De feu et de braise (Diluc x Varesa)
Le soleil baignait la vallée d’une lumière chaude et dorée, et le village du peuple des Sources vibrait déjà d’animation lorsque Chasca et moi sommes arrivés sur les lieux de la fête. Des nuées de vapeur montaient lentement des bassins, diffusant dans l’air une odeur mêlée de roche chaude et de fleurs. Au-dessus de l’eau, des lanternes de papier oscillaient au gré du vent, tandis que les villageois, en tenues de bain éclatantes, nous accueillaient avec des sourires francs et curieux.
Je n’ai jamais été gêné par l’idée de me montrer en maillot de bain. La pudeur n’était pas un fardeau que je portais, et mon corps était un outil affûté par les combats, sans coquetterie. Pourtant, alors que tous les regards se tournaient vers moi, leur reconnaissance me semblait… déplacée. J’étais ici pour une cause, pas pour faire sensation.
Et surtout, il y avait Chasca.
Collée à moi comme une ombre. Toujours trop proche, toujours trop consciente de l’effet qu’elle produisait. Sa beauté n’était pas discutable — sa silhouette sculptée, ses gestes assurés, son port altier — mais elle n’éveillait en moi aucune flamme. Juste une tension sourde. Je voulais garder les idées claires, et surtout, qu’aucun regard extérieur ne se méprenne sur notre relation. Nous n’étions pas un duo. Pas un couple. Nous étions des émissaires, rien de plus.
Je fis un effort pour respirer calmement. Ma priorité était claire : parler avec Mualani. Établir une stratégie. Rassembler les forces de Natlan contre l’Abîme avant qu’il ne soit trop tard.
Alors je l’ai vue.
Varesa, suivie de près par Mualani, fit son apparition en contrebas, leur silhouette se découpant dans la lumière vaporeuse comme une scène figée dans l’éclat d’un souvenir. Elle portait un maillot de bain triangle rouge corail, plutôt sobre comparé à ceux des autres, mais qui soulignait harmonieusement ses formes sans chercher à attirer l’attention. Et pourtant… c’était précisément cette simplicité qui la mettait en valeur. Elle était comme une étincelle incongrue dans ce paysage, une note discordante et pourtant parfaitement juste.
Je détournai les yeux, mais trop tard. Quelque chose en moi avait vacillé.
- On dirait qu’elle a déniché une vieille collection oubliée au fond des rayons, murmura Chasca, moqueuse.
Je ne répondis pas. Mon poing se serra doucement sous l’eau.
Nous avons rejoint l’un des bassins principaux, où Mualani nous proposa de partager un bain de bienvenue avant de discuter plus formellement. Je n’aime pas les bains partagés. Je n’aime pas les lieux où mes défenses doivent tomber, même symboliquement. Mais ici, l’ambiance était trop différente pour se permettre de refuser. Et puis… Mualani semblait sincère. Et compétente.
L’eau était chaude, presque brûlante, mais apaisante. Le murmure des conversations, les rires au loin, le chatoiement de la lumière sur les flaques thermales, tout contribuait à une forme de relâchement… trompeuse.
Chasca était assise trop près de moi. Encore. Je n’avais pas bougé. Mais chaque fibre de mon corps me hurlait que je voulais plus d’espace. Et quand Varesa entra à son tour dans le bassin, je dus me forcer à ne pas la regarder trop longtemps.
Elle était là. Si proche. Et pourtant, hors d’atteinte. Elle s’assit dans l’eau avec un petit bruit d’éclaboussure, visiblement maladroite et mal à l’aise, les joues empourprées autant par la chaleur que par la gêne d’être si peu vêtue. Ses cornes penchaient légèrement en avant, comme pour se faire oublier. Je me surpris à sourire malgré moi.
Après un long moment dans l’eau, Mualani nous proposa de changer d’ambiance. La chaleur commençait à me peser, malgré son effet relaxant. Autour de nous, quelques villageois riaient, plongeaient, s’aspergeaient d’eau dans une atmosphère bon enfant. Je gardais les bras croisés, tentant de rester concentré malgré les éclaboussures. Varesa s’était timidement éloignée, barbotant à quelques mètres à peine, ses gestes prudents trahissant sa gêne d’être aussi peu vêtue. Un enfant l’éclaboussa accidentellement et elle fit un bond hors de l’eau, ses cornes manquant de percuter une lanterne suspendue. Un éclat de rire sincère m’échappa, vite étouffé. Mualani, visiblement hôte attentive, nous invita ensuite à découvrir le buffet dressé un peu plus loin. Je n’avais pas faim. Mon estomac était noué. Et les piques de Chasca me revenaient en boucle.
« Elle va tout manger, tu vas voir. » « Avec une telle réserve d’énergie, pas étonnant qu’elle soit toujours en train de sautiller. » « Elle connaît la notion de modération ? »
Je savais que ces remarques n’étaient pas anodines. Et elles m’irritaient. Pas seulement parce qu’elles visaient Varesa, mais parce qu’elles n’étaient pas justes. Et je déteste l’injustice.
Je me suis contenté d’un verre de jus de pomme. Je tenais à rester lucide. Il ne s’agissait pas d’une fête pour moi, mais d’un terrain de négociation. Et pourtant… pourtant, même sans alcool, je me sentais vaciller.
Varesa, de son côté, ne se privait pas. Elle riait, mangeait avec entrain — surtout les champignons fumés, étrangement prisés ici — et semblait de plus en plus détendue. J’aurais pu croire à une simple bonne humeur… si son attitude n’avait pas changé avec moi. Quelque chose en elle semblait différent, moins retenu, plus audacieux.
Elle m’effleurait le bras en parlant, se penchait vers moi pour chuchoter des bêtises, posait sa joue contre mon épaule quelques secondes avant de se redresser comme si de rien n’était. Je ne savais plus où me mettre. Mon corps se tendait. Pas de peur. Mais de trouble.
Elle était si... différente. Moins timide. Plus directe. Et cela me désarmait.
Lorsqu’elle prit la parole devant Mualani, pour expliquer une ébauche de plan contre l’Abîme, je fus le premier surpris. Ses mots étaient simples mais justes. Clairs. Stratégiques. Et lorsqu’elle remit sèchement Chasca à sa place après une remarque de trop sur son appétit, j’eus envie d’applaudir. Mualani rit. Moi, je la regardai autrement.
Lorsque Varesa se leva brusquement, je sentis tout de suite que quelque chose n’allait pas. Son regard avait changé. Elle ne disait rien, mais ses gestes trahissaient une agitation nouvelle. Elle ne prit même pas le temps de s’excuser ou de prévenir qui que ce soit — elle s’éclipsa d’un pas un peu trop rapide, sa silhouette s'effaçant bientôt entre les rochers. Je crus d’abord qu’elle cherchait simplement un peu de solitude, peut-être déroutée par la chaleur, ou par autre chose. J’avais l’intention de rester, de continuer les échanges avec Mualani. Mais celle-ci posa une main sur mon bras.
- Tu devrais la suivre. Elle a besoin d’air… et peut-être de toi.
J’ai hésité. Puis j’ai obéi.
Je l’ai retrouvée plus loin, seule dans un autre bassin, plus petit, presque caché par des rochers. Elle fixait le ciel sans rien dire, les bras écartés sur les bords du bain, la tête légèrement inclinée. Son maillot, plus simple que ceux des autres et d’un rouge corail discret, tranchait avec ce qu’elle portait habituellement. De plus près, je constatai qu’il lui allait encore mieux. Il mettait en valeur ses courbes avec une franchise déconcertante, sans provocation. Et cette couleur — ce rouge que j’affectionne tant — semblait faite pour elle. Elle ne s’en rendait probablement pas compte, mais il y avait quelque chose d’étrangement harmonieux dans cette combinaison de simplicité, de couleur, et de naturel. Et à cet instant précis, elle avait quelque chose de... magnétique.
Je me suis assis à côté d’elle, à une distance que je jugeais respectable. Mais elle s’est rapprochée.
- C’est joli ici, hein ? a-t-elle murmuré, la voix ensommeillée. T’as déjà vu des nuages comme ça ? On dirait des flans...
J’ai hoché la tête. Je n’étais plus certain de savoir parler.
Elle se tourna lentement vers moi. Ses yeux roses semblaient briller d’un éclat mouillé. Pas de larmes. De chaleur. Et peut-être autre chose. Elle posa une main sur mon genou, doucement.
- T’es gentil, Diluc. Et t’es trop mignon quand tu fais semblant d’être sérieux.
Elle se pencha. Trop près. Son front frôla le mien. Mon cœur s’arrêta une seconde.
- Je me demande si t’embrasses aussi bien que t’as l’air de te battre.
Je ne savais pas si elle plaisantait. Et je ne voulais pas le découvrir. Sa remarque, si inattendue, me laissa un instant sans voix. Un trouble glacial me traversa, mêlé à une gêne aiguë — comme si elle venait de franchir une limite invisible dans un moment déjà trop flou. C'était déplacé. Déstabilisant. Et pourtant, je n'arrivais pas à en détacher mes pensées.
J’aurais dû me lever. M’éloigner. Lui rappeler que ce n’était ni le moment, ni le lieu. Mais mes muscles refusaient d’obéir. Mon esprit, engourdi, cherchait encore une explication plausible à son comportement. Était-ce une blague ? Un test ? Une indigestion ? Elle n’était visiblement pas dans son état normal. Seule ma voix, rauque et prudente, murmurait encore un dernier sursaut de raison.
- Varesa… tu es sûre que ça va ? Tu es sûre que c’est ce que tu veux ?
Elle sourit. Un sourire trop large, déséquilibré, presque irréel. Puis, sans prévenir, elle se pencha légèrement vers moi, sa main glissant lentement de mon genou vers mon poignet. Son souffle chaud frôla mon cou, et un frisson instinctif me traversa. Mon cœur battait à tout rompre, tiraillé entre la confusion et un désir inattendu. J'avais envie de la toucher, de l'embrasser. Mon corps répondait avec une intensité déroutante, tandis que mon esprit luttait pour rester digne. Je me raidis, incapable de bouger, figé entre la tension du devoir et l’élan du cœur.
Elle resta là, à quelques centimètres, le regard dans le mien. Puis elle se mit à respirer plus fort, et son sourire vacilla. Son regard semblait voilé, et un léger tremblement agita sa main. Elle cligna des yeux, une expression d’inconfort glissant brièvement sur son visage. Sans prévenir, elle se redressa d’un mouvement incertain. L’eau ruissela sur elle alors qu’elle se levait, ses gestes soudain moins assurés. Elle posa une main sur son ventre, détourna le regard, et sans un mot, elle sortit du bassin, d’un pas précipité, vacillant. Elle trébucha presque en atteignant les rochers, et disparut rapidement derrière une paroi de pierre, une main sur la bouche.
J'étais figé, pris au dépourvu. Quelque chose clochait. Ce n’était pas une fuite théâtrale, ni une coquetterie soudaine. C’était... physique. Incontrôlé. Une sorte de malaise, peut-être une indigestion ? Ou peut-être que j’avais mal interprété les choses ? Peut-être que j’avais franchi une limite sans m’en rendre compte ? Et si elle avait ressenti du dégoût ?
Je sentais encore le poids de sa main sur la mienne, la chaleur diffuse qu’elle avait laissée, et pourtant l’inquiétude prenait le dessus. Ce n’était pas normal.
Je baissai les yeux vers l’eau troublée. Ce trouble, c’était aussi le mien, désormais.
J'étais figé, incapable de détourner le regard des remous du bassin, incapable de bouger. Mon cœur battait encore à toute allure, répercutant dans chaque recoin de mon corps la sensation de sa proximité. Et pourtant, ce n'était plus de l'excitation. C'était de la gêne. De la honte. Un trouble profond que je ne parvenais pas à démêler.
Je revoyais son sourire étrange, ses gestes désordonnés, sa fuite maladroite. Elle n'était clairement pas dans son état normal, et j'avais été trop lent à m'en rendre compte. J’aurais dû comprendre. J’aurais dû intervenir plus tôt.
Je me sentais honteux d’avoir été autant troublé par une Varesa manifestement désorientée, vulnérable. Et malgré cela…
Je sentais encore la chaleur de sa main sur ma peau. L’éclat de ses yeux embués de fièvre. Son rire qui flottait encore dans ma mémoire. Je ne comprenais pas ce qu’elle avait déclenché en moi, mais je savais une chose : c’était trop fort pour être ignoré.