La Pile

Chapitre 5 : Les Dés sont Jetés

2431 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a environ 1 mois

— Allez, double six, double six…


— Vingt picaillons contre ta montre sur paire de quatre, paire de six et deux.


Le joueur cessa de secouer le gobelet de dès et jaugea Héléna, les sourcils froncés.


— Tenu !


Il remua vigoureusement le quart de fer blanc comme un barman son shaker de cocktails, tous entendirent fort et clair le doux claquement des dès. Il l’embrassa une dernière fois avant de le renverser sur la table.


Héléna retint son sourire pendant que les dès roulaient. Elle amorça un geste alors qu’ils ralentissaient vers le poignet du parieur, mais sa main s’arrêta net, stoppée à mi-parcours par l’ignoble révélation des points qu’afffichaient les faces supérieures.


La mâchoire d’Héléna tomba.


— Mais… c’est pas possible.


Un quatre, un un, un cinq et une paire de trois.


— C’est pas une paire de six, mais ça fait toujours vingt picaillons. Soit bonne joueuse, allonge les billets !


Ce n’était pas possible. Paire de quatre, paire de six, deux, Héléna s’en rappelait distinctement : « Allez, double six, double six… Priait l’un des joueurs de dés, qui embrassait le gobelet qu’il secouait.

Les pièces et les billets s’entassaient devant eux. Son adversaire serrait les dents, invoquait le sort.

Les dés roulaient et dévoilaient une paire de quatre, une paire de deux et un unique six. Le parieur grognait. Les billets changeaient de main.

C’était écrit. C’était vécu. Une autre vie, pour la même nuit. Pour la première fois depuis le début de ceux cauchemars, les événements suivaient une voie différente de ceux programmés par la force des choses. Les même causes appelaient aux mêmes conséquences et ne déviaient que lorsqu’on agissait contre elles.


Mais rien n’avait changé, non ?


Héléna se frappa le front.


— Merde !


— En même temps, tu t’attendais à quoi, à parier sur un résultat aussi précis ? Sans déconner, c’est quoi les probabilités ? Ceci dit sur un coup de chance, t’aurais bien mérité ma montre.  


Elle avait interrompu son adversaire pendant qu’il secouait les dés. Mélangé différemment, fatalement, le résultat l’était aussi. L’intervention d’Héléna avait modifié le destin avant que les dés ne soient jetés. Littéralement.


Tout était à refaire. Les lumières de l'infirmerie dansaient autour d’Héléna, prise de vertige. Attendre l’aube, monter dans une péniche, recevoir la mort. Des heures d’angoisse pour une poignée de dés mal secoués.


— Allez, par ici la monnaie.


Héléna n’avait même pas un sou sur elle.


Tout était à refaire.


Elle tituba. Le garde se tenait appuyé contre la porte, le fusil à la bretelle, rit. Mais les deux autres s’échangeaient pièces et billets sur la table du bureau, leurs pistolets-mitrailleurs négligemment posés près de leur coude.


Allez, ça ne serait qu’un mauvais moment à passer. On ne l’y reprendrait plus à deux fois.


La main d’Héléna bondit vers le pistolet-mitrailleur le plus proche. Avant que quiconque ne puisse réagir, elle arma la culasse, coinça le canon sous son menton. Elle ferma les yeux. Les gardes criaient. Quelqu’un essaya de lui arracher l’arme des mains. Elle pressa la gâchette.


Un coup-de-poing projeta en arrière le visage d’Héléna. Étourdie, le sang martelait son crâne, ses yeux, ses oreilles qui sifflaient, bourdonnaient de cris distants. Elle entrouvrit ses paupières et ce simple mouvement foudroya sa face de douleur. Mais le familier couloir du poste de garde numéro 2 ne s’offrit pas à la vue de ses yeux larmoyants. Les silhouettes floues des gardes l’entouraient devant la table de jeu renversée, les billets éparpillés. L’un d’eux hurlait dans un téléphone.


La douleur enfla, enfla, jusqu’à inonder chaque parcelle de son esprit. Héléna porta la main jusqu’à sa bouche, où sa langue pâteuse baignait dans un liquide chaud et gluant qui dégoulinait sur son torse. Ses doigts effleurèrent des fragments de dents brisées.


Alors seulement Héléna comprit qu’elle était toujours vivante. Alors seulement, elle comprit et elle hurla, sans que ses lèvres déchirées ne produisent plus qu’un grognement guttural. Elle s’évanouit.


Héléna entrouvrit ses paupières. Les lumières dansèrent devant ses yeux. Elle eut beau forcer, elle ne parvint pas à les ouvrir davantage. Son visage engourdi flottait dans une chape de coton. Elle voulut crier, mais sa mâchoire refusa de lui obéir. Elle voulut se frotter la joue, mais un lien métallique retenait son poignet droit. Et le gauche également.


Merde, merde.


Héléna remua ses jambes, attachées elles aussi aux montants du lit sur lequel elle était allongée. Elle secoua, lutta. Cria, sans que le moindre son ne franchit ses levres. Le monde tournoyait. Elle se contorsionna, tordit ses membres menottés.


— Elle se réveille !


— Pas le temps pour elle ! Il y a trop de blessés qui arrivent de la plage. Empêchez-la juste qu’elle se fasse du mal. Redonnez-lui un sédatif, puis venez m’aider pour la prochaine amputation.


La plage… Quelle heure était-il ?


Héléna cessa de lutter. Elle ferma les yeux, ouvrit les oreilles.


Des cris, des gémissements. Des appels à l’aide, des ordres que criaient des médecins à des infirmiers qui de leur voix calmes, rassuraient des hommes en pleurs. Des pas rapides qui claquaient sur le sol d’acier, le grincement sinistre d’une scie et au loin, tout bas, mais bien distinct, ronronnaient le moteur des navires.


Le débarquement, avait-il débuté ?


Une aiguille se planta dans le bras d’Héléna et le monde s’assombrit de nouveau. Elle ne rêva pas.


Elle rouvrit les yeux, abrutie par la torpeur comateuse qui baignait son corps comme ses pensées. Mais tout lui revint très vite. Héléna força ses yeux à s’ouvrir et contempla le monde autour d’elle.


Les blessés envahissaient l'infirmerie. Les médics couraient tout sens.


— Ça valait le coup ?


Héléna ne parvint à pivoter sa tête que de quelques degrés, mais ce fût suffisant pour apercevoir son voisin de lit du coin de l'œil. Des bandages déjà suintant de rouge ceinturaient son torse tout entier et une bonne partie de son visage aussi.


Héléna grogna vaguement.


— Ça valait le coup ? Paraît que t’as voulu te suicider pour éviter de débarquer avec la première vague, mais maintenant, tu vas passer le restant de tes jours avec un chef-d’œuvre d’art cubique pour visage. Déshonorée à tout jamais, s’ils ne décident pas de te fusiller pour lâcheté. Ça valait le coup ?  


Héléna hocha la tête. Elle avait survécu. C’était fini.


Elle ferma les yeux et s'endormit. Au loin, le canon grondait. Des gens mourraient sur la plage, mais elle s’en foutait. Elle n’y était pas. Elle n’irait plus jamais.



— Que tu es beau ! Le vert te va si bien !


Sa famille, réunie dans le salon, admirait le nouvel uniforme qu’elle découvrait pour la première fois à l’occasion d’une permission bien méritée.


— Tu es revenu juste à temps pour les vendanges. C’est dur de trouver des bras, la Légion nous vole tous nos jeunes.


— Laisse-le, gronda maman. On l’enquiquine assez comme ça à l’armée. Tu n’as pas trop froid là-bas, dans le nord ? Tu te couvres bien, j'espère ? Et tu as reçu les olives que je t’ai envoyées le mois dernier ? Ce n’est pas trop dur ?


Héléna rit. Elle lissa la moustache qu’elle s'efforçait de faire pousser depuis le début de son service militaire. Dire que lorsqu’elle avait reçu sa lettre d’incorporation, ce n’était encore qu’un fin duvet tendre qui tapissait sa lèvre supérieure.


— Le froid, on s’y habitue. Le plus dur, c’est l’ennui. L'île où je suis en garnison est minuscule. Et la bouffe est horrible, alors merci pour les olives, maman. Avec les copains, on voudrait bien pêcher des crevettes sur la plage à marée basse, mais il y a trop de mines et de barbelés, on doit se contenter des rations livrée par bateau.


— Va poser tes affaires et te changer. Le repas est prêt, on t’attend !


Héléna se monta l’escalier, ouvrit la porte de sa chambre et jeta sur son lit son sac de paquetage. Par la fenêtre, le soleil baignait les collines, tapissées de vignes verdoyantes qui débordaient de grappes juteuses. Les grillons chantaient.


Héléna étira son dos engourdi par le long trajet en train. Comme il était bon d’enfin rentrer chez soi…


Une vasque reposait sur la commode. Héléna y versa l’eau d’un pichet et y trempa ses mains. Il ne restait qu’un minuscule bout de savon rabougris, ultimes restes d’un ticket trop strict en ce qui concernait cette denrée. Maman faisait la queue chaque semaine pour recevoir cette ration ridicule. Dans la Légion, au moins, Héléna échangeait ses colis d’olives contre du tabac et de la mousse à raser.


Héléna leva les yeux vers le miroir pendu au mur de pierre sèche et contempla le visage qui la dévisageait : celui d’un jeune homme brun à la peau bronzée, dont la levre s’ornait d’une fine moustache recourbée. Des muscles athlétiques, des épaules forgées le travail manuel , courbé sur les pieds de vignes. Il était revêtu d’un treillis de toile vert kaki, décoré des insignes de la Légion Coloniale de Mesea.


Non, non, non. C’était lui. Pas elle.


Elle cligna des yeux.


Une chambre aux murs de pierre sèche, au milieu des vignes et des collines sous le soleil, bercée du chant des grillons et dans le miroir, une fille blonde au visage rond, les joues roses. Petite, trapue, la poitrine large, sanglée dans une vareuse de laine bleu pâle aux manches brodées de l’insigne des fusiliers de la Marine Impériale des Wardens de Caoiva.


Et ses mains… Des mains épaisses, calleuses, habituées aux travaux des champs.


Non, non, toujours pas. 


Non.


Un clin d'œil, une nouvelle réalité qui se superposa à la précédente.


Allez.


Une chambre étroite tapissée de papier peint floral dans les combles d’un immeuble urbain. Une étagère de livres, quelques cartes postales épinglées sur les murs. L’air salé du port s’engouffrait par bourrasque glacée à travers la fenêtre ouverte. Là-bas. La fumée des pétroliers se mêlait aux nuages gris qui défilaient dans le ciel.


Cheveux blonds, joues roses, veste bleue. Et ses mains. Héléna contempla ses mains agiles, habituées à danser sur les touches d’une machine à écrire.


Voilà. Elle était elle. Elle ne devait pas oublier.


Héléna s’éveilla en sursaut dans le couloir du poste de garde numéro 2, alors qu’on déposait lui sur un brancard. Le brigadier Crawl recouvra d’un drap son visage squelettique, où l’on ne distinguait plus la jolie moustache soigneusement taillée sous la barbe hirsute et crasseuse qui tapissait ses joues livides.


— Quoi ? Mais je ne suis pas morte !


Tous les visages des soldats présents se tournèrent vers elle. Personne ne trouva quoi répondre, alors chacun reprit sa tâche.


Elle n’était que blessé. Juste blessée. Elle avait survécu, elle avait échappé au débarquement. Ça ne pouvait pas recommencer.


Infirmerie, rapport, nettoyage, Héléna bâcla tout cela pour se retrouver seule dans un coin sombre. Elle éructa jusqu’à cracher la mouche.


— J’étais pas morte, salope ! C’était pas fait exprès, mais j’ai foiré mon suicide ! J’ai survécu !


Héléna se massait frénétiquement la mâchoire, que traversait par instant la sensation fantôme d’une balle de pistolet-mitrailleur mal cadrée qui lui broyait les dents.


— La journée s’est achevée sans que tu ne le conduises à la Pile. Un échec.


— Je ne peux pas m’échapper ? Ni morte, ni vivante ?


— Sa volonté était plus puissante que la vie et la mort. Il voulait tellement revoir la Pile une dernière fois…


— Encore cette histoire de volonté. Encore cette histoire de Pile.


— Tout est histoire de volonté. Et la Pile est toute une histoire.


— J’ai bien l’intention d’y mettre fin. Mon esprit m’appartient. Mon destin aussi. Il est mort. Qu’il le reste à jamais.


— Tic-tac. L’heure tourne. Ton esprit comme ton destin risquent bien de se dissiper à jamais avec lui dans le néant de la mort, si tu n'accomplis pas sa volonté.




— Vingt picaillons contre ta montre sur paire de quatre, paire de six et deux ! se hâta de dire Héléna avant que les dés jetés n’aient achevé de rouler sur la table.


— Tenu ! répliqua le garde qui les avait lancés, alors qu’ils ralentissaient et s'immobilisaient.


Une paire de quatre, une paire de six et un deux.


L’homme ouvrit de grands yeux ronds.


— Merci, triompha Héléna qui tendit la main pour réclamer son dû.


Elle enfila la montre à son poignet, non sans vérifier l’heure que les aiguilles indiquaient : Onze heures douze.


Il était l’heure de rentrer au dortoir pour une bonne nuit de sommeil, avant de croiser les commissaires de la 82ème Death Korp dans les couloirs. Elle toussa.


— Eh, les gars ? Je peux vous retaxer une clope ?


Héléna la savoura sur le chemin, en marchant d’un pas vif.


Comme elle avait hâte d’être à demain, pour débarquer sur la plage avec la première vague !

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