La Pile

Chapitre 3 : L'Eternel Débarquement

3212 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/09/2024 20:12

Héléna s’éveilla au son du canon. Pas de petit déjeuner : pour limiter les dégâts des blessures à l’abdomen, les médics déconseillaient toute prise de nourriture dans les heures précédant le combat. De toute façon, elle n’aurait rien pu avaler. Elle sangla son paquetage, coiffa son casque d’acier. 


Quel rêve étrange elle avait fait cette nuit. Mais il s'effaçait déjà de son esprit. 


On distribua les munitions, les grenades, les dernières instructions. Les soldats s’alignaient en ligne sur le pont, rangés par compagnie sous un maussade ciel gris et un vent chargé d’embrun. La plage de Silver se dressait à l’horizon, masqué par la fumée des tirs de barrages.


Peut être que le bombardement avait tué tous les défenseurs… 


Héléna enfila un clip de cartouche dans la culasse de son fusil-automatique Sampo et rangea le reste dans sa besace. Une toux légère lui échappa. 


— Deuxième compagnie, par ici ! A tribord, montez dans la première péniche. Faites attention, c’est glissant. Et baissez la tête sous le palan. 


Des coups de sifflets, des ordres brefs aboyés ça et là. Le troupeau de soldats se mût par automatisme. Quelqu’un vomit. 


Héléna s’entassa au fond de la péniche, serrée contre les corps tremblants de ses compagnons. Une secousse, le treuil se déroula et la péniche descendit vers les flots. La muraille d’acier du flanc du Longhook grandit, grandit, jusqu’à ce qu’elle ne vit plus le marins restés à bord, même en levant la tête. Une autre secousse, plus brutale encore et leur embarcation se posa à la surface des vagues. Le moteur diesel toussota, ronronna et la barge surchargée entama sa course vers la mort. 


Quelqu’un vomit encore. Un autre l’imita. 


— Sécurisez la plage avant d’avancer plus loin, mais ne restez pas coincé à découvert, comprit ? On fait la jonction avec le capitaine, on attend les sapeurs qui vont démolir les obstacles qui la parsèment, pour permettre le passage des véhicules blindés qui arriveront avec la troisième vague, en fin de matinée. Il faut juste atteindre la première ligne et tenir la tête de pont d’ici là, alors faites gaffe à vous ! 


— Merde, j’ai oublié ma baïonnette râla un soldat collé contre son flanc.


Héléna se racla la gorge et força une toux sèche et douloureuse. 


— Ça va ? 


— Ouais, ouais. Depuis hier, j’ai avalé une saleté de mouche du mauvais trou. Elle est toujours coincée. 


Une gerbe d’eau glacée s’abattit sur leur tête. Des obus de mortiers tombaient sporadiquement au milieu de la flotte de péniches. Héléna baissa la tête, serra les dents. Celui là n'était pas passé loin. 


— Putain, ça promet ! gémit un soldat juché sur la rampe l’avant pour observer la plage de l’autre côté. 


— Courage, les gars. Restez mobiles, couvrez-vous les uns les autres ! 


— Trente secondes, trente ! hurla le pilote depuis son poste de conduite. Dégagez la rampe et préparez vous ! 


Héléna n’entendait plus que les battements de son cœur. Elle ne voulait pas, elle ne voulait pas. Ses lèvres s’ouvraient, se fermaient, de confuses prières s’échappaient de ses tripes. Elle ne voulait, pas, elle ne voulait pas. 


Maman, papa. 


L’univers entier devint vacarme. Un coup de poing la frappa au visage, à la poitrine et souffle lui échappa avant le moindre cris. L’eau, le métal, feu, le sang, les corps dansèrent une fraction de seconde devant ses yeux avant que l’obscurité ne les ferma et que le silence retomba. Étourdie, abrutie, elle tombait. Elle secoua ses membres, chercha quelque chose à agripper. A toucher. Elle ouvrit les yeux, les ouvrit grand. Mais elle ne vit rien. Héléna ne voyait plus rien. Le sang pulsait dans son visage engourdi, sa poitrine ne trouvait pas d’air à respirer. 


Le froid glacial l’enserrait. Ses mains, ses jambes secouaient en tout sens heurtaient, cognaient des choses molles et dures sans retrouver d’équilibre. Ni haut, ni bas, seulement l’eau gelait qui s’insinuait dans ses poumons sans qu’elle ne pu lutter. Elle voulait fermer la boucher, serrer les lèvres, mais ses muscles ne répondaient plus. La douleur s’intensifiait. A l’aide. Héléna voulait hurler mais elle ne pouvait pas. Elle se griffa la gorge, la poitrine, pour s’arracher un peu d’air. Ses doigts frénétiques frôlèrent par hasard son visage. Ils ne touchèrent que du vide.


Sa poitrine brûlait. Perdue dans le silence de l’obscurité, la douleur enfla, enfla, irradia et sa conscience s’estompa. 


— Il est mort. 


— Quoi ? 


Héléna ouvrit les yeux. Quelques gendarmes et marins l’entouraient dans la coursive du poste de sécurité n°2 du BMS Longhook. A ses pieds gisait un cadavre de collie, allongé dans une mare de sang. 


Elle porta les doigts à son visage et le palpa, incrédule. Pas de vide. Pas de douleur. Et pourtant… 


— Il est mort. 


— Il s’est passé quoi ? 


— Le plomb a dû toucher l’aorte. 


— Non, pas ça… Je veux dire… 


Elle était dans la péniche. Dans le froid, dans le noir. Héléna l’aurait juré. C’était si réel.


Une quinte de toux la plia en deux. Cette mouche. Cette putain de mouche. 


Elle transféra à l’infirmerie le prisonnier restant, fît son rapport, nettoya les dégâts occasionnés. 


C’était impossible. Tout cela, elle ne l’avait pas rêvé. Elle l’avait vécu. Héléna se les rappelait des moindres détails, se les figuraient avant qu’ils ne se produisent. 


Elle se glissa jusqu’à sa couchette s’y allongea toute habillée. Elle ne pouvait empêcher ses doigts de caresser son visage, d’en pétrir la chair. La douleur n’existait plus. C’était bien fini. 


Dans l’obscurité du dortoir, le froid et la peur revinrent la hanté. Le corps avait oublié, mais l’esprit se rappelait. Le noir abyssal l’avalait de nouveau, elle y flottait sans repère. 


Non, non non, plus jamais. Plus jamais ça. 


Elle se leva et d’un pas mal assuré, sortit dans la coursive qu’éclairait une série d’ampoules jaunes et vacillantes. Héléna s’assit sous cette lumière plus chaleureuse que le soleil d’été lorsqu’il baignait de ses rayons les coteaux verdoyants du vignoble familial. 


Quel vignoble ? 


Putain… Elle perdait la boule. 


Un rêve, c’était rien qu’un rêve. Elle toussa, se racla la gorge. Cracha et ferma les yeux. Héléna chassa ses pensées. Toutes ses pensées. Il fallait oublier. 


Des rêves fiévreux la hantèrent. Du noir, du froid et de la peu. Des rêves de vignes et de mer, de visage inconnu qui dansaient dans sa cervelle et derrière ses paupières . Elle les chassait, elles les déchirait mais ils étaient si vastes qu’ils occupaient toute la surface de son esprit.  


Comateuse, Héléna s’éveilla au son du canon. 


Pas de petit déjeuner : pour limiter les dégâts des blessures à l’abdomen, les médics… Non, non, pas de petit-déjeuner car c’était ainsi que cela devait être. Héléna le savait. Comme hier — ou était-ce aujourd’hui ? — elle n’aurait de toute façon rien pu avaler. Elle sangla encore son paquetage, coiffa de nouveau son casque d’acier. 



Quels putains de rêves elle avait fait cette nuit. Ils restaient gravés dans son crâne. 


C’était un rêve. Un putain de rêve. On distribua les munitions, les grenades, les dernières instructions. Un putain de cauchemars. Les soldats s’alignaient en ligne sur le pont, rangés par compagnie sous un maussade ciel gris et un vent chargé d’embrun. La plage de Silver se dressait à l’horizon, masquée par la fumée des tirs de barrages.


Pas encore. Pas encore. 


Le fusil automatique Sampo pendait entre ses mains molles. Le sergent collait sous son nez un paquet de cartouches. Il insistait. 


Pas encore. 


Une toux légère lui échappa.


— Deuxième compagnie, par ici ! A tribord, montez dans la première péniche. Faites attention, c’est glissant. Et baissez la tête sous le palan. 


Des coups de sifflets, des ordres brefs aboyés ça et là. Le troupeau de soldats se mût par automatisme.


— Stop !


Quelqu’un vomit. 


— Stop ! J’y retournerais pas ! J’veux pas mourir, j’y retournerais pas. 


Les dizaines de visages qui se tournèrent déployaient des efforts colossaux pour garder contenance, pour s’empêcher de s’effondrer au sol en jetant son arme. Il suffisait de regarder les autres afficher un masque résolu et descendre dans la péniche de débarquement pour se forcer à les imiter. Chacun acceptait de partir à la mort car tout le monde autour de lui acceptait de partir à la mort. Le fragile équilibre entre le courage et la panique reposait entièrement sur le postulat que si personne ne flanchait, c’était seulement parce que personne n’osait le faire premier devant les autres. 


Pour être brave, il suffisait seulement de ne pas l’être moins que les copains. 


Héléna lâcha son fusil. Des flots de larmes mouillaient ses joues. Et quelque chose se brisa au sein de la compagnie et de toutes celles massées sur le pont de ce navire de guerre. Les braves soldats tremblaient. L'équilibre était rompu. Leurs doigts brûlaient de lâcher les armes. 


Un coup de tonnerre retentit et un coup de poing percuta Héléna entre les omoplates. Elle poussa un cri et ses jambes se dérobèrent son poids. Son corps heurta le sol, électrisé d’une douleur sourde qui se propageait, enflait à travers chacun de ses nerfs.


Le capitaine apparut au-dessus d’elle. Il tenait un revolver fumant. Héléna gémit.


— La lâcheté et la désertion n’est pas tolérée dans la glorieuse armée Warden. L’honneur et le devoir exige que cette plage soit enlevée à l’ennemi et voilà le sort réservé aux chiens qui se dérobent à cette mission. Pour Callahan, pas un pas en arrière !


Le canon du pistolet pointait vers sa poitrine et derrière lui, l’officier au visage impassible ne la regardait même pas. Héléna gémit. Le souffle lui manquait. Elle rassembla ses jambes pour se relever, mais elles refusèrent de la lui répondre. Elle dressa les bras les bras devant elle, ferma les yeux ; pour se protéger de la mort, pour ne plus la voir.


Cela ne servit à rien. Le capitaine tira. 


— Le plomb a dû toucher l’aorte.  


Héléna avait les yeux grand ouverts. Mais devant elle, pas de revolvers, pas d’officier, pas de compagnie sur le pont ni de plage noyée dans la fumée. Juste quelques gendarmes et marins, et un cadavre sur le sol. 


Héléna bougea ses jambes et les muscles répondirent. Elle tâta son front, sa poitrine, n’y trouva pas de trou. Encore. Encore, une fois de plus. Pourquoi ?


Elle toussa, pliée en deux par une quinte de toux. 


Infirmerie. Rapport. Nettoyage. Des gestes mécaniques. Héléna retourna devant son dortoir et s’assit dans la coursive, à la lumière pisseuse des ampoules électriques. 


Et revinrent les vignes, revint le soleil pour hanter son sommeil sans repos. Papa, la mer, les mouettes, le pistolet du capitaine. Et le frangin qui…


Quel frangin ?


Héléna s’éveilla. Au son du canon. Pas de petit déjeuner. Casque, paquetage. 


Elle monta sur le pont sans un regard pour la plage de Silver au bout de l’horizon qu’elle savait baignée de fumée. 


On distribua les munitions, les grenades, les dernières instructions. Héléna fourra dans sa besace les boîtes de cartouches sans même les ouvrir. Une toux légère lui échappa. 


— Deuxième compagnie, par ici ! A tribord, montez dans la première péniche. Faites attention, c’est glissant. Et baissez la tête sous le palan. 


Elle suivit le mouvement. 


La péniche fendait les flots et Héléna gardait la tête droite. Les vomis, les visages tremblants, cela importait peu. 


— Sécurisez la plage avant d’avancer plus loin, mais ne restez pas coincé à découvert, comprit ? On fait la jonction avec le capitaine, on attend les sapeurs qui vont démolir les obstacles qui la parsèment, pour permettre le passage des véhicules blindés qui arriveront avec la troisième vague, en fin de matinée. Il faut juste atteindre la première ligne et tenir la tête de pont d’ici là, alors faites gaffe à vous ! 


— Merde, j’ai oublié ma baïonnette. 


— T’inquiète, t’en auras pas besoin. 


Héléna se lubrifia la gorge en crachant un glaviot. 


— Ça va ? 


Elle ignora la question. Une gerbe d’eau glacée s’abattit sur les casques. 


— Putain , ça promet !


— Courage, les gars. Restez mobiles, couvrez-vous les uns les autres ! 


— Trente secondes, trente ! Dégagez la rampe et préparez vous ! 


Héléna compta dans sa tête. Un. Deux. Trois. Qu…


L’obus tomba. La barge explosa.


Elle toussa, pliée en deux par une quinte de toux, entourée de gendarmes, de marins et d’un cadavre étalé sur le sol d’une coursive du Longhook. 


Tiens ? “Il est mort” avait affirmé la première fois le marin qui prenait le pouls. Il avait ajouté “ le plomb a dû toucher l’aorte” devant son étonnement. La toux venait après, Héléna le savait. 


Ces phrases manquaient cette fois-ci. 


Elle réapparaissait à chaque fois quelques secondes plus tard que la précédente.


Pourquoi ? 


Et si c'était ça, la mort ? Et si c'était ça, l’enfer ? Peut-être qu’une fois le corps tué, l’âme continuait à briller encore un peu, comme une braise dans les cendres d’un feu éteint, un écho condamnée à la réminiscence de ses dernières heures jusqu'à se confondre dans l’instant fatal et s’y dissiper ?  


Infirmerie. Rapport. Nettoyage, passer la nuit dans la coursive qui jouxtait le dortoir. Assise là, Héléna plongea son visage au creux de ses mains.


Papa sera triste quand il apprendrait qu’elle était morte. 


Quel papa ? Celui de ses souvenirs, ou celui qu’elle voyait dans ses rêves ? Où s'arrêtaient les rêves ? Où commençaient les souvenirs ? Elle ne savait pas. Elle ne savait plus. Et si elle rêvait maintenant ? Comment en être sûr ? Des couches et des couches de déjà-vu se superposaient, s’imbriquaient à sa réalité. L’embrouillaient.  


Hélena bougea sa main. Cela. elle était sûre de le faire. Mais lui appartenait-elle ?


En était-elle si sûre ?


Elle toussa. Encore. Le souffle lui manquait, elle tomba à terre. Sa trachée secouée de soubresaut s’agitait de sa volonté propre. Elle se disloquait, se déchirait pour chasser la chose qui l’obstruait. Ses poumons réclamaient de l’air à grand cris, mais seul un fin filet circulait par intermittence entre deux expectorations. 


Sa gorge se libéra soudain. Elle expulsa glaires et sang, s'arracha de grandes bouffées d’air, autant que les spasmes qui agitaient sa poitrine lui permettaient d’inspirer. Le corps étranger lui chatouillait la langue. Elle le cracha lui aussi. 


La mouche voleta devant ses yeux embués de larmes. Ses ailes vrombissaient , elle ne se souciait guère du mal causé par cette intrusion qui, d'ailleurs, semblait ne l’avoir guère perturbée. Elle en était ressortie en bien meilleure santé que son hôtesse involontaire. 



— Toi ? Ce n’est pas trop tôt, tu m’as causé bien du mal, articula Héléna entre deux quintes de toux sèche.


— Tu m’en a causé aussi, dit la mouche. Beaucoup. 


Ce n’était qu’un rêve. Encore un. 


— Tu n’es rien. 


— Et toi, qu’es-tu alors ?


— Je suis moi. 


— Une humaine ? Une conscrite ? Une fille, une amie ?


— Oui.


— Je me souviens moi aussi d’un conscrit. D’un fils, d’un ami, qui a grandi au pied d’une colline plantée de pieds de vigne plutôt que sous les embruns d’une mer froide. Voilà bien la seule différence. 


— Tu es lui ?


— Un souvenir. Un écho. Le dernier souffle de l’homme que tu as tué. 


— Quel était son nom ?


— Quelle importance ? Lui as-tu demandé lorsqu’il pouvait parler ? 


— Et maintenant ? Je dois souffrir à cause de ça ?


La mouche volait en cercle, si proche des lèvres d’Héléna qu’elle aurait pu l’embrasser.


— Le veux-tu ?


— Non. Bien sûr que non. C’est injuste. 


— Pourtant tout est affaire de volonté : de la volonté, il en avait beaucoup, beaucoup.


— Qu’est-ce qu’il voulait ? 


— Il voulait vous emmerder, vous autres Wardens. Il voulait vous humilier par la simple existence de cette île au milieu de l’océan. Il voulait accomplir son devoir, accomplir l’impossible et même bien plus encore. Il voulait qu'on se souvienne. Et par-dessus tout il voulait communier avec la Pile, suprême honneur et sacrifice. Il le voulait si fort, si fort que l’écho que cette volonté à vaincu la matière et le temps. Survécu à la mort. Son souffle vit en toi, désormais.


— Je n’ai jamais voulu cela…


— Tu n’as jamais rien voulu assez : voilà pourquoi ton souffle à toi s’est perdu dans le vent, englouti par le sien. A travers toi, sa volonté s’accomplira ou bien s’estompera dans l’oubli qui t’étais destiné. 


— Parasite…


— Tu n’es qu’un moyen pour la volonté d’un autre. 


— Communier avec la Pile ? Qu’est ce que c’est…


— Si tu la voyais, murmura la mouche. C’est merveilleux… 

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