La dernière âme
Contrairement aux autres âmes piégées dans les Animatroniques, Springtrap n'avait pas le droit de se promener pendant la journée. La Marionnette avait d'autres plans pour lui. Elle l'enfermait dans une autre réalité, ni tout à fait en vie, ni tout à fait mort, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau au monde réel. Prisonnier d'un petit bureau clos, semblable à celui du gardien de nuit des vieilles locations de la Freddy Fazbear's Entertainment, il était condamné à claquer la porte à des Animatroniques fantômes plus énervés que jamais. Parfois, ils l'attrapaient et lui faisaient subir les pire tortures jusqu'à ce que son corps mécanique le rappelle dans l'autre monde. Parfois, il réussissait à leur survivre et ils revenaient à la charge le lendemain, plus motivés encore. Son Enfer personnel. Une cage psychique qui se réinitialisait à chaque nouvelle journée. Aujourd'hui, Freddy l'avait attrapé et avait tenté de lui faire manger un exosquelette. Cet ours était son pire cauchemar. Vicieux, silencieux, il finissait toujours par le surprendre.
Ses yeux mécaniques s'ouvrirent brutalement sur un morceau de plastique noir. L'aube l'avait surpris la veille et il avait dû improviser une cachette dans une nouvelle poubelle. Il repoussa avec dégoût les sacs poubelles et donna un grand coup dans le couvercle qui se décrocha sous la force de son poing. Springtrap poussa un grognement de mécontentement et se glissa à l'extérieur de son logement de fortune. Il avait des plans pour ce soir et il n'avait pas le temps de traîner.
Il jeta un coup d'œil autour de lui, à leur recherche. Ils avaient dû prévenir la Marionnette de sa trouvaille de la veille, il ne doutait pas une seule seconde d'avoir affaire bientôt à de nouveaux problèmes. Une seule âme, la même que la veille, remarqua t-il, le surveillait d'un œil mauvais.
"T'es le lapin, pas vrai ? lui demanda t-il. T'as toujours été le plus casse-couilles des quatre. Pourquoi tu retournes pas voir ta maman ? Oh. C'est vrai. Elle doit être aussi morte que toi maintenant."
Ses paroles eurent de l'effet. Le petit fantôme fronça les sourcils et se mit à trembler, ébranlé. Springtrap le planta là et avança dans la ruelle. Le Circus Baby's World lui faisait face et lui ouvrait les bras. Les lumières éteintes ne laissaient entrevoir que les yeux lumineux des Animatroniques. Circus Baby attendait patiemment sur la scène de bois, à sa recherche.
Plus il se rapprochait de son objectif, plus il ralentissait. Il doutait. Comment sa fille allait-elle l'accueillir ? Il n'avait jamais eu le cran de retourner la voir après ce qui lui était arrivé. La dernière vision qu'il avait d'elle était une tâche de sang s'échappant du costume de Baby et sa main, broyée par le métal, qui avait été tranchée net. Il l'avait abandonnée. Elle méritait beaucoup mieux que cette carcasse de métal. Elle méritait beaucoup mieux qu'un meurtrier pour père. Pour la première fois de sa vie, il allait devoir assumer ses actes et espérer le pardon. Il en était réduit à ça. Espérer. Elle était peut-être la dernière chose qu'il lui restait. Si elle le rejetait, il ne savait pas comment il pourrait réagir. Si la colère prenait le dessus, il deviendrait la menace que tous ces tas de ferraille hantés avaient redouté. Sauf que cette fois, il n'était pas sûr de pouvoir se calmer.
Il approcha lentement de l'établissement. Avant de songer aux retrouvailles, il devait trouver un moyen d'entrer. Il fit une première fois le tour du restaurant, mais ne trouva qu'une porte cadenassée à l'arrière. Les protections étaient bien trop grosses pour être brisées, même par l'Animatronique. Springtrap supposa qu'elles avaient d'ailleurs été posées là pour prévenir tout type de nouvel accident impliquant un Animatronique livré à lui-même dans la nature. Lorsqu'il s'était échappé de son attraction d'horreur, il avait laissé une pile de cadavres derrière lui : les chargeurs de la dizaine de policiers qui avaient cherchés à l'arrêter n'avaient pas suffi à arrêter sa folie meurtrière. Ils avaient emportés le secret de sa fuite dans la tombe. Visiblement, sa petite échappée spectaculaire avait eu des retombées sur la compagnie.
Il regagna l'avant du bâtiment, devant les grandes baies vitrées. Baby le suivait du regard depuis la scène. Springtrap posa une main sur la vitre et appuya légèrement dessus pour tester sa solidité. Fine. Trop fine pour sa force robotique. Sans aucun remord, il donna un grand coup dans le verre. La vitre de fissura autour de l'impact. Le lapin frappa une deuxième fois et toute la baie vitré se brisa sous sa force. Les morceaux firent un bruit horrible en s'écrasant sur le carrelage. Springtrap tendit l'oreille quelques instants, alerte. Personne ne paraissait réagir. Une chance. Les hommes étaient toujours autant aveugles qu'il y avait cent ans. Il passa une jambe au dessus du reste de la façade en bois et rentra dans le restaurant.
L'ambiance du début des années 1990 avait été gardée. Si l'on écartait les télévisions géantes qui recouvraient les murs et les écrans tactiles intégrés aux tables, rien n'avait vraiment changé. Cette location possédait deux scènes. Sur la première, les Animatroniques du Circus Baby's World se reposaient, tous désactivés, à l'exception de Circus Baby. La vision de ces monstres, désormais inoffensifs, l'oppressa. Ballora, une grande danseuse à la robe bleue, était positionnée de manière effrayante : l'avant replié sur l'arrière, à la manière d'une valise retournée. Funtime Freddy, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à tous les ours de cette foutue compagnie, mais en blanc pour changer, tenait toujours son fidèle Bon-Bon sur sa main, une marionnette à l'effigie de Bonnie le lapin. Et à sa droite, le regard vif et les dents moins pointues que dans ses souvenirs, Funtime Foxy avait une main levée, comme s'il saluait la foule.
L'autre scène paraissait en construction. Un grand rideau mauve cachait ce qui se trouvait derrière. Curieux, Springtrap l'entrouvrit légèrement, pour y découvrir une vision de pure horreur : Freddy, Bonnie et Chica, les originaux cette fois-ci, étaient en train d'être reconstruits. Si le lapin et le poulet n'avaient que leur bassin, Freddy était déjà complet. Springtrap referma précipitamment le rideau et chercha l'ombre de son suiveur du regard. S'il découvrait ça, il était fini. Il pouvait être certain que la Marionnette déboule dans l'heure pour réactiver ses précieux jouets afin qu'ils puissent tous le chasser joyeusement jusqu'à le coincer quelque part pour une nouvelle décennie. Il avait déjà passé trente ans dans une pièce à tourner en rond dans une salle et donner des coups dans les portes blindées, il était hors de question qu'il réitère l'expérience. Il devait détruire ces robots dès qu'il en aurait l'occasion.
Mais pour l'instant, il avait un tout autre rendez-vous. Il pivota mécaniquement vers la scène principale. Circus Baby n'avait rien dit, elle s'était contentée de l'observer. A bien la regarder, Springtrap comprit que quelque chose n'allait pas. De grosses chaînes noires étaient enroulées autour de ses jambes, cadenassée avec le même type de cadenas qu'il avait vu sur la porte arrière. De toute évidence, quelqu'un savait qu'elle reprenait vie la nuit et avait pris les mesures nécessaires. La preuve la plus flagrante était l'absence des liens sur les autres robots désactivés. Elle était maintenue de force.
Springtrap se hissa sur la scène, dans un bruit de ressort rouillé. Le robot n'était pas adapté pour monter les grosses estrades. Ses genoux ne se pliaient pas entièrement, ce qui compliquait considérablement l'ascension. Après quelques minutes de supplice, il se releva sur les planches, face à Funtime Freddy. Springtrap ne put s'empêcher de se tenir à une distance respectable de ce monstre de métal. La dernière fois qu'il l'avait vu, dans une autre vie, il avait été programmé pour kidnapper des enfants. Pas le genre de nounours qu'on a envie de câliner. Il longea le bord de la scène pour rejoindre sa fille.
Les deux Animatroniques se regardèrent dans le blanc des yeux pendant un long moment, incapable de prendre la parole le premier. Springtrap n'osait pas la toucher, de peur qu'elle s'évapore entre ses doigts. La petite clown était plus imposante que lui. Ses cheveux roux en plastiques, retenus dans deux couettes imposantes, le dépassait facilement d'une tête. Comme ces robots avaient été conçus pour contenir des enfants, leur taille était démesurée. Cela ne rassura pas forcément Springtrap. Si elle le décidait, elle pouvait le briser en deux sans le moindre problème. Lentement, il releva le regard vers elle. Deux yeux verts lumineux étaient braqués sur lui.
"Elizabeth... Je... Je suis tellement désolé."
Elle pencha la tête sur le côté, avant de poser une main sur son torse. Comme si elle venait de se brûler, elle retira précipitamment son toucher. A la place, elle pointa plusieurs fois sa gorge. Une aura d'angoisse émanait d'elle. Springtrap mit quelques secondes à comprendre ce qu'elle lui voulait.
"Tu ne peux pas parler ?"
Elle hocha négativement la tête. Quelque part, Springtrap s'en sentit soulagé. Pas de mots, pas de problèmes. Maladroitement, il posa un doigt sur son torse.
"Je peux regarder ?"
Elle appuya sur un bouton sur sa joue. Son plastron tomba lourdement au sol, dévoilant son exosquelette. Après une rapide analyse, Springtrap reconnut quelques marques de sa création, notamment dans certaines soudures faites à la va-vite. La carcasse robotique était nouvelle, mais l'exosquelette était d'origine. Il s'agissait de sa création, du robot qui lui avait enlevé sa fille. Après un moment d'hésitation, il écarta légèrement des câbles à la recherche du boîtier vocal. Difficile d'accès, il remercia ses doigts squelettiques qui lui permirent de le trouver facilement. Le mécanisme avait mal vieilli et plusieurs fils s'étaient déconnectés. Le lapin réfléchit un instant, avant de jeter un coup d'œil à ses oreilles. Il attrapa un câble au hasard de sa main libre et l'arracha. Il le joignit ensuite au boîtier et rétablit la connexion. Le boîtier grésilla un peu avant de se stabiliser.
"Papa ? appela Elizabeth d'une voix fluette."
Springtrap sursauta. Il avait oublié qu'il lui avait donné sa voix. Il replaça le boîtier à sa place et refixa son torse. Ses mains tremblaient légèrement. Si la partie robotique restait impassible, l'âme du criminel venait d'être fortement ébranlée. Il releva la tête vers elle.
"Tu m'as tellement manquée, Papa... Je... Je ne pensais pas te revoir un jour.
— Ça aurait été préférable, répondit-il tristement. Regarde ce que je suis devenu. Regarde ce que tu es devenue.
— Je sais. Les autres m'ont expliqué."
Sa voix s'était fait légèrement plus sombre. Springtrap sentit l'étau de l'oppression se refermer autour de lui. Elle savait. Bien sûr qu'elle savait. Elle avait vécu avec les âmes de ces monstres pendant des années, seule, dans le noir, abandonnée.
"Ils n'ont pas voulu me croire, tu sais. Je leur ai dit que tu n'étais pas un monstre. Que tu faisais ça parce que tu voulais m'aider. Ils ne m'ont pas écouté. Et maintenant, ils sont morts. Oh, Papa, si tu savais ce qu'ils ont fait à Michael... J'ai... J'ai essayé de les arrêter, mais... Mais ils l'ont quand même fait. Il... Il vient encore quelques fois. Il me regarde d'un air triste, et puis il s'en va."
Springtrap chercha à digérer l'information. Michael ? Ainsi il avait survécu ? Pas assez pour réussir à l'arrêter, néanmoins. Le lapin se rappelait brièvement de sa voix dans l'attraction d'horreur. Il disait venir pour lui. Il disait qu'il aurait dû être mort et Springtrap avait pris peur. Il avait décidé de fuir en partie à cause de sa faute. Il ne voulait pas l'affronter. Pas encore une fois. Et puis il se figea, réalisant un détail important.
"Il est encore vivant ? Comment ?
— Il... Les machines le maintiennent en vie. Je leur ai dit que je les aiderais s'ils ne le tuaient pas. Ils ne l'ont pas tué. Ils ont emprunté son corps pour s'échapper, mais il pourrissait. Alors ils sont sortis. Et ils m'ont laissée derrière. J'ai essayé de l'aider, mais j'avais peur qu'ils nous voient. Alors je suis restée cachée. Pendant longtemps. Et puis... Mike est revenu. Il m'a ramené chez lui. Il m'a reconstruit. Il a dit qu'il ne m'en voulait pas, qu'il savait pourquoi j'avais fait ça. Il m'a dit qu'il allait nous rassembler. Georges, toi, moi. Comme avant. Comme une famille. Il a reconstruit le restaurant, pour t'attirer. Pour que tu viennes me voir. Mais... Tu n'es pas venu. Je t'ai attendue, tu sais. Lui aussi. Parfois, il passait la nuit avec moi et on discutait de ce qu'on aurait pu faire si je n'étais pas morte. Il a vieilli et... Oh, Papa, il a eu des enfants. C'est son fils qui gère le restaurant désormais. Parfois, il vient avec ses filles. Elles sont très jolies. Je les aime beaucoup. Mike... Mike a vieilli. Mais il a pris les devants. Il a commencé à remplacer ses organes défectueux par des machines. Il me ressemble presque aujourd'hui. Il ressemble à un robot. Il refuse de mourir. Pas tant qu'il n'aura pas accompli sa mission."
Une pointe de tristesse teintait la fin de son discours. Elle bougea légèrement les chaînes.
"Il y a eu un accident, il y a quelques jours. Personne n'a voulu me dire ce qui s'est passé, mais je sais que c'est grave. Henry, le fils de Michael, m'a attachée. Il dit que c'est pour ma sécurité. Mais je m'ennuie. Et j'ai peur. Papa, est-ce que tu as fait quelque chose de mal ?"
Springtrap baissa la tête. A quoi bon lui mentir ?
"Oui, avoua t-il. J'ai fait une grosse bêtise, Elizabeth."