La Pile

Chapitre 4 : Le 82ème D.K

2931 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/12/2024 17:15

— Le prisonnier ? Il est là ? Je peux lui parler ?


— T’es des services de renseignements ?


— Non, mais je…


— Alors non, coupa sèchement la sentinelle. Interdiction d’approcher. De toute façon, il est dans le coma, bourré de sédatifs.


On ne souhaitait visiblement pas que l’incident du poste de garde n°2 se reproduisit à l’infirmerie. Héléna avait trouvé la porte close lorsqu’elle s’y était présentée, juste après sa discussion avec la mouche. Trois gardes poireautaient devant, armés de fusils à pompe et de pistolets-mitrailleurs et à travers la vitre de leur bureau, elle pouvait en voir deux autres circuler entre les lits. Ils étaient vides pour la plupart. Héléna se tordit la nuque pour apercevoir par-dessus l’épaule de la sentinelle où se trouvait donc le précieux patient : Certainement caché derrière ce paravent, dont revenait justement une infirmière aux bras chargés d’un plateau de flacon.


— Dans le coma ? Il va se réveiller ?  


— Pas avant longtemps, crois-moi. Il est dans un sale état.


L’espoir d’Héléna se brisa. Ce collie seul savait ce que voulait dire son compagnon agonisant à propos de cette histoire de Pile. La mouche avait refusé d’en dire plus.


“La mouche avait refusé d’en dire plus. ” Quelle grinçante absurdité. Un simple fait, qu’Héléna acceptait avec un détachement résigné. Mais l’ironie de la phrase versait un miel acide sur ses plaies. À défaut de distinguer le songe de la réalité, elle avançait. Elle suivait le chemin tracé pour elle par son esprit embrumé.   À quoi bon ? Le son du canon la réveillerait à tout instant. Peut-être.


Elle devait s’en assurer. Essayer. Quoi d’autre, sinon ? Attendre l’aube, la barge, l’obus qui la ramènerait au point de départ ?


— Est-ce qu’il a parlé d’une Pile ? Comme si c’était un truc très important, genre un dieu ou une relique ?


— Il a rien dit, je te dis ! Il est dans le coma !


— Je peux entrer pour voir un infirmier, alors ? J’ai un truc coincé dans le gosier. Une mouche. Il faudrait faire quelque chose.



Elle ponctua ses paroles d’une quinte de toux, à peine factice. La mouche s’en était retourné loger au creux de sa trachée, une fois leur discussion achever. Elle s’y terrait encore.


La sentinelle rit :


— Fume un coup, ça va l’asphyxier !


Les autres s’esclaffèrent également. Héléna se renfrogna, mais le type n’avait pas tort : une clope ferait du bien.


Le garde se tenait appuyé contre la porte, le fusil à la bretelle. Mais les deux autres jouaient aux dés sur la table du bureau, leurs pistolets-mitrailleurs négligemment posés près de leur coude.


Et si elle forçait le passage ? En se déplaçant un peu, l’air de rien, juste comme ça, pendant qu’elle discutait : elle pourrait s’approcher de la table et par surprise, s’emparer d’une arme. Si elle était assez rapide, elle pourrait les tuer tous les trois d’une seule rafale et ensuite… Il y aurait les deux gardes à l’intérieur de l’infirmerie, sans compter les infirmiers ; si elle remportait la fusillade, nul obstacle ne se dresserait plus entre elle et l’interrogatoire du prisonnier. Après quoi, elle se donnerait la mort et tout ceci serait oublié. Sauf le souvenir des réponses arrachées.


Et si le pistolet-mitrailleur s’enrayait ? Et si l’homme au fusil à pompe était plus rapide qu’elle ? Et si elle ne trouvait pas la clé ? Et si les infirmiers étaient armés, que des renforts arrivaient, qu’elle paniquait ? Et si, et si, et si ? Elle se tuerait encore et encore, jusqu'à trouver le chemin de la réussite, jusqu'à presser la gâchette sans émotion sur des visages amicaux. Héléna tituba, prise de vertige.  La souffrance, l’obscurité, le froid, la peur, la mort à répétition, encore et encore. Juste pour s’approcher d’un homme à demi-mort qui n’ouvrira certainement pas les yeux.


Non, non, non.


Elle s’assit sur une étagère et laissa ses jambes pendre dans le vide.


— Vous auriez une clope ?


Le garde appuyé à la porte chercha son paquet dans sa vareuse, donna une cigarette à Héléna et en prit une pour lui.


Crève, saloperie de mouche, crève, songea Héléna en tirant une longue bouffée. Elle garda son souffle le plus longtemps possible avant de la relâcher.


Elle toussa.


— Allez, double six, double six… Pria l’un des joueurs de dés, qui embrassait le gobelet qu’il secouait.


Les pièces et les billets s’entassaient devant eux. Son adversaire serrait les dents, invoqua le sort.


Les dés roulèrent et dévoilèrent une paire de quatre, une paire de deux et un unique six. Le parieur grogna. Les billets changèrent de main.


De la lumière, de la joie, de la vie. L’esprit d’Héléna dérivait, elle se sentait sombrer. Les paroles des soldats entraient dans une oreille et ressortaient par l’autre. Mais pour rien au monde Héléna n’aurait voulu être ailleurs. Et quoi qu’en dise la mouche, elle le voulait assez fort.


Le sommeil finit par l’emporter. Elle rêva de sa maison au bord de la mer, des pêches au crabe avec  papa lorsque la marée était basse et des vendanges en automne, quand les collines de Mesea se couvraient de grappes mûres. Héléna vit un frère, une mère, au travers d’yeux fermés de sa main.


Elle s’éveilla avant le son du canon.


— Qu’est-ce que vous foutez là ? Debout ! Regagnez votre unité.


Héléna bailla. Ses paupières lourdes papillonnaient. Elle tourna la tête à gauche, à droite, hébétée. Les joueurs de dés avaient disparu. Quelques infirmiers partageaient un café dans leur salle de pause, mais surtout des soldats inconnus l’entouraient, coiffés de casquettes et de képis. Leur mine patibulaire, couturée de cicatrices, dominait Héléna de toute leur hauteur. Ils gardaient les mains sur les hanches où ils arboraient ostensiblement les étuis de leur pistolet. À leur bras, le motif flou de leurs insignes dansait devant les yeux embrumés d’Héléna. Elle les frotta de ses phalanges jusqu’à y voir clair et loucha jusqu’à distinguer clairement une croix, des lauriers, une tête de warden casquée, équipée d’un masque à gaz et un genre de devise écrite trop petite pour être lisible.  


Ça lui disait quelque chose, mais ce n'étaient pas des marins.


— C’est vous les types des renseignements ? Je pourrais parler au prisonnier ?


— Dégagez de cette infirmerie, soldat !


Mais oui, putain ! C’était l’insigne de la “Death Korp”, le 82ème Régiment de la Garde. Héléna sauta sur ses pieds, soudainement parfaitement réveillée. Héléna ne se fit pas prier et se hâta de quitter les lieux. Ses genoux flageolaient, le regard des Gardes pesait dans son dos plus douloureusement encore que la balle tirée par le capitaine. Héléna serra les dents.

À tout moment, elle s’attendait entendre un coup de tonnerre retentir. À tout moment, elle s’attendait sentir un coup frapper son dos et ses jambes se dérober sous son poid.


— Dehors, maintenant. Vous partez à l’assaut dans une heure, soyez à la hauteur.


Elle s'éclipsa par une échelle sans se faire exécuter. Elle pouvait s’estimer heureuse : les collies chiaient leur froc dès qu’ils entendaient parler de la présence du régiment sur le front.

Des rumeurs circulaient sur les crimes commis par la Death Korp sur des ennemis capturés. Les journaux n’en parlaient pas, par contre, ils racontaient sans cesse ses exploits. Même en sous-nombre, les Gardes préféraient mourir sur place que de faire un pas en arrière.


Les rangs de la 82éme D.K vomissaient les commissaires politiques de l’armée Warden. Leur bouche sermonnait la troupe, leurs yeux surveillaient et leurs oreilles écoutaient. Leur bras châtiait les Coloniaux et purgeait les indignes. Les simples soldats prenaient garde aux mots de travers qu’ils risquaient de  laisser échapper dans leur courrier et les plus grands généraux tremblaient lorsqu’ils se penchaient par-dessus leur épaule sur les plans de bataille : la moindre retraite, la moindre prudence les rendaient suspects. Le 82ème D.K veillait sur l’héritage de Callahan.


La vie du général Callahan inspirait le courage, de l’honneur et du dévouement à tout le peuple warden, mais les Gardes du 82ème Régiment exigeaient plus encore de ces valeurs que de simples leçon de vie.


Pouvait-on seulement démêler le vrai du faux, dénouer légendes et réalité à leur sujet ? On racontait qu’ils célébraient des messes et des rituels. On disait qu’ils ne craignaient pas de charger à la baïonnette sous un déluge de feu, qu’ils hurlaient hymnes et prières à la gloire de Callahan, le cœur en joie de mourir avec son nom sur les lèvres. On murmurait qu’ils préféraient se donner la mort plutôt que de laisser un exemplaire des Mémoires de Callahan tomber entre les mains de l’ennemi.


Des cinglés. Des héros. Un peu des deux.


Pauvre collie, s'il se réveillait… Bavard ou pas, il allait passer un sale quart d’heure.


Sans qu’elle ne s’en rendît compte, les pas d’Héléna sur le pont supérieur, où elle ne croisa que quelques matelots en service. Le soleil formait un fin liseré écarlate sur l’horizon. Elle s’accouda en bastingage, goûta en vent frais des premières minutes du jour.


Là-bas, elle vit Silver. Pour la première fois, la fumée des bombardements ne voilait pas encore l’île. On y distinguait les bunkers, les obstacles sur la plage.


Les collies dormaient-ils où se préparaient-ils déjà pour le grand jour ? Avaient-ils réussi à dormir, à manger quelque chose ? Attendaient-ils simplement, résignés, les yeux tournés vers le large et les doigts crispés sur leurs armes ? Avaient-ils peur eux aussi ou avaient-ils transcendé ce sentiment, déterminé à faire de leur caillou perdu le centre du monde pour l’Empire Warden aussi longtemps qu’ils respireraient ?  


Héléna toussa.


— La Pile est là-bas, n’est-ce pas ? Ils vont nous tuant en chantant pour elle des prières et mourir avec ce mot sur les lèvres ?


La mouche ne répondit rien.


Héléna étouffa un petit rire :


— C’est marrant, on dirait que les coloniaux ont enfin découvert le secret des victoires wardens : le fanatisme religieux.


Ça ferait une drôle de discussion entre les collies qui déblatèrent sur la Pile et les commissaires de la Death Korp dévoués au général Callahan.  


Les canons des destroyers ouvrirent soudain le feu. Une pluie d’acier s’abattit sur Silver qui se retrouva bientôt noyée dans la fumée des tirs.

Héléna soupira, se boucha les oreilles.


Ça recommençait…


Casque, paquetage, distribution de munitions, dernières instructions. Du vomis, des ordres criés, une légère toux qui lui échappa. Héléna baissa la tête pour passer sous le palan, mêlée au troupeau de soldats qui s’entassaient dans la barge.


Elle se fraya un chemin à travers les épaules serrées les unes contre les autres, jusqu’à atteindre la queue de la péniche. Le sol remua. L’embarcation venait de heurter la surface des flots. Le moteur toussota, ronronna. Héléna se tenait juste en dessous du poste de pilotage. Le marin qui la conduisait, vêtu d’un gilet de sauvetage par-dessus sa vareuse bleu pâle mâchonnait un cigare, le visage concentré. Il manœuvrait pour circuler entre les destroyers et les navires de transports pour l’aligner avec les autres péniches en direction de la zone de débarquement.


— Écoute-moi, s’il te plaît : comment tu t’appelles ?


Il ne répondit rien.  


— Eh ! Le pilote ! C’est quoi ton nom !


Il la remarqua enfin. Les deux mains sur le volant, il cracha sa fumée d’un côté de la bouche, tandis que le cigare restait pendu de l’autre.


— Karl Stefan.


— Karl, écoute moi : quand on sera à trente secondes de la plage, il faudra que tu ralentisses un peu, tu m’entends ? Ralentis un peu quand il ne reste que trente secondes, sinon on va tous mourir.


Il fallait crier pour que les mots ne se perdent pas dans le brouhaha des moteurs et des vagues contre la coque.


— Il faut rester synchrone avec les autres péniches !


— Non, non ! S’il te plaît !  


— Sécurisez la plage avant d’avancer plus loin, mais ne restez pas coincé à découvert, comprit ? beugla le lieutenant, un peu plus loin devant Héléna. On fait la jonction avec le capitaine, on attend les sapeurs qui vont démolir les obstacles qui la parsèment, pour permettre le passage des véhicules blindés qui arriveront avec la troisième vague, en fin de matinée. Il faut juste atteindre la première ligne et tenir la tête de pont d’ici là, alors faites gaffe à vous !


— Il faut ralentir ! Un obus va…


Une quinte de toux lui coupa la parole. Une gerbe d’eau s’abattit sur leurs têtes. Karl Stefan jeta son cigare détrempé.


— Tu vois ? Ils savent pas viser, mais il faut aller vite pour ne pas rester trop longtemps sous le feu ! Fais moi confiance, je vous garderais en vie !


— Non, c’est pas lui qui…


— Courage, les gars. Restez mobiles, couvrez-vous les uns les autres !


— Trente secondes, trente ! hurla le pilote à la cantonade. Dégagez la rampe et préparez vous !


— Ralentis, ralentis, stoppe les machines ! Juste cinq sec…


La moitié de la péniche s'évapora dans un déluge de feu, d’eau glaciale et de corps déchirés. Le métal déchiqueté vola, vrombit, arracha les torses, les bras, les têtes, les visages sur son chemin. Les bouches s’ouvraient pour crier, mais Héléna ne les entendaient plus. L’eau s’engouffrait, engloutissait les corps enchevêtrés qui se débattaient ou bien déjà ne bougeaient plus. Les flaques de mazout brûlaient à la surface des vagues. Héléna avalait des gorgées d’eau piquantes à chaque respiration, un peu plus à chaque fois alors que le poids de son paquetage l‘entrainait vers le fond et que les mouvements frénétiques de ses bras échouaient à garder sa tête hors de l’eau. Ses jambes heurtaient des choses dures, des choses molles. Sa poitrine brûlait. Ses yeux aussi, noyés de fumée. L’océan l’avala complétement. Elle se débattit, cogna, hurla silencieusement. Le froid et l’obscurité étouffèrent sa conscience.



Infirmerie, rapport, nettoyage Héléna ne perdit pas de temps. Celui-ci s’étrécissait. Le couloir du poste de garde, déjà, le prisonnier mort et l’attroupement de marins s’étaient évanouis, évaporés dans les méandres de la mouche-seule-savait quel néant inaccessible. Ces instants vécus et revécus à quatre, cinq reprise, peut-être ;  Héléna avait oublié combien, s’effaçaient de sa chair comme de vieilles cicatrices qu’elle avait pourtant cru gravées au fer rouge dans les replis de son être.


Et cet instant, là ; serpillière à la main, à lessiver le sang tiède sur un sol d’acier froid. Combien de vie, combien de morts, combien de matins à s'éveiller au grondement des mêmes canons faudrait il avant que lui aussi ne disparut dans les limbes de cette malédiction ?


— Qu'est-ce qu’il se passera si mes morts rattrapent mon temps ? s’inquiéta-t-elle à voix haute.


Crawl releva la tête, émit un grognement interrogatif depuis l’autre côté du couloir.


— Rien, rien, je pensais à voix haute. Il y a des commissaires du 82ème Death Korp à bord, tu savais ? Ils vont interroger le prisonnier.


— Ah bon ? Comment tu sais, tu les as vus quand ?


— Demain matin…


Héléna essora sa serpillière dans l’eau du seau teintée de rouge.


La mouche lui grattait la gorge, mais gardait le silence. Dès qu’elle fut seule, Héléna éructa, toussa et cracha sans qu’elle ne consentit à se manifester de nouveau.


Tic, tac. Quelque part sur cette île, la Pile l’appelait. Et le temps courait, implacable, comme cet obus de mortier qui lui barrait son futur. Héléna voulait vivre, aussi sûr qu’elle avait grandit sur les flancs d’une colline, au milieu des vi…


Au bord de la mer. Il fallait s’en rappeler, merde. Au bord de la mer, c’était elle.


Peu importe, elle réussirait. Il lui fallait s’organiser. Il lui fallait une montre.

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