La Pile

Chapitre 1 : Le Blocus de Silver

3092 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/09/2024 20:03

Fiction écrite dans le cadre du défi septembre-octobre 2024 "La Boucle Temporelle" du forum Fanfictions.fr

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Cette histoire librement inspirée de faits réels est dédiée aux vétérans de la Guerre 108 et à tout ceux dont le sang a été versé lors de la bataille de Silver.







C’était le dernier repas offert à bord du BMS Longhook. Personne n’oubliait qu’il serait certainement le dernier tout court aussi. Le menu changeait de l’ordinaire monotone que servait habituellement l’intendance de la marine et une centaine de fusiliers marins encombraient les bancs de la cambuse, chaque assiette remplie d’une copieuse portion de salade de patate, de harengs marinés, de pain chaud, de beurre. Pas de margarine, mais du beurre, du vrai beurre crémeux. Tous resservaient leur verre à volonté avec les pichets de sodas mis à leur disposition et on avait distribué un quart de vin par tête pour l’apéritif. Et au dessert, arrosé d’une goutte de gnôle, on apporta des conserves de poires au sirop. 


C’était le meilleur repas offert par l’armée depuis longtemps. Héléna l’aurait nettement mieux apprécier si le BMS Longhook ne la conduisait pas vers une mort certaine. 


Elle ouvrait et fermait la bouche machinalement, mastiquait sans parvenir à avaler patates cartonneuses et poires fadasses. L’odeur rance des harengs lui retournait l’estomac. Elle les écarta au bord de son assiette sans oser y toucher.


Un lourd silence pesait sur la cambuse, que troublait seulement le bruit des couverts s’entrechoquant. Personne ne parlait plus haut que le ton du murmure et quand parfois un rire s’élevait entre les murs, il mourait aussitôt.


Les têtes restaient courbées, les visages pâles, les mains tremblaient sur les poignées des pichets de sodas. Helena sirota une gorgée. Les siennes frémissaient de même autour de son verre. Le sucre échouait à combler le trou qui s’ouvrait dans ses entrailles. Elle le reposa, gratta ses cheveux courts, balaya la cambuse du regard. Des yeux fous, partout des yeux fous. Personne ne pigeait ce qu’il foutait là. Elle la première.


— T’as pas une clope ? 


Son voisin de table tapota ses poches jusqu’à trouver son paquet et laissa Héléna y piocher une cigarette. Elle lui taxa son briquet également, seulement le temps de l’allumer et sortit sur le pont la fumer. Elle abandonna sur place harengs intacts, poires inachevées et verre de soda à demi-plein. 


L’éclat de la lune se reflétait à la surface de l’eau noire, troublée par l’écume à la crête des vagues. Le bateau tanguait et l’esprit d’Héléna aussi, un peu. À cause du vin. Elle avait toujours aimé la mer.


Elle inspira une longue bouffée et contempla la pointe incandescente de sa cigarette dessiner une étoile écarlate dans le ciel nocturne. 


Peut-être que si la mer était trop agitée, l’opération de demain serait reportée ? 


Elle souffla sa fumée, ainsi que le fragile espoir esquissé en pensée. La nouvelle du débarquement datait de ce matin et coïncidait avec la réception des prévisions météos. Helena connaissait assez bien le métier pour savoir que les gros bonnets tout là haut, qui décidaient ce genre de chose, avaient prévu cette éventualité avant d’organiser leur fourbi. C’était trop tard, maintenant. 


Les lumières de dizaines d’autres navires pointillaient l’horizon. Quelque part, l’un d’eux lança vers les cieux une fusée de signalement dont le pâle scintillement illumina la nuit le temps qu’elle retomba dans les vagues. 


Helena tapota ses cendres par-dessus le bastingage.


Mais qu’est-ce qu'elle foutait là ? 


Dire qu’elle avait un bon métier, qui lui plaisait. Elle travaillait avec des bateaux et pouvait même parfois monter à bord, lorsqu’il fallait signer des papiers ou faire des inspections. Elle entendait tout les jours le bruit des mouettes, de la houle et sentait le vent salé du large chaque fois qu’elle allait ou quittait son bureau. L’été, elle trempait ses pieds dans les mares de plage. Et même lors des périodes ou le rationnement était le plus sévère, on trouvait toujours du poisson ou des fruits des mers. 


Héléna travaillait au port, en tant que secrétaire pour une compagnie de transport maritime. Une importante société, surtout en temps de guerre. Les cargos allaient et venaient, chargeaient du fret, le déchargeaient et recommençaient, partout dans l’empire et au plus proche des zones de combats, dans le sud. Héléna, petite main du chef d’orchestre, synchronisait ce ballet minutieux. Les frictions ne cessaient jamais : il suffisait d’un problème pour en entraîner un autre et retard après retard, faire s’écrouler cette délicate machinerie. Et pourtant Héléna était là, pompe à huile à la main, à régler les soucis avant même qu’ils ne se manifestent, à archiver, à enregistrer, à planifier, à dactylographier. C’était grâce à elle parmi tant d’autres, humble secrétaire dans un bureau du port que le perpétuel moteur de la logistique tournait à plein régime dans le doux ronronnement du bon fonctionnement. 


Ce jour-là, Héléna achevait de recopier le manifeste de fret soumis par le capitaine d’un pétrolier. Elle tapait à toute vitesse sur sa machine à écrire et sans cesser de le faire, tourna la tête vers la porte d’entrée lorsque la sonnette retentit. 


— Entrez, je vous prie !


La silhouette de deux hommes en uniforme de marin apparut dans l’encadrement. Des hauts gradés, comme Héléna en rencontrait souvent. Étant civile, nulle besoin pour elle de se lever pour saluer. Un capitaine et un commissaire, lui apprit les galons cousus sur leurs épaules et les casquette qu’ils tenaient sous leur bras. 


— Je suis à vous dans un instant. 


Elle avait presque fini de taper son dernier paragraphe. Les officiers hochèrent la tête et pour patienter, contemplèrent distraitement les photos et articles de journaux épinglés sur le mur. 

Dès que la presse faisait mention d’un des cargo de leur compagnie, Hélena et ses collègues s’empressaient de découper l’article pour l’exposer fièrement. Ils évitaient ceux qui parlaient de naufrages et de navires torpillés. Un mémorial, dans le port, se dressait en hommage aux victimes perdues en mer et la liste, ces temps-ci, ne cessait de s’allonger cruellement. “Un porte-conteneur au secours de naufragés : 63 marins sains et saufs ”, annonçaient plutôt les coupures. Ou bien “350 tonnes de vivres, essence et munitions livrés par jour : l’incroyable miracle qui a sauvé Marban Hallow. “ 


Helena retira la feuille de sa machine, apposa tout en bas le tampon de la date et signala d’une voix aussi charmante que professionnelle sa disponibilité à ses deux visiteurs. 


— Nous souhaitons parler à monsieur Vance, votre directeur, dit le capitaine. 


— Il est hélas en voyage d'affaires, il ne reviendra que lundi. Souhaitez-vous prendre rendez-vous, ou bien que je vous indique à quelle station radio le contacter ? 


— Ce ne sera pas nécessaire, répondit le capitaine. L’affaire est assez urgente, nous nous passerons de lui. 


Il tira de sa serviette un papier dont le symbole du ministère de la marine ornait l’en-tête. Héléna reconnu avant même de la lire la mise en page d’un ordre de réquisition. Une procédure banale : l’armée réclamait des transports, la compagnie les fournissait, Héléna organisait l’affaire. 


— Nous avons besoin de vos navires. 


— Je comprends tout à fait. 


Elle prit la feuille et examina les lignes en diagonale. Héléna ne s’embrassait pas du superflu et chercha dans le texte les principales informations qui l’intéressaient. Elle trouva la date et… tiens ? C’était un amiral qui avait signé l’ordre, ca venait de haut. 


— Le 5 du mois nous organisons un convoi pétrolier entre Alchimio et le dépôt de Mara. On peut retarder la livraison pour libérer l’emploi du temps. Il faudra passer quelques coups de fils, voilà tout. Un de nos cargo a également une maintenance planifiée mais ça ne devrait pas poser de problème si… combien de navires vous faut-il, je n’arrive pas à en trouver la mention dans l’ordre de réquisition ?


— Tous, mademoiselle. 


Héléna écarquilla les yeux : 


— Tous ? 


Son regard vola d’un visage à l’autre, mais chacun de ses interlocuteurs affichait une mine atrocement sérieuse. Les mots s’étouffèrent dans sa bouche. Elle farfouilla fébrilement les dossiers rangés dans son bureau. Le directeur. Il fallait appeler le directeur. 


— C’est que… notre planning est déjà très serré. Nous avons des contrats jusqu'à cinq semaines avec votre ministère et celui de l’industrie. 


— Cet ordre est prioritaire, mademoiselle. Il annule les précédents contrats de votre compagnie. 


Héléna hocha vaguement la tête. Elle n’était pas bête : elle lisait les journaux et écoutait les informations à la radio. Une affaire si importante concernait forcément la bataille de Silver, elle le sentait. La compagnie n’avait cessé ces dernières semaines d’envoyer des convois alimenter le blocus dans les îles Oarbreakers. 


L’archipel des Oarbreaker constituait avant la guerre un bastion colonial planté en plein milieu des eaux territoriales wardens. Cette humiliante épine dans le pied était devenue un objectif prioritaire dès le début des hostilités. Une à une, les wardens avaient repris les îles qui la formaient lors de vastes débarquement couronnés de succès qui avaient fait les choux gras de la presse à l’époque. Quel prestige pour la marine impériale en pleine reconstruction ! 

Toute les îles avaient été libérées. Sauf une, Silver, la plus en plein centre de l’archipel. Le blocus l’isolait entièrement, les tentatives de débarquement se succédaient mais les collies tenaient par miracle et s’accrochaient à ce cailloux comme si leur vie en dépendait. La presse, embarrassée, avait fini par sombrer dans le mutisme à ce sujet mais nul n’ignorait que c’était devenu une affaire d’honneur : Silver devait tomber, à n’importe quel coût. 


La marine préparait sans doute un débarquement d’une ampleur colossale. Un coup de poing massif pour écraser définitivement la résistance futile de cette île symbolique. 


— Très bien, je vois. Je ferais de mon mieux, mais je devrai informer mon directeur. 


Héléna relut la feuille, plus attentivement cette fois. 


— Euh… que faudra-t-il transporter ? L’ordre ne le mentionne pas, c’est peut être une erreur ou… Je comprends que cette information soit confidentielle, mais nous devons le savoir pour organiser la logistique. Et quand estimez-vous la fin de l’opération et la reprise normale de nos activités ? 



— Ce n’est pas une erreur, assura le commissaire. Ce n’est pas confidentiel non plus : vos cargos partiront vide et il n’y aura pas de reprise normale de vos activités, car ils ne reviendront pas. Nous allons les couler dans la baie des Oarbreakers pour former une digue artificielle rendra hermétique le blocus de Silver et empêchera le passage de tout ravitailleur ou renforts coloniaux. 


— Mais vous êtes fous ! Il faudrait des dizaines de navires ! Des centaines, peut-être : des cargos, des porte-conteneurs et avec assez de tirant d’eau pour se poser sur le fond ! Cette flotte marchande est indispensable à la bonne marche logistique de l’effort de guerre. Vous ne pouvez pas les sacrifier sans mettre en péril toute l’économie du pays !


— Ayez fois en l’esprit warden, mademoiselle. Les chantiers navals fonctionnent à plein régime. Les cargos seront reconstruits, la flotte marchande remplacée à long terme. A court terme, le blocus de Silver est bien plus important. La décision a été prise en haut-lieu par le gouvernement, il ne nous appartient pas à nous, simples soldats et citoyens de la remettre en cause. Seulement d'œuvrer à sa réalisation. 


— Et puisse Callahan veiller à son succès, ajouta le capitaine d’un ton péremptoire.


Personne ne réclamait plus de secrétaire dans une compagnie maritime dépouillée de bateaux. Héléna avait reçu quelques jours plus tard un nouvel ordre, par la poste cette fois-ci, de mobilisation celui-là. Rien n’échappait à l’administration. Apparemment, être au chômage et avoir suivi trois mois de stage chez les Jeunesses Caoiviennes à la fin du lycée suffisait à la rendre apte au service militaire. 


Le BMS Longhook longeait le mur construit par les Wardens pour isoler Silver. La cime des navires engloutis collés proue contre poupe dépassait juste des flots, battus par les vagues. Des dizaines et des dizaines de cargos lourds, lestés à craquer d’eau et de ciment et laissés là à rouiller, à tout jamais. Cet ouvrage encerclait toute l’île. Il fallait se le répéter pour en réaliser l’ampleur, alors qu’Héléna ne l’apercevait qu’à peine. Ce récif d’acier encerclait TOUTE l’ile. Il fallait travailler dans la logistique pour imaginer l’effort colossal qu’il avait fallu déployer pour permettre à un îlot insignifiant de lentement mourir de faim. 


Le BMS Longhook franchissait un minuscule passage dans la muraille, gardé par une meute féroce de destroyers. Le navire ralentit et prit le temps de manœuvrer, guidé par une vedette qui éclairait le passage de signaux lumineux. Les cadavres à demi-engloutis des cargos sacrifiés gisaient tout près du bastingage où Héléna s’accoudait. 


Il faisait trop sombre pour déchiffrer le nom peint sur la coque. Peut-être était-ce l’un des bateaux de la compagnie, qui sait ? 


Héléna lui jeta son mégot de cigarette. 


Putain de blocus. Ça n’avait pas suffit qu’il lui prit son métier ; maintenant, elle allait aussi crever. Les plages de Silver réclamaient de la chair fraîche. Il fallait bien effacer cette agaçante petite tâche rouge au milieu d’une carte peinte bleue dans la salle d’état-major d’un ministère. 


La sirène d’un destroyer stridula dans la nuit, étouffée par le vent. La longue note criarde, modulée sans fin, se répercuta entre les coques et les vagues. Des projecteurs s’allumèrent et de brûlants faisceaux jaune vif transpercèrent l’obscurité. Au loin, un canon automatique tira. On criait. Des pointillés de balles traçantes sillonnèrent au ras des vagues, soulevèrent de hautes gerbes argentées qui troublèrent surface noire de l’océan. Les projecteurs balayèrent la mer. Une explosion gronda. Puis une autre, après un instant de silence. Un flash de lumière s’éleva d’un canon d’un destroyer voisin et Héléna sursauta lorsque, quelques secondes plus tard, le coup de feu lui vrilla les oreilles. Une explosion, encore. Des cris, les coudes des fusiliers marins attirés sur le pont par le vacarme, qui se massaient au bastingage. La danse des projecteurs, le ronronnement des moteurs des bateaux qui cherchaient leur rôle dans ce chaos. Et aussi vite que tout avait commencé, tout cessa. 


Héléna eut beau se tordre le coup, penchée par-dessus bord, elle ne voyait plus rien. N’entendait plus rien. 


— C’était quoi ce bordel ? s’inquiéta un matelot. 


— Aucune idée. Une attaque de collies ou une fausse alerte, qui sait ? 


Peu à peu, tout le monde retourna à ses quartiers. Héléna aussi, pour échapper au froid qui peu à peu l’engourdissait.  


Ça discutait encore de l’incident, à la lueur blafarde de l’ampoule du dortoir. Les corps en sous-vêtements grouillaient et pullulaient dans les maigres espaces laissés libre entre les couchettes, luisant de sueur. Ça discutait, ça priait, ça jouait aux cartes sur les couchettes, ça vérifiait le paquetage une dernière fois. La fumée du tabac embrumait l’atmosphère mais au moins, elle couvrait les relents d’humidité, de pieds macérés et les effluves des vomis de ceux qui n’avaient pas eu le temps de sortir pour évacuer leur mal de mer. 


— Garde à vous ! 


Héléna se dressa d’un seul geste, le dos droit, les bras le long du corps, en culotte. Le pantalon qu’elle était en train de retirer gisait à ses pieds, la jambe droite encore enfilée. 


— Repos, dit le capitaine depuis l’entrée du dortoir. 


Tous les soldats se relâchèrent. Le capitaine reprit : 


— J’ai besoin de volontaires pour une corvée, ce soir. 


— Je croyais qu’on était exempté de corvée, aujourd’hui ? ne put s’empêcher de faire remarquer Héléna à voix haute. 


Le capitaine posa ses yeux sur elle. 


— Au regard de ce qui vous attend demain matin, vous êtes en effet exceptionnellement dispensée de corvée aujourd’hui. De corvée de balayage, soldat. De corvée de chiotte, de corvée de pluche. En ce qui concerne la sécurité du navire, elle reste prioritaire et d’elle qu’il s’agit. Puisque vous aimez faire la maline, je vous nomme volontaire. Rhabillez-vous en vitesse et suivez moi. 


Héléna se mordit les lèvres et étouffa un juron. 


Quelle conne…


Elle renfila d’un geste brusque son pantalon. Les yeux de tout le dortoir pesaient en silence sur sa nuque et devant la porte, le capitaine attendait, les mains sur les hanches.


Mais pourquoi avait-il fallu qu’elle ouvre sa grande gueule ? 

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