encore le moment précédant sa mort, celui où ce fragment de météorite, s’étant détaché du reste du corps céleste, vint se loger dans son cœur, l’arrêtant net. < Son > corps revenait à cet état d’avant son décès et, figé dans le temps, restait immuable face au passage du temps, grâce au fragment – ce même fragment, qui avait donné à son fantôme, au vestige de son âme, ces pouvoirs de manipulation, des morts comme des vivants.
Ce même pouvoir qui s’était révélé inutile face à la douloureuse réalisation que Sissel était morte.
« Sissel… »
Il appela, en vain, le prénom de sa défunte fiancée. Une femme splendide, aux côtés de laquelle il s’était imaginer couler des jours heureux, et pourquoi pas fonder une famille lorsque l’envie viendrait. La seule personne en qui il aurait pu avoir aveuglément confiance, et dans les mains de laquelle il aurait laissé sa vie s’il le fallait, et dont il avait brisé le cœur, avant de mettre un terme à son avenir, qu’il avait imaginé si radieux.
Ce fut à peine si, plongé dans les souvenirs, les remords et la tristesse, il entendit le félin miauler ; il avait cru être appelé par son maître, mais il n’en avait été rien, en réalité. Les grands yeux jaunes se levaient vers lui, les oreilles se tournaient dans sa direction, mais ce n’était pas lui dont il souhaitait entendre la réponse. Non, jamais elle ne lui répondrait. Car Sissel était morte de chagrin, par sa faute.
Les dalles du plafond accueillirent son regard, une nouvelle fois. Pourtant, il ne les observait pas. Il se projetait bien plus loin, dans les méandres de ses souvenirs, de ces années de bonheur en sa compagnie, et des cinq années de souffrance et de solitude qui s’étaient écoulées depuis ce jour fatidique où le monde l’avait cru mort. Si en ce jour il s’était trouvé ailleurs, Sissel serait encore là, à ses côtés, souriant et riant de sa voix si douce et éclatante, replaçant ses longs cheveux blonds derrière son oreille de ses doigts blancs si fins…
« Elle me manque tellement, murmura-t-il, retenant à peine cet automatisme que ne perdait son esprit, même après tout ce temps – il préféra alors s’adresser à son compagnon félin, c’était toujours plus agréable d’avoir une présence à laquelle confier son désarroi. C’était une femme formidable, elle a toujours été là pour moi. Elle croyait en moi. »
Il eut un tremblement dans sa voix. C’était toujours une étrange sensation que de voir < son > corps retranscrire aussi fidèlement des émotions, alors qu’il ne les éprouvait plus physiquement. C’était son esprit, seul, qui ressentait tout cela et qui, par la force de ce pouvoir étranger, les traduisait à travers son vaisseau.
« Regarde ce que je suis devenu, maintenant qu’elle n’est plus là, soupira Yomiel, ignorant la douceur avec laquelle Sissel se frottait contre sa joue, probablement en ronronnant. Un type détestable, pas complètement mort, mais pas vivant non plus. Un cadavre figé dans le temps et animé par un fantôme. Même si je voulais crever, je ne le pourrais pas. Tout ça à cause d’eux… et à cause de ça. »
Il plaça sa main sur < son > torse, à hauteur de < son > cœur. Cette foutue météorite… Il allait enfin en tirer du bon, après tout ce temps.
« J’ai trouvé une issue… je crois. J’ai trouvé un homme, d’un gouvernement étranger. Mon fragment de la météorite l’intéresse, et mes pouvoirs aussi. En échange de ça, il pourrait m’offrir une nouvelle vie, une vie réelle. Je pourrai à nouveau vivre, vieillir, et mourir, comme si cela ne m’était jamais arrivé… »
Surpris par cette soudaine déclaration vive en émotions, Sissel releva la tête. Yomiel ignora la larme qui venait glisser le long de sa joue. C’était étonnant que son corps pût encore pleurer.
« Et peut-être qu’enfin, je pourrai la retrouver… »
Le chat se releva sur ses quatre pattes, et se rapprocha un peu plus encore de lui. Instinctivement, Yomiel le serra contre son corps. Peut-être que, s’il le désirait suffisamment, le fragment d’étoile filante logé dans < son > cœur lui accorderait un vœu. Celui de, pour une fois, sentir la chaleur du petit corps blotti contre le sien, et qui ronronnait de toutes ses forces comme pour le rassurer.
.
– III –
L’écho du pas décidé de Yomiel se répercutait çà et là, donnant l’illusion de nombreux hommes avançant au cœur de la nuit, alors qu’il était seul, avec ses pensées et son compagnon de route.
Il avait revêtu un long manteau de cuir, pour donner l’illusion de ressentir le froid et d’une tentative pour s’en prémunir. Ainsi, il se fondait mieux dans la masse – bien qu’il fût quelque peu handicapant d’être affublé d’une telle coiffure, reconnaissable entre mille, mais à laquelle il ne pouvait malheureusement plus rien faire désormais – et attirait moins les regards. Dans sa main droite, une petite mallette, un porte-document assez large qu’il avait bricolé afin d’en faire une caisse de transport pour Sissel. Le pauvre chat aimait peu les lieux fréquentés, et lorsqu’il avait fallu l’emmener chez le vétérinaire, Yomiel s’était quelque peu réjoui de ne pouvoir sentir la violence de ses griffures. En étant ainsi enfermé, il ne protestait pas, et c’était pour le mieux.
S’il avait été vivant, il aurait pu humer le doux parfum iodé du port, mêlé aux effluves humides de la nuit, lorsque la rosée s’était posée sur le métal et les plantes, donnant à la lumière de la lune cette saveur si particulière qu’il avait tant appréciée. L’hiver était bien installé, en témoignait le givre luisant sur la coque des bateaux, et le grognement enroué d’un chariot élévateur à fourches qu’un docker tardif ramenait dans un hangar. Sissel avait-il assez chaud, dans sa caisse ? Yomiel espéra que le pelage épais du chat le prémunissait contre le froid hiémal.
Il cessa sa marche au bord de la jetée, là où personne ne le verrait, et posa délicatement la boîte de transport au sol, avant de l’entrouvrir. Sissel n’opposa aucune résistance, et se laissa porter. Yomiel savait combien il aimait cela ; lorsqu’il pouvait reposer ses pattes antérieures sur son avant-bras, et gardait son corps arrondi, la main opposée de son maître se glissant dans le bas du dos, maintenant les pattes postérieures bien en place, le félin lui adressait toujours un regard affectueux, le remerciant presque de cette petite promenade à une belle hauteur du sol. Avant même que le vent ne pût se lever, il s’empressa de glisser la boule de poils sous le manteau, contre lui. Au moins, là, il serait protégé des agressions du froid, et tant pis si sa veste écarlate se retrouvait parsemée de poils noirs.
« Tu es mon plus cher ami, articula Yomiel, enfouissant son nez dans la fourrure de Sissel, bien qu’il ne pût sentir combien c’était agréable. J'ignore ce que je ferais si tu n'étais pas là. »
Le chat leva la tête, observant les étoiles – il sentit sa tête remuer, et devina ses beaux yeux grand ouverts, parsemés des lueurs que reflétaient ses prunelles aussi obscures que le ciel d’encre.
« Je te promets de ne jamais t’abandonner, reprit-il alors, resserrant son étreinte autour du petit corps. Où que nous mène cet homme, nous irons ensemble dans notre nouvelle vie. »
Un faible miaulement lui parvint en retour. Sissel semblait exprimer sa gratitude de ne pas être laissé derrière. Comment pourrait-il lui faire un tel affront ? C’était grâce à lui qu’il avait pu tenir bon durant tout ce temps…
Sans lâcher, même un tout petit peu, son fidèle compagnon, Yomiel s’accroupit, et saisit à l’aveugle la bouteille qu’il avait apprêtée, et transportée dans le sac. Il l’avait trouvée dans la rue, posée là par un individu peu scrupuleux qui n’avait pas eu envie de faire l’effort de la jeter à la poubelle – tant mieux pour lui, dans un sens. Soigneusement nettoyée, elle brillait presque ; à travers le verre fumé et verdâtre, on devinait la lettre qu’il avait glissée à travers le goulot.
C’était par une lettre que son histoire avec Sissel avait commencée. Habitué du café où elle travaillait, il y avait passé de longues heures, préférant admirer la grâce de ses mouvements tandis qu’elle servait les clients plutôt que de boire son moka, qui finissait toujours froid et insipide. Lorsqu’il eut pris la décision de faire le premier pas, il lui avait rédigé un petit mot mais, à force de relectures, il avait plutôt choisi le format d’une lettre, plus complet et moins sommaire, qu’il avait ensuite glissée sous la tasse en attendant qu’elle la ramassât. Elle lui avait répondu quelques jours plus tard, glissant un petit bout de papier plié en deux dans la coupelle accompagnant la tasse de café. Le mot, sommaire, lui indiquait un lieu et une heure de rendez-vous. La suite n’avait été que de longues journées de douceur et d’affection…
Il s’était découvert, grâce à elle, une passion pour l’écriture et les lettres. Il avait lu, aussi, beaucoup. La bibliothèque de Sissel croulait sous le poids des livres. Il lui rédigeait des petits mots chaque matin, avant d’aller travailler, et les glissait ici et là – à côté de la bouilloire qu’elle utilisait pour préparer son thé, dans la coupelle des clés de l’appartement, dans la poche gauche de son manteau, devant sa brosse à dents… Dans un ultime hommage à celle qu’il avait tant aimée, il avait couché ses sentiments sur ce papier, et écrit une longue lettre, dans le vain espoir que quelqu’un la trouvât, et comprît ce que pouvait ressentir un cadavre ambulant.
« On appelle ça une bouteille à la mer, » expliqua-t-il alors à l’attention du chat qui le fixait sans rien comprendre à ce qu’il s’apprêtait à faire.
Cette expression idiomatique relevait plusieurs sens, et c’était là toute sa beauté. Au sens littéral, il s’agissait d’une bouteille contenant un message, que l’on envoyait naviguer à travers l’océan, que ce fût pour demander de l’aide, ou bien pour adresser un mot à une personne inconnue. Au figuré, il n’était qu’un appel à l’aide, un cri qui ne trouverait d’oreille pour l’entendre, une supplique solitaire que nul ne saurait apaiser.
Dans le cas de Yomiel, cet objet revêtait les deux sens à la fois. C’était à la fois un message à lire, et un appel perdu dans l’immensité de ce monde qui ne lui prêterait plus jamais attention. Mais si quelqu’un trouvait sa lettre, la lisait et comprenait ce qu’il pouvait ressentir… Alors peut-être… Peut-être…
Il jeta la bouteille, de toutes les forces qu’il pouvait mobiliser dans ce bras droit. Elle fila silencieusement, portée par cette énergie mécanique fulgurante, et heurta la surface de l’eau. Les reflets de la lune luisaient sur le verre bercé par les vagues.
« Sissel, quelqu’un trouvera un jour cette bouteille, déclara-t-il, de cette voix toujours aussi étrangère à ses oreilles, comme si le félin pouvait comprendre tout ce qu’il disait. C’est un appel au secours, pour que quelqu’un vienne me sauver de cette mer infinie où je m’enfonce jour après jour. Et si quelqu’un venait à comprendre mes sentiments… Si quelqu’un peut comprendre les sentiments d’un fantôme qui ne peut pas disparaître, alors peut-être que je renoncerai. »
Ce qu’il s’apprêtait à faire, pour pouvoir entamer cette nouvelle vie sans plus aucun regret, était impardonnable. Mais il était prêt à payer ce prix. Se venger de toutes ces personnes qui l’avaient condamné à errer dans ce corps, sous cette forme, était un objectif auquel il ne pouvait renoncer tant qu’il n’aurait pas la certitude qu’au moins une personne dans ce bas-monde compatissait, sans s’apitoyer sur son sort.
Sissel miaula. Yomiel le caressa doucement. Là-haut, dans le ciel, les étoiles brillaient intensément, et veillaient sur eux. La lune, pleine et ronde, souriait doucement, baignant leurs visages de sa figure pâle parsemée de cratères gris. Le bruissement du vent, et celui des vagues venant s’échouer sur la jetée, les berçaient.
Quant à lui, il se sentait jour après jour sombrer, toujours un peu plus profondément, au cœur d’une mer infinie de tristesse et de solitude.