La Pile
Chapitre 6 : Rien que la vie, encore et encore
3876 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour il y a environ 2 mois
Héléna s’éveilla au son du canon et sauta au bas du lit. Cinq heures, tout pile. Elle enfila son pantalon, ses bottes, son treillis kaki.
Non, bleue. Une veste bleue et ses mains étaient agiles, habituées à danser sur les touches d’une machine à écrire.
Elle ne le laisserait pas prendre le dessus. Héléna boucla sa ceinture, coiffa son casque. Il était temps d’en finir, une bonne fois pour toutes.
Le reste de la compagnie achevait de se préparer, livides et tremblants. Héléna se fraya un chemin jusqu’à un visage familier aperçu au milieu de la cohue. Le soldat luttait pour boucler les sangles de son sac de paquetage. Elle posa la main sur son épaule.
— Hey, oublies pas ta baïonnette.
Elle lui tendit le long poignard et son fourreau qui traînaient sur la couchette, à demi ensevelis sous les draps désordonnés.
— Oh, merci. J’en aurai besoin.
— De rien. Adieu…
— Ça ira. On se retrouve sur la plage.
Héléna, les larmes aux yeux, s’éloigna sans mot dire.
Alignés en rang sur le pont, sous un ciel maussade, on distribua les munitions. Héléna bourra de grenades sa sacoche, enfila un clip de cartouches dans la culasse de son Sampo et vérifia d’une secousse que le mécanisme bien huilé coulissait correctement. Le vent chargé d’embrun fouettait son visage et ballottait les courtes mèches qui dépassaient de sous son casque. Elle huma profondément, gorgea ses poumons de cet air vivifiant où flottaient les relents de diesel et de cambouis, échappés de la machinerie. Ça sentait comme chez elle. Son vrai chez elle.
Embruns. Papa l’emmenait dans les rochers à l’aplomb du phare. On y trouvait des moules, mais gare à la glissade. Ils rentraient à la maison les paniers plein et les pieds nus écorchés par les bernacles et les arrêtes tranchantes de basalte.
Diesel. Les camions défilaient sur le long des quais embourbés de neige brune à demie fondue et croisaient les trains arrêtés le long du terminal. Les citernes rebondies se succédaient les unes aux autres sur les wagons, comme un long collier de perles jaunes. D’un coup de clé à molette, un docker emmitouflé dans sa parka brancha à la valve un épais tuyau de caoutchouc qui serpentait jusqu'à la berge. Dans la cabine du pétrolier voisin, le machiniste sonna d’un coup de trompe. Tout était paré pour l’opération. Ça coulait un peu au niveau du joint. Les gouttes d’essence tombaient une à une entre les rails, se répandaient sur le ballast et se mêlaient aux flaques de neige fondue. Elles dessinaient des arcs-en-ciel à la surface.
Cambouis. Un répertoire d’inventaire à valider dans la panse d’un cargo. Trois caisses de camion Dunnes en pièces détachées, à peine sortis de l’usine étaient tombées à l’eau lors d’une nuit de gros temps. Rien de très grave, juste de la paperasse en plus. Héléna avait passé la matinée à taper les copies du rapport d’incident : un exemplaire pour les archives de la compagnie, un pour le commissaire de port, un autre pour la division de l’intendance militaire et le dernier à envoyer au secrétariat du délégué régional du ministère de l’industrie. À la lumière blafarde des ampoules électrique, elle suivait le capitaine à travers les coursives humides, escaladait les échelles qui menaient d’un pont à l’autre de son cargo rouillé pour signer avec lui les derniers duplicatas. Héléna portait une jupe et des talons hauts, mais en l’absence du directeur, il lui revenait d’accomplir cette formalité. Son pied dérapait et en se retournant, elle constata que chacun de ses pas laissait une empreinte noire à partir d’une flaque de cambouis sur le sol. Elle voulut essuyer ses semelles, mais ne parvint qu’à en étaler davantage sur son collant. Il était d’ailleurs trop tard : à trop traîner sur les murs et les rambardes, les mains d’Héléna avaient pris la même couleur.
Voilà. Chez elle. C’était bon signe, tout irait bien.
— Deuxième compagnie, par ici ! À tribord, montez dans la première péniche. Faites attention, c’est glissant. Et baissez la tête sous le palan.
Héléna ne suivit pas le son de cette voix. La foule piétinait, chacun poussait, cherchait sa place et sa compagnie et se dirigeait avec les autres vers la péniche qui leur était assignée. Perdue, bousculée par cet océan de veste bleu pâle et de têtes casquées, elle se glissa vers le bâbord, la main serrée sur la manche de sa vareuse pour en occulter le numéro d’unité qui y était cousu.
La première compagnie prenait place dans la péniche. Héléna s’entassa dans un coin.
Une secousse, le treuil se déroula et la boîte de conserve flottante descendit vers les flots. Quelqu’un vomit. La muraille d’acier du flanc du Longhook grandit, grandit, jusqu’à ce qu’elle ne vît plus les marins restés à bord, même en levant la tête. Une autre secousse, plus brutale encore et leur embarcation se posa à la surface des vagues. Le moteur diesel toussota, ronronna et la barge surchargée entama sa course vers la Pile.
Le cœur d’Héléna s’accéléra.
La tête du capitaine dépassait toutes les autres. Il se dressait à l’avant de la barge, debout sur le mécanisme d’ouverture pour gagner de la hauteur.
— Soldats ! J’étais là, sur cette plage, lors de la troisième tentative de débarquement, il y a deux mois. J’y étais aussi pendant de l’échec de la quatrième, le mois dernier. Cet îlot ne nous a que trop nargué. Faisons leur payer ! Silver nous appartiendra ! Ayez confiance et écoutez bien : dispersez-vous, ne restez surtout pas groupé ! Le blocus est complet : forcez-les à gâcher leurs munitions, ce sont leurs dernières. Si l’on échoue, aucun rembarquement ne sera possible avant dix-huit heures, alors c’est la victoire ou la mort. N’arrêtez pas d’avancer, quoi qu’il arrive, même si vous avez peur. Continuez d’avancer jusqu'à la première ligne des défenses, compris ? On la neutralise pour sécuriser la ligne de pont, on laisse les sapeurs démolir les obstacles et on attend la deuxième vague et les renforts de blindés de la troisième avant de progresser vers l’intérieur des terres. Callahan vous protège !
Les moteurs de la péniche grondèrent et, secouée par la houle, elle s’aligna avec les autres, droit vers la côte.
Des obus de mortiers éclataient sporadiquement au milieu de la flotte. Héléna ne voulait pas regarder, mais sa volonté la trahit. Hypnotisée par un morbide instinct voyeuriste, elle se hissa sur la pointe des pieds et porta son regard par-dessus les flancs de la péniche.
Un obus s’écrasa à quelques mètres de la barge qui filait à sa gauche et éclaboussa ses occupants. Engoncée dans son gilet de sauvetage, Héléna reconnu la silhouette du pilote à son poste de pilotage. Il jeta son cigare détrempé sans ralentir ses moteurs.
Karl Stefan. Il s’appelait Karl Stefan.
Quelques secondes plus tard, l’obus frappa de plein fouet et coupa en deux la péniche de la première compagnie. Héléna se recroquevilla, boucha ses oreilles pour ne plus entendre les cris qu’ils abandonnaient derrière eux.
Six heures, vingt-neuf minutes et trente-six secondes, disait la montre à son poignet.
— Vingt secondes, vingt !
Ce n’était pas de sa faute. Elle avait essayé. Elle ne pouvait rien faire ; juste rester vivante et continuer. Trouver la Pile.
Héléna déverrouilla la sécurité de son fusil.
— Cinq secondes ! Courage, les gars !
Elle vérifia une dernière fois le sélecteur de tir, réglé en mode coup par coup.
— Trois, deux…
Les portes s’ouvrirent, les balles sifflèrent. Elles perçaient les casques, déchiraient les chairs.
***
— Cinq secondes ! Courage, les gars !
Les doigts d’Héléna se crispèrent sur la crosse.
— Trois, deux…
Les portes s’ouvrirent, les balles sifflèrent. Elles perçaient les casques, déchiraient les chairs, mais elle s’y attendait. Cette fois, Héléna escalada le flanc de la péniche et se laissa tomber à la mer.
Ses fesses cognèrent le fond, bien moins profond qu’elle ne l’imaginait. Son fusil lui échappa glissa dans l’eau. Héléna plongea ses bras dans l’écume et fouilla le sable à tâton. Les balles traçantes dessinaient des pointillés scintillants, les impacts soulevaient des gerbes d’eau tout autour d’elle. Elle abandonna. Elle marcha vers la plage, courbée sous les tirs, déséquilibrée par les vagues qui s’écrasaient en rouleaux et l’eau qui entravaient ses mouvements.
Héléna posa le pied sur la berge et se jeta au sol. Autour d’elle, il ne restait plus personne debout. Morts, blessés ou vivants, tous les wardens gisaient couchés, caressés par les vagues qui allaient et venaient. Les cadavres s’accumulaient déjà, ballottés au gré du ressac. L’eau était rouge.
Un cheval de frise se dressait non loin, juste quelques mètres plus devant elle. Héléna rampa, centimètres par centimètres jusqu’à l’assemblage de poutrelles d’acier soudées en étoile les unes aux autres. Ses doigts agrippaient les grains de sable pour mieux s’y enfoncer. Elle se blottit derrière l’obstacle antichar, où s’abritait déjà un soldat qui pleurait alors que la vie s’échappait à gros bouillons de son ventre déchiré. Allongé sur lui, le capitaine s’efforçait de le rassurer. Il étanchait la plaie de ses deux mains, comme un barrage d'allumettes étancherais les eaux impétueuses d’une rivière en cru.
— Et maintenant, on fait quoi ? hurla Hélèna au creux de son oreille.
— Euh, bonne question…
Merde… La Pile était toute proche. Juste derrière les lignes collies. À portée de main, si elle pouvait passer. Héléna fulmina.
— Il faut continuer à avancer ! Allez, motivez les gars ! Dires leur qu’on bouge tous ensemble !
— Vous êtes de la deuxième compagnie, où est votre unité ?
— Je sais pas, mentit Héléna.
Le blessé hoquetait, blanc comme un linge entre les bras du capitaine.
— On est trop peu nombreux et on a subi trop de pertes. Il faut attendre la seconde vague.
Les pleurs cessèrent. Le capitaine cessa de comprimer la plaie et contempla ses mains, couvertes de sang jusqu’aux coudes.
— Si on reste là, on est mort, vous vous rappelez ? gronda Hélèna pour le ramener à la réalité. Il faut avancer et capturer la première ligne, c’étaient vos mots !
— Ben allez-y vous, je vous en prie ! Je vous suis.
Elle fronça les sourcils et se redressa d’un bond. Debout sur la plage, elle leva haut le fusil qu’elle n’avait pas perdu en mer dans cette incarnation.
— À moi les wardens ! On quitte la plage ! À la baïonnette !
***
Avec le recul, c’était une bonne idée de merde, admit Héléna une fois de retour à la case départ.
***
— Ben allez-y vous, je vous en prie ! Je vous suis, s’énerva des heures plus tard le capitaine au même moment.
— Faites un tir de suppression ! lui rétorqua-t-elle. Concentrez le feu sur le poste de tir de la mitrailleuse, dix degrés sur la droite et sur la tranchée juste en face, entre les deux bunkers.
Le capitaine ne bougea pas. Héléna le gifla.
— Bougez-vous, faites votre putain de boulot !
Ça suffit à le réveiller. Ça suffisait toujours. Il ouvrit la bouche, la referma, gratta le sable incrusté dans le mécanisme de sa carabine.
— Première compagnie, feu à volonté !
Il tira.
Un deux, trois, quatre, cinq coups de feu, maintenant. Si Héléna sortait avant, l’obus de mortier qui explosait sur sa gauche à ce moment lui arrachait la jambe. Il ne lui restait plus qu’à dégoupiller une grenade contre sa poitrine et tout recommencer.
Héléna bondit dans un trou d’obus fumant. Derrière elle, la carabine du capitaine s’enrayait au huitième tir. Au moins, il faisait de son mieux. Même si personne ne l’imitait, n’entendait ses ordres ou n’y obéissait. Cloués sur place, les wardens ne songeaient qu’à leur propre survie. Héléna avait besoin d’eux. Elle ne pouvait traverser seule cette plage infernale, ni atteindre la Pile sans l'aide des autres.
Trente mètres plus loin, débarqué d’une autre péniche, un servant et son fusil-mitrailleur se terrait derrière des cadavres, trop terrifié pour tirer.
Quel gâchis.
Une rafale fauchait sans cesse Héléna quand elle tentait de le rejoindre. Ou il y avait ce sapeur qu’elle avait repéré voilà deux tentatives : équipé d’un lance-roquettes Cutlass, son aide serait précieuse pour neutraliser le nid de mitrailleuse qui balayait le secteur, pour peu qu’elle parvint à le coordonner.
Elle allait essayer d’attirer son attention, ce coup-ci : Héléna leva la main et la secoua dans sa direction.
— Putain de merde !
Héléna serra contre sa vareuse bientôt imbibée de sang collant les moignons de ses doigts arrachés. La douleur palpitait dans son coude, remonta dans son épaule et irradia son corps tout entier. Héléna jura, haletante et de sa main valide, chercha une grenade dans sa besace. Elle la dégoupilla maladroitement, ferma les yeux et la garda serrée au creux de son ventre.
Merde. Encore raté. Elle patinait sur place et perdait du temps, un temps qui lentement, venait peu à peu à manquer. Elle s’éveillait à chaque nouvelle vie quelques plus tard que la précédente et le temps évaporé à chacune de ses incarnations cumulait une somme considérable, qui grossissait sans cesse. Héléna perdait entre cinq et trente secondes comme autant de petites morts au réveil de ses décès.
Elle jeta un bref coup d'œil à son poignet : vingt-trois heures, quatorze minutes et trente secondes.
Il y a peu, elle devait demander l’heure au brigadier Crawl puis aller à l’infirmerie remporter la montre sur le sempiternel pari d’une paire de quatre, d’une paire de six et d’un unique deux. Mais cela faisait bien dix tentatives qu’Héléna ne jouait plus pour récupérer le précieux instrument. Elle s’éveillait avec, désormais, et la cigarette offerte par les sentinelles. Le néant qui la poursuivait inexorablement avait avalé cette partie de dés, désormais figée à tout jamais dans le temps. Un vague souvenir flou de plus au plus lointain, qui appartenait au passé autant que ses rêves d’autrefois.
La première fois qu’elle avait songé à demander l’heure à Crawl après l’un de ses réveils, il lui avait affirmé qu’il était vingt-deux heures, quarante-cinq minutes et trois secondes.
Vingt-neuf minutes et vingt-sept secondes, calcula Héléna, avaient entre-temps disparu.
Et combien d’heures supplémentaires avait-elle vécu à travers toute ses vies, si brèves fussent-elles ? Combien de jours cumulés représentaient ces heures sans cesse renouvelées, vécues et répétées pendant lesquelles Héléna rongeait son frein, patientait pour recommencer en boucle de fatales secondes. Si elle gagnait quelques mètres de plage, elle s’estimait heureuse de survivre un instant de plus dans un futur inconnu, avant de s’éveiller de nouveau, le néant aux trousses, mais fière du progrès accompli. Et de tout recommencer ; la prochaine fois, elle ferait mieux.
La vie. La mort. Encore, et encore.
Héléna inspira une dernière bouffée et jeta son mégot fumant. Demain, réveil à cinq heures. Comme d’habitude. Autant profiter du répit. Elle se consolerait en dégustant dans sa couchette les olives envoyées par maman.
***
Frappée au torse, frappée au ventre, Héléna mourut. Encore et encore. Elle eut les jambes, les bras arrachés, suffoqua dans le sang qui giclait de sa gorge déchirée. Elle agonisa en silence pendant deux d'heures, les yeux grand ouverts, incapable de bouger alors qu’un éclat d’obus lui avait fendu le crâne. L’échec lui coûta de nombreuses vies, de trop nombreuses minutes sacrifiées au néant. Mais enfin Héléna tenait le chemin idéal, le tempo parfait.
Elle se jeta à couvert dans le trou hâtivement creusé à la pelle au fond duquel le sapeur attendait que, d’une manière ou d’une autre, les choses finissent par s'arranger toute seules.
— Vise la mitrailleuse avec ton machin ! Réveille-toi, détruit le poste de tir !
— J’ai pas de roquettes ! On est deux, je suis que le tireur. C’est Donovan la pourvoyeuse, c’est elle qui transporte les munitions !
— Elle est où, Donovan ?
— À la flotte, elle a coulé.
— Quand ? Où ?
— J’en sais rien, fous moi la paix !
— On peut pas rester là éternellement, il faut faire quelque chose. Je vais t’aider à chercher des roquettes, il y en a bien qui doivent traîner quelque part.
— Oh non, c’est trop dangereux. J’attends les renforts. Ou dix-huit heures et le rembarquement, s’ils annulent l’opération.
— La deuxième vague n’avancera pas plus nous, les tanks seront inutiles, la quatrième vague sera annulée et l’évacuation arrivera en retard avec trop peu de bateaux.
Héléna avait déjà testé, pour voir. Lorsque la deuxième vague débarquait, la marée montante les rattrapait peu à peu. Ils se retrouvaient tous coincés, entassés sur une bande de plage trop étroite entre la mer et la ligne de tir des coloniaux. Vers quatorze heures, les blindés débarquaient sur une plage que les sapeurs n’avaient ni déminée, ni débarrassée de ses obstacles. Les rares véhicules à ne s’être ni noyés, ni perdu en chemin encombraient l’espace plus qu’ils n’aidaient, vite réduits à l’état de carcasses fumantes par les tirs de mortiers et l’armement antichar pourtant sommaire que les collies possédaient encore.
La quatrième vague d’assaut, prévue en milieu d'après-midi pour relever les troupes en combat depuis l’aube ne débarquait pas, probablement annulée par l’état-major au vu du désastre auquel ils assistaient depuis le large. Quant à l'évacuation, elle ne débutait qu’à vingt-et-une heures, à la nuit tombée et se déroulait dans un tel chaos qu’Héléna avait renoncé à survivre pour en voir la fin.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
Héléna attrapa le col du tireur RPG :
— Écoute, il faut que tu m’aides. Il faut qu’on s’aide tous, c’est notre seule chance de sortir de cette plage !
Il la repoussa et s’énerva :
— Va te foutre, t’es qui, toi ? T’es même pas caporal ! J’ai jamais voulu venir ici, je…
Un cri étouffa le reste de sa phrase, lorsqu’une balle percuta sa clavicule gauche et rejaillit par l'épaule droite. Des gouttelettes de sang mouchetèrent le visage d’Héléna. Elle se recroquevilla face contre terre, se fit aussi petite qu’elle pouvait l’être et força le sapeur à faire de même. Il gémissait et gesticulait, secoué de spasmes. Il se tordait de douleur.
— Médic, je suis touché ! sanglotait-il. Médic !
— Arrête, ça sert à rien. Il reste plus qu’un médic sur ce secteur et il va mourir dans six minutes.
La main tremblante du sapeur agrippait la sangle du paquetage d’Héléna. Elle la chassa, mais il refusait de lâcher. Il l’attirait à elle, suppliait :
— Aide-moi ! Aide-moi !
— Ta gueule ! C’est Luigi, il vise drôlement bien. Si tu continues d’attirer son attention, il va me buter aussi…
Elle avait surnommé ainsi le tireur embusqué sur le toit du troisième bunker. Par économie de munitions ou par sadisme, qui sait, il avait la fâcheuse habitude de laisser se vider de leur sang les cibles qu’il blessait. Il tirait sur quiconque s’en approchait.
Héléna fit la morte et attendit. Et laissa s’écouler de longues minutes pendant lesquelles le sapeur cessa peu à peu de pleurer et de remuer, jusqu'à ce qu’elle osât relever imperceptiblement la tête du sable pour observer en face.
Le tir de Luigi la frappa en plein front.
Ça ne servait à rien. Convaincre un par un chacun des soldats sur la plage de se coordonner pour un assaut bien maîtrisé était voué à l'échec.
« T’es qui, toi ? T'es même pas caporal ! »
Le sapeur au RPG avait bien raison : prédire l’avenir, danser sous la mitraille pour esquiver les balles un ballet répété par cœur ne suffisait pas. Sa voix manquait de poids. De charisme
Son entêtement sur la plage démontrait un manque désolant d’imagination vis à vis des opportunités vertigineuses qu’offrait pourtant sa malédiction. Changer de méthode devenait une nécessité. Après tout, qu’est-ce qu'expérimenter de nouvelles approches plus originales lui ferait bien perdre ? Rien que la vie, encore et encore. Et de précieuses secondes grignotées par le néant. Tout autant qu’en persistant
Une toux sèche lui démangea la gorge. La mouche aurait peut-être un avis sur la question.
Ses narines frémirent soudain, frappées par la puanteur du tabac qui embrumait l’air. Elle fronça les sourcils. La pestilence émanait de sa main, la fumée également. Héléna réalisa qu’elle tenait une cigarette à moitié consumée et la jeta loin d’elle, le cœur au bord des lèvres.
Goûtez une fois à ce poison lui avait suffi : un cigare trouvé par terre avec les frangins. Ils avaient piqué une boite d'allumette dans la cuisine et fumé en secret, cachés derrière les buissons de lavande. Quelle dérouillée ils avaient ramassé quand maman les avait surpris en train de vomir !
Comment cette cigarette s’était-elle retrouvée allumée entre ses mains ?
Ses doigts pianotèrent dans le vide sur une machine à écrire invisible.
Oh, oui ; comprit-il alors. C’était elle qui ressurgissait. Et il força ses doigts à s'immobiliser.