De feu et de braise (Diluc x Varesa)
Le ciel de Natlan avait cette lumière : orange et sèche, comme s’il y avait du feu dans les
nuages et de la poussière dans les vents. Alors que nous quittions le verger de Varesa, mon
esprit était agité. Je gardais les yeux fixés sur l’horizon, et notre nouvel objectif en tête. Suite
à l’arrivée de Chasca, nous avions tous les trois décidé d’atteindre les Sources afin de
prévenir Mualani.
Droite et confiante, Chasca ouvrait la marche. Je l’écoutais parler stratégie, cartographies ou
encore alliances, mais malgré moi, mon ressenti oscillait entre l’admiration et la gêne. Depuis
tout ce temps, elle n’avait pas changé : toujours belle, élégante, précise... presque
intimidante. Sa présence avait quelque chose d’électrique, d’incontestablement séduisant.
Ses gestes étaient nets, sa voix assurée, sa silhouette athlétique parfaitement mise en valeur
par sa tenue de combat. Une beauté maîtrisée, presque millimétrée.
Je me rappelai la première fois où j’avais rencontré Chasca, de notre première nuit ensemble,
au domaine de l’Aurore : une soirée étrangement douce, mais qui avait été suivie de
lendemains pesants. Avec elle, tout était toujours très bien organisé, même nos silences. Et
moi... j’avais fui, la laissant sans nouvelles pendant plusieurs mois, pas tout à fait
honnêtement, pas tout à fait proprement. Nous ne nous étions jamais recroisés avant ce
jour-là.
Et malgré le temps passé, je n’étais pas insensible à son magnétisme. Sa peau luisait
légèrement sous le soleil, et sa façon de bouger, toute en... me frappait encore. Elle savait
être désirable. Elle le savait même trop bien. Et c’est peut-être cela qui me retenait. Tout
semblait pensé, maîtrisé. Un tableau trop parfait, trop encadré. J’avais goûté à cette intensité
autrefois, avec curiosité et fougue, et j’en étais ressorti éteint.
À la lisière d’un bosquet, deux qucusaures surgirent de la végétation. Immenses, aux plumes
cuivrées et aux serres puissantes. Varesa ouvrit la bouche — sans doute pour poser une
question — mais n’émit aucun son.
Chasca s’en approcha aussitôt et flatta le cou du plus grand.
— Ce sont des qucusaures de patrouille. Ils peuvent nous mener rapidement aux Sources. Tu
ne sais pas monter ? Je m’en doutais. Diluc, grimpe avec moi. Je te guiderai.
Sa voix n’admettait pas le refus. J’haussai un sourcil, puis, par politesse ou facilité, j’acceptai.
Elle monta derrière moi, ses bras effleurant les miens pour diriger les rênes.
Le contact me mit mal à l’aise. Ce n’était pas désagréable, non. Chasca avait cette chaleur
calme, maîtrisée, presque enveloppante. Le parfum de sa peau, musqué, relevé d’herbes et
de cendres, me rappela une époque révolue où je croyais pouvoir me perdre dans des bras
solides pour oublier le poids de ma famille. Il aurait été facile de céder à cette sensation.
Mais aujourd’hui, je n’avais plus besoin de tout cela. Il y avait quelque chose d’artificiel dans
la proximité de Chasca, comme une mise en scène. Il y avait trop de contrôle dans chacun de
ses gestes. Je ressentais une attraction réelle, oui, mais stérile, tenté par l’enveloppe mais
presque repoussé par le fond que j’avais pu entrevoir il y a quelques années.
Et pourtant... je ne pouvais nier que son corps contre le mien éveillait en moi des souvenirs
précis, sensuels, presque brûlants. Je me rappelais ses mains sur moi, la précision avec
laquelle elle me guidait autant au combat qu’en intimité. Une part de moi, charnelle,
réagissait encore à elle. Mais c’était un feu bref. Un éclat sans lendemain.
Je ne dis rien. Je regardai droit devant.
À ma droite, j’aperçus Varesa, hésitante face à l’autre monture. Elle scrutait le qucusaure
avec un mélange de curiosité et de prudence. Sa manche dégoulinait encore d’une odeur
sucrée — de la confiture, sans doute — que l’animal semblait repérer avec enthousiasme.
Elle tenta de grimper, ses jambes battant l’air, puis manqua de glisser en arrière. Elle
s’agrippa, les sourcils froncés, très concentrée.
Un sourire me vint. Pas moqueur, plutôt presque attendri. Elle luttait contre la monture
comme contre ses propres maladresses. Totalement imparfaite, mais avec une sincérité
désarmante.
— Il faut t’imposer, lança Chasca, la voix tranchante. Ils sentent les hésitations.
Je vis Varesa redresser la tête, peut-être pour se montrer fière, mais le qucusaure se tortilla
et elle vacilla.
Je serrai les rênes. Chasca posa une main sur la mienne.
— Elle n’est pas de taille pour ce genre de mission, murmura-t-elle.
Je ne répondis pas. Sa remarque me heurta. Bien plus que je ne l’aurais cru.
Nous nous envolâmes. Le paysage défilait en dessous, un tapis de jungle et de rivières
entrecoupé de pierres rougeâtres. Chasca me parlait tactique, alliances possibles, Mualani. Je
hochais la tête, mais mon regard glissait régulièrement sur Varesa, qui tanguait à l’arrière de
sa monture, luttant pour garder l’équilibre.
Et puis elle rit. Un son clair, éclatant, libre. Je me figeai un instant. Elle riait d’elle-même.
Je ne comprenais pas pourquoi elle me plaisait. Physiquement, elle ne correspondait à rien
de ce que j’avais toujours cru apprécier. Trop vive. Trop rose. Trop inattendue. Son corps tout
en courbes, ses gestes imprévisibles, ses yeux pleins de malice — tout en elle semblait
inclassable. Là où tout en Chasca semblait dessiné pour séduire, Varesa échappait à toute
logique. Rien en elle ne respirait l’élégance froide ou la retenue mesurée. Et pourtant, elle
avait cette façon d’être là sans artifice, entière, désarmante.
Chasca se pencha vers moi.
— Tu devrais te concentrer sur ce qui est essentiel.
Je tournai légèrement la tête vers elle, mes yeux redevenant de braise.
— Je sais ce qui l’est.
Elle se redressa, piquée, et se mura dans un silence froid.
Je ne voulais plus de perfection. Je ne voulais plus de silences contrôlés. Ce que je cherchais,
c’était cette flamme qui vacillait dans les gestes maladroits de Varesa. Quelque chose de
vivant. D’imprévisible. De vrai.
Même si le regard de Chasca me troublait encore, même si la tension de son corps me
rappelait des sensations anciennes, je savais. Ce n’était pas ce dont j’avais besoin. Pas elle.
Pas encore.
Je voulais vivre quelque chose qui m’échappe. Qui me surprenne. Qui me secoue. Et Varesa...
elle ne faisait aucun effort pour être désirée. Elle l’était sans le savoir.
Elle me jeta un regard. Décoiffée, essoufflée, mais souriante. Un sourire honnête, accroché
de travers. Ce n’était pas un sourire séducteur, ni même un appel à l’attention. Elle ne faisait
aucun effort pour être désirée. Mais je crois qu’elle l’était à mes yeux sans le savoir.
Je lui rendis un hochement de tête bref, presque automatique. Et pourtant... ce simple
échange avait un poids inattendu. Il me frappa au creux du ventre, sans que je comprenne
pourquoi.
Sous nos montures, le relief changeait. Les arbres cédaient peu à peu la place à des
formations rocheuses, et l’air se chargeait de brume sulfureuse. Les Sources n’étaient plus
très loin. Mais mon esprit, lui, restait accroché à un détail idiot : le désordre de ses cheveux.
Le pli de ses vêtements. Cette tache de confiture sur sa manche qu’elle n’avait même pas
remarquée. Comment quelque chose d’aussi banal pouvait-il m’obséder autant ?
À mes côtés, Chasca s’était tue. Son silence pesait. Je sentais la tension dans ses bras, dans sa
posture redevenue impeccable. Comme si elle s’était refermée d’un coup, murée dans une
fierté piquée. Je ne savais pas ce qu’elle avait vu — dans mon regard, dans mes silences —
mais je n’osais pas demander.
Je ne comprenais pas ce qui m’agitait.
Varesa n’avait rien à voir avec ce que j’avais toujours recherché. Rien de ce que j’avais cru
désirer. Elle était chaotique, maladroite, imprévisible. Trop vive, trop instinctive, trop
différente. Et pourtant... j’étais constamment en train de la suivre des yeux. De guetter ses
réactions. De chercher à comprendre pourquoi elle m’accrochait autant.
Peut-être n’y avait-il rien à comprendre. Peut-être que c’était juste une distraction. Une
curiosité.
Je tentai de me convaincre.
Les crêtes des Sources de Natlan apparurent enfin, noyées dans des volutes de vapeur. Le
moment de poser pied à terre approchait.
Je redressai le dos. Rassemblai mes pensées. Il y avait une mission. Une menace. Un but à
poursuivre.
Le reste... attendrait.