La Pile
Chapitre 2 : Nuit de Garde au Poste de Sécurité n°2
2240 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 20/09/2024 20:07
Au poste de sécurité du pont nº2, on lui confia un fusil à pompe chargé à la chevrotine, tiré du casier des gardes. Un petit café pour garder les yeux ouverts et voilà Héléna plantée devant la porte d’une cellule de prison.
Le capitaine lui avait vaguement expliqué la situation sur le chemin et le gendarme qui s’occupait de la sécurité de ce secteur, le brigadier Crawl, lui avait donné un peu plus d’infos pendant que chauffait le kawa.
La flotte avait bien repéré des collies, tout à l’heure, une ou deux embarcations tentaient de briser le blocus. Ou alors qui s’apprêtaient à poser des explosifs. Au terme de l’échange de tir déséquilibré qui avait résulté de cet accrochage inopiné, un dragueur de mines avait repêché des rescapés, et les avait transbordé ici pour interrogatoire.
C’était la première fois qu’Héléna rencontrait des soldats coloniaux pour de vrai. Elle colla son œil au judas qui permettait de surveiller l’intérieur de leur cellule.
Héléna ne savait pas trop à quoi elle s’attendait. Quelque chose de plus proche des dessins qu’on trouvait dans les journaux, peut-être. La réalité était un brin décevante.
Il n’y avait que deux collies trempés comme des soupes, les vêtements kakis imbibés de mazout. Il était assit, hagard, à même le sol au fond de leur cellule. Les os de leur crâne saillaient sous la peau diaphane de leurs visages si étriqués qu’ils rappelaient deux têtes de morts lugubres. Leurs lèvres étaient fendues, leurs dents brisées et leurs yeux jaunis et globuleux s’enfonçaient profondément dans des orbites caves et décharnées. Ils n’affichaient aucune expression, même pas la peur regardaient loin devant eux sans voir les murs de leur prison. Mais dans leurs pupilles écarquillées brillait une flamme vivante et invincible.
— Ils font peur à voir, hein ?
Héléna sursauta. Derrière elle se dressait Crawl, son supérieur temporaire. Accoudé à la porte du sas, il bourrait sa pipe d’un air tranquille.
— Ils sont maigres à mort !
— Ils crèvent la dalle, sur Silver. Ce sont des cadavres vivants qui défendent l’île. Ceux-là préparaient un coup fourré, c’est sûr. Au début, on pensait qu’ils voulaient se barrer de cet enfer, mais non : même la perspective d’un repas chaud une fois capturé, ça les intéressaient pas, ces cons ! Même à la flotte en train de se noyer, ils voulaient pas se rendre, il a fallu les taper un peu pour qu’ils comprennent qu’ils avaient pas le choix. Les services de renseignements sont en route pour leur tirer les vers du nez.
Héléna garda le silence. Le gendarme craqua une allumette et embrasa le fourneau de sa pipe. Il tira une ou deux bouffées avant de reprendre, lugubre :
— Bonne chance pour demain…
La gorge nouée, Héléna retourna à sa ronde pour s’éviter de répondre.
Son tour de garde devait durer quatre heures et le temps, déjà, s'éternisait. A part marcher de long en large et se tenir debout, appuyée contre son fusil, il n’y avait pas grand chose à faire. La cafetière était vide, mais elle avait emprunté à Crawl un peu de tabac à pipe pour se rouler une clope dans un papier journal.
Plus qu’à attendre et lutter contre le sommeil.
Héléna bailla une fois de plus.
Boum.
Elle releva la tête. Le bruit sourd provenait de l’intérieur de derrière la porte de la cellule.
Boum.
Il se répétait, encore et encore : boum. Boum. Boum.
Héléna s’approcha du judas.
— A l’aide ! A moi ! Ouvrez la porte !
Dans un coin de la pièce l’un des prisonniers se tenait debout, arqué contre le mur qu’il tenait à deux mains et et ou se frappait la tête. Le sang vaporisé à chaque impact éclaboussait et coulait en large flaques sur le sol d’acier nu. L’autre prisonnier ne bougeait pas, ne disait rien. Il se balançait sur la couchette en position foetale et ses yeux fixaient un pan de plafond, les lèvres agitées par d’inaudibles murmures.
Crawl débarqua en courant et dégagea Héléna d’une secousse pour regarder à son tour dans la cellule. Ses mains ne tremblaient pas. Il appuya sur une sonnette d’alarme et pesa de toutes ses forces sur la manivelle qui animait la porte.
Dès qu’elle s’ouvrit sur ses gonds, il bondit à l'intérieur. Héléna sur ses talons pointa le canon de son fusil dans l’embrasure. Elle se méfiait du prisonnier indemne, sur sa couchette non loin de la porte et elle le mit en joue. L’autre, pourtant, réagi le premier : dès que Crawl l’eut attrapé par la taille pour le dégager du mur, il bondit sur lui à toute vitesse et le renversa. Son poing fendit les airs et percuta le cou du gendarme, qui laissa échapper un hoquet guttural. Héléna détourna son arme et visa le rebelle.
— Calmez-vous ! Les mains en l’air !
Une poigne squelettique se referma sur le canon. Elle sentit le fusil lui échapper des mains. Le second collie, agrippé à elle, essayait de le lui arracher. Le coup partit tout seul et se perdit dans le mur. Les oreilles d’Héléna sifflaient. Elle ne s’entendait même plus crier. Sa poitrine vibrait encore du choc de la détonation, démultipliée dans cet espace clos.
D’un coup sec, elle frappa de la crosse les côtes de son adversaire. L’emprise de ce dernier faiblit. Une dernière secousse et l’arme fût sienne entiérement. Le prisonnier la culbuta d’un coup d’épaule dans la mâchoire. Son pied vola ensuite et le souffle d’Héléna lui échappa lorsqu’il atterrit au creux de son ventre. Elle s’effondra, pliée en deux, les doigts crispés sur le précieux fusil à pompe, couchée par-dessus lui..
Le prisonnier abandonna le combat et se précipita vers la porte laissée ouverte. Héléna dirigea l’arme dans cette direction. Elle serra les dents, rentra la tête dans ses épaules en prévision de la déflagration à venir. Son doigt pressa la détente.
Il ne rencontra aucune résistance mécanique : la gâchette bougeait librement dans le vide sans déclencher le moindre coup de feu. Le prisonnier disparu dans la coursive.
— Putain de merde…
Héléna actionna la pompe du fusil. La cartouche vide s’éjecta, une neuve se chambra à sa place.
Du coin de l'œil, elle vérifia comment Crawl s’en tirait.
Passé l’effet de surprise,il avait visiblement reprit le contrôle de la situation. Plus gros, plus fort, mieux nourri, il maitrisait maintenant le prisonnier dont le front n’était que charpie. Le gendarme enroulé autour de lui s'efforçait de le faire cesser de se débattre alors que son coude enfilé autour de son cou l’étranglait inexorablement. Le visage du collie avait prit une couleur violacée, sans toutefois que cela eut suffi à le faire accepter de se rendre.
Ici, ce n’était plus le plus urgent.
Héléna se releva et s'élança dans le même mouvement à la suite de l’évadé.
Elle s’engouffra dans la coursive attenante aux cellules. Une alarme stridente résonnait. Ailleurs approchaient des éclats de voix et un concert de pas frénétiques sur des marches métalliques. Les renforts arrivaient.
Le collie s’en moquait. Il courait vers la sortie du secteur, renversa une armoire du poste de sécurité pour ralentir la poursuite. Une intersection se profilait devant lui.
— Stop ! Rendez-vous !
Héléna visa, tira, sursauta. La crosse lui laboura l’épaule. Ses tympans palpitaient.
Manqué. L’évadé courait toujours sans se retourner.
Héléna réarma son fusil. Mais avant même qu’elle ne rajusta sa visée, le prisonnier trébucha. Son épaule glissa contre le mur et y imprima une longue traînée rouge. Il marcha encore quelques pas avant de s’affaisser sur lui-même, effondré sur le sol, le bras agité de spasmes frénétiques.
Le cœur d’Héléna battait la chamade dans sa poitrine. Ses cheveux se hérissèrent et l’espace d’un instant, la réalité s’imposa à elle.
Elle avait tué. Elle avait tué.
Elle s’approcha, le fusil pointé sur le corps de sa victime. Son bras bougeait toujours de manière incontrôlée. Sa jambe aussi, un peu, jusqu’à ce qu’elle s’immobilisa.
Héléna marcha dans la flaque de sang qui s’élargissait. Il giclait à gros bouillons de la blessure.
Mais il bougeait encore. Il parlait. Il pleurait.
— La Pile… la Pile… Pas ici, j’dois pas pas mourir ici… j’dois aller… sur la Pile.
— Ça va ?
La voix d’Héléna tremblait.
— J’veux pas mourir… pas ici, pas maintenant… Je dois faire… qu’un avec la Pile…
Il essayait de se relever. De ramper.
— J’ai… échoué, pardonnez-moi, bégaya-t-il d’une voix entrecoupée de de sanglots. Je ne serais pas… élevé… Je ne pourrais pas… continuer la lutte.
Grâce au boulot, Héléna parlait couramment de meseaen, mais elle ne pigeait pas un mot de ce que voulait dire ce collie. Elle lui attrapa l’épaule et le força à se retourner.
— C’est quoi ce bordel ? Ça va ?
Il poussa un râle de détresse et elle découvrit sa face exsangue, barbouillé de sang, de larmes et de morves. Ses yeux frénétiques et exorbités brûlaient encore, plus vivant que jamais aux portes de la mort.
— La Pile ! J’ai... abandonné la Pile ! cracha-t-il au visage d’Héléna. Je dois…
Une quinte de toux le réduisit au silence.
— La Pile… La Sainte Pile me pardonne…
Sa main jaillit vers la nuque d'Héléna. Elle bondit en arrière, mais ses doigts crispés l’accrochaient. Ses dernières forces refusaient de lâcher. Elle frappa, sans lui faire lâcher prise.
Merde… Comment est-ce qu’il arrivait à tenir encore le coup ?
— La Pile…
Un souffle s'échappa de ses poumons et une mouche aussi. Héléna la vit voleter un instant entre leurs deux visages avant qu’elle ne fonça sur elle. Elle n’eut pas le temps de reculer, ni de fermer la bouche. Elle s'engouffra droit dans son gosier.
Héléna toussa, se racla la gorge, cracha, se dégagea de enfin de l’emprise du collie.
Putain, comme par hasard…
Elle se gargarisa, glissa un doigt dans son larynx. Un soudain haut-le-cœur la fit renoncer. Mais il la démangeait encore.
— Qu’est ce qui se passe ?
Plusieurs marins et gendarmes encombraient la coursive, armés jusqu’aux dents.
— J’ai avalé une mouche, une putain mouche, vous y croyez ? Allez chercher un médic, sinon le collie va y passer.
— Il est mort.
Un gendarme accroupi tenait ses doigts posés sur le poul du collie. Il bougeait plus. Son visage blanc comme le lait affichait une expression figée de désespoir. Les entrailles d’Héléna se nouèrent.
— Ah merde… Il était devenu cinglé. Il arrêtait pas de répéter des trucs à propos d’une Sainte Pile ou je sais pas.
Héléna cracha un peu de salive, sans parvenir à se débarrasser de cette putain de mouche. Ni de l’étrange sentiment qui flottait par intermittence dans le fil de ses pensées.
Elle avait tué. Elle avait tué.
Héléna gâcha le reste de la soirée à transférer le prisonnier restant à l’infirmerie où quoique dans le coma, il demeurerait sous surveillance renforcée, à faire son rapport et à nettoyer les dégâts occasionnés. Quand enfin on vint la relever, elle traversa en titubant les ponts du Longhook jusqu’à son dortoir, se fraya un chemin dans le noir jusqu’à sa couchette et s’y laissa tomber toute habillée.
Les yeux grand ouverts, Héléna fixait le vide.
Elle avait tué. Elle avait tué.
Et demain, à l’aube…
Comme si une nuit pourrie ne suffisait pas.
Elle rêva de collines et de mouettes, de plages et de vignes. Elle vit le visage de sa mère, de son père, de son ancien patron. Et les yeux exorbités d’un homme en larme qui se vidait de son sang.