De feu et de braise (Diluc x Varesa)
Si l’enfer avait une texture, ce serait celle du sable collé à la confiture.
Le vol avait été chaotique. Et l’atterrissage ? Catastrophique.
Mon qucusaure avait glissé à la dernière minute sur une crête rocheuse, m’envoyant valser nonchalamment. Le ciel de Natlan avait tournoyé au-dessus de moi, puis j’avais rebondi sur la plage, roulé dans une dune, et terminé le visage écrasé contre un rocher tiède, les fesses en l’air, totalement ridiculisée, et la nourriture que je transportais toute renversée. Une traînée collante de confiture de tataco s’était étalée sur mon bras, comme si j’avais saigné fraise.
— « Tu t’es entraînée longtemps pour cette chorégraphie ou c’est du pur talent ? » lança Chasca en passant à côté de moi, les bras croisés et un petit sourire au coin des lèvres.
Je ne répondis pas. Si j’avais ouvert la bouche, j’aurais probablement avalé du sable. Et peut-être aussi des larmes.
Chasca avait ce ton moqueur qui se voulait léger, mais qui piquait bien plus qu’un coup de soleil. Je sentis mes joues chauffer, de honte et de gêne mêlées. C’était idiot, mais je voulais pleurer. Pas à cause de ma chute — j’avais l’habitude d’être ridicule — mais parce qu’elle, elle ne l’était jamais. Elle était belle, digne, droite sur son qucusaure, alors que moi, j’avais atterri comme une crêpe mal retournée.
Et ce que je n’arrivais pas à m’avouer, c’était la brûlure dans ma poitrine quand je repensais à sa main posée sur le bras de Diluc pendant le vol, à leurs éclats de voix complices portés par le vent. C’était de la jalousie. Une jalousie sourde, maladroite, que je ne voulais pas nommer. Mais elle était là, tapie dans mon ventre comme un poids de sable humide, et elle me serrait le cœur plus fort que je ne voulais l’admettre.
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La plage du Peuple des Sources était somptueuse. Une eau turquoise, des palmiers dansants, des effluves de sel et de fleurs exotiques. Mais je n’arrivais pas à en profiter. Ma jupe collait à mes cuisses. Mes cheveux sentaient le fruit fermenté. Et dans ma tête, ça bourdonnait.
Pas assez grande. Pas assez mince. Pas assez brillante. Pas Chasca.
Chasca nous avait suggéré de chercher Mualani dans la boutique d’articles de sport de plage. Encore une fois, c’était elle qui avait eu la bonne idée, la solution pratique, l’intuition juste. Moi, je n’y aurais même pas pensé. Je ne savais même pas ce que c’était, exactement, une boutique d’articles de sport de plage. Des planches de surf et des bouées en forme de poissons ?
C’était toujours comme ça depuis qu’elle s’était incrustée : elle proposait, Diluc acquiesçait, et moi… j’essayais de suivre sans tomber. Elle brillait d’une lumière naturelle, et j’avais l’impression de balbutier dans l’ombre. J’aurais voulu, juste une fois, avoir une idée utile. Quelque chose d’astucieux, de stratégique. Quelque chose qui ferait que Diluc me regarderait avec le même respect qu’il réservait à Chasca.
En tout cas, elle la boutique de Mualani fut facile à trouver : une grande cabane colorée au toit de paille, avec des coquillages accrochés à l’entrée qui tintaient au vent. Des serviettes bariolées pendaient un peu partout, et une odeur de vanille flottait dans l’air.
À l’intérieur, une femme à la peau bronzée et aux cheveux bleus dansait entre les rayons avec une grâce nonchalante. Elle avait un sourire vaste comme l’océan, et des fleurs piquées dans les cheveux.
— Bienvenue à vous, voyageurs du sable ! lança-t-elle avec un clin d’œil. Moi c’est Mualani, guide des vagues, prêtresse des sources, et spécialiste des combinaisons qui rendent justice aux cœurs et aux formes.
Je l’aimai immédiatement.
Chasca s’avança, sérieuse comme toujours, et fit les présentations. Mualani sembla tout comprendre d’un seul regard. Elle écouta, hocha la tête, puis nous coupa d’un geste joyeux.
— Ce que vous me demandez est sérieux. Mais vous savez ce qu’on dit ici : “Avant de plonger dans le fond des choses, il faut se détendre à la surface.” Et justement, aujourd’hui, c’est la fête des Sources ! Venez, on discute là-bas, entre deux bulles et un cocktail.
— …Des bulles ? demandai-je d’une voix faible.
— Bain chaud, musique douce, nourriture, rires… fit-elle, en tournoyant sur elle-même. Mais il vous faudra des maillots. Et vous, ma belle, on va s’occuper de vous avec soin.
Elle m’avait désignée du doigt. Moi.
Panique.
Je ne portais jamais de maillot. Mon corps n’avait rien d’athlétique ou d’élancé. Je n’avais que des formes maladroites, des cuisses marquées, un ventre trop doux, des bras mous. Et là, il allait falloir… exhiber tout ça ?
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Mualani m’avait emmenée dans une petite pièce parfumée à la fleur d’hibiscus. Elle avait sorti des dizaines de maillots. Courts, longs, une-pièce, deux-pièces, fleuris, à volants, avec des cœurs, des perles, des nœuds… Elle chantait en les triant.
Moi, je voulais disparaître.
— Tu sais, murmura-t-elle en me tendant un bikini rouge corail aux bretelles tressées, ce n’est pas ton corps qu’il faut changer. C’est ton regard.
Je levai les yeux vers elle. Elle me fixait avec douceur, une bienveillance si sincère qu’elle me réchauffa malgré mon malaise. Il y avait dans son regard une compréhension immédiate, un accueil sans jugement, comme si elle voyait au-delà de mes complexes et de mes maladresses pour toucher directement ce qui en moi cherchait simplement à être reconnu. Et sans que je ne sache pourquoi, je sentis que je pouvais lui faire confiance. Une sympathie immédiate m’envahit — chaleureuse, rassurante, presque familière — comme si elle était une grande sœur que je n’avais jamais eue.
— Tu as un feu en toi. Tu le caches derrière de la maladresse et de la confiture… mais je l’ai vu. Et je pense qu’un certain jeune homme aux cheveux rouges aussi.
Je rougis violemment. Mon cœur battait comme une casserole renversée.
— Diluc ? bredouillai-je.
Elle hocha la tête, complice.
— Tu l’aimes bien, hein ? Il est raide comme une planche de surf, mais toi… tu es imprévisible, libre. Si quelqu’un peut fissurer son armure, c’est toi.
Je baissai la tête. Et puis je pensais à Diluc, et à ce que nous avions vécu depuis notre rencontre.
Qu'est-ce que c'était, tout ça ? Pourquoi mon ventre se nouait-il quand il était là ? Pourquoi mon cœur bondissait-il quand il me regardait, quand il me parlait, quand il me touchait, même par accident ? Ce n'était pas juste de la nervosité. Pas juste de la timidité. Il y avait autre chose, un trouble plus profond, plus diffus. Une envie d'être vue par lui, vraiment vue. Une envie qu'il me remarque, qu'il pense à moi, qu'il sourie pour moi.
Mais je ne savais pas quoi faire de ces sensations. Je ne savais même pas leur nom. C'était nouveau, étrange, bouleversant. Alors je les rangeais dans un coin de ma tête, comme on range des étoffes trop vives dans un coffre sombre, en espérant qu'elles se fanent un peu.
Et puis la réalité me rattrapa.
Chasca.
Elle était toujours là, belle, droite, sûre d'elle. Elle avait partagé son vol avec lui, parlé dans le vent, posé sa main sur la sienne sans la moindre hésitation. Elle était proche. Trop proche. Comme si leur passé était un fil encore tendu entre eux, invisible mais solide. Et moi, je n'étais que le petit nœud mal fait au bout de ce fil.
— Il était proche de Chasca, non ?
— Il l’a été, oui. Mais ils se sont perdus dans les flammes du passé. Ce n’est pas elle qu’il regarde aujourd’hui.
Je sentis un frisson dans le dos. Une part de moi était encore secouée, non pas par les mots de Mualani, mais par ce qu’ils réveillaient. J’avais tenté d’ignorer la vérité : que la jalousie que j’éprouvais envers Chasca ne venait pas seulement de ses idées brillantes ou de sa prestance… mais du lien passé qu’elle partageait avec Diluc. Ce fil invisible entre eux, que je percevais à chaque regard complice, chaque geste naturel, chaque souvenir muet qu’ils semblaient partager. Et moi ? J’étais en dehors du tableau, en marge de leur histoire. Ce sentiment de trop, d’être l’intruse dans une dynamique ancienne et peut-être inachevée, me nouait le ventre. Il l’avait aimée, peut-être. Ou elle l’avait aimé. Ou les deux. Et même si ce n’était plus le cas, ça me collait à la peau comme la confiture de tataco : sucré, collant, tenace.
Pendant mon temps de réflexion j’avais enfilé le maillot de bain que Mualani avait choisi pour moi. Je lui faisais confiance. Je savais qu’elle cherchait juste à me redonner confiance et me mettre en valeur et qu’il n’y avait en elle que de la bienveillance. Alors j’avais presque hâte de me regarder dans le miroir pour la première fois aussi dévêtue…. Et dans le miroir, ce maillot… Il était beau. Il me faisait me tenir droite. Il mettait en valeur mes courbes au lieu de les cacher. Il disait : « Voilà, c’est moi. »
Et peut-être que ça suffisait.
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La fête battait son plein. Des guirlandes de coquillages brillaient au soleil couchant. L’eau des sources fumait doucement. Des gens dansaient en paréos, d’autres s’aspergeaient joyeusement. J’aurais pu me sentir bien.
Mais Chasca arriva, radieuse dans un maillot blanc orné d’écailles scintillantes. Elle avait l’air d’une déesse océanique.
Et Diluc… Je le vis sortir de l’eau, torse nu, cheveux trempés, l’air un peu perdu mais furieusement beau. Mon cerveau s’éteignit pendant trois secondes.
Je me retournais, rouge pivoine.
Mon estomac fit un nœud.
Mualani proposa un buffet. Je mangeai. Trop. Beaucoup trop. Un peu comme pour combler un vide que je ne comprenais pas. Puis la honte revint. Et si ça se voyait ? Si j’étais la seule à ne pas savoir me tenir ?
Je me recroquevillai sur ma serviette.
Et pourtant… dans la lumière chaude des lanternes, au son doux des vagues, je sentis une chaleur étrange s’allumer en moi.
Je ne savais pas si c’était le bain, la musique, ou la main de Diluc posée un peu trop longtemps sur mon épaule, mais une petite étincelle brillait.
Peut-être que j’étais maladroite.
Mais peut-être aussi… que ça avait son charme.