La dernière âme
Réveille-toi...
Un bruissement métallique retentit derrière le rideau mauve de l'aire aux pirates, reconstituée quelques semaines plus tôt pour répondre aux attentes des fanatiques des histoires de la pizzeria. Ils reprochaient à la compagnie de ne pas assez faire attention aux détails et de rouler ses clients.
Réveille-toi, je t'en supplie...
Foxy avait été replacé sur la scène secondaire, comme à l'époque. Cependant, la couleur des rideaux avait changé. Le motif n'était plus vendu depuis les années 1990. La compagnie avait fait ce qu'elle avait pu pour reconstituer au mieux l'image qu'elle avait à l'époque. Par ailleurs, elle ne savait même pas pourquoi elle avait mis des rideaux. Ils bloquaient la vue des clients, ce n'était pas bon pour le marketing. Ils n'étaient fermés qu'avant les spectacles, pour ne pas gâcher la reconstitution. Il fallait que les enfants y croient.
Il a recommencé... Il a recommencé...
Comme partout dans la pizzeria, ce soir-là, du sang coulait le long du tissu et de la scène en bois. Aux pieds du renard, le corps d'un enfant qui avait cherché à se cacher reposait, inerte, les doigts crispés autour de la cheville du robot et le visage figé à jamais dans une expression de terreur pure et de désespoir. La trace de sa main ensanglantée, seule témoin des événements qui venaient de se produire, tâchait la fourrure de Foxy, au niveau de son torse.
Il a recommencé...
Il y eut un nouveau bruit mécanique. L'oreille droite de Foxy s'agita abruptement. Le renard fut soudainement pris de spasmes violents incontrôlés. Sa tête se mit à trembler, comme si une machine à laver venait d'être placée sous lui, alors que ses circuits poussaient des sifflements inquiétants. Et puis il se stabilisa comme si rien ne s'était passé. Ses yeux s'ouvrirent et il redressa lentement la tête. Son unique œil s'illumina d'une lueur blanche qu'aucune ampoule ne pourrait jamais produire.
Foxy prit doucement conscience de ce qui l'entourait. Le retour dans ce corps métallique était parfois compliqué. Quand il baissa les yeux, il s'aperçut que son état était pire encore que la dernière fois qu'il l'avait utilisé. L'ossature métallique avait mal supporté la centaine d'année sans activité et rien que bouger son crochet provoqua un crissement désagréable à l'oreille.
Presque naturellement, il leva la jambe dans le but de quitter la scène. Elle produisit un craquement atroce, qui l'agaça profondément. Les courses contre le gardien de nuit, c'était bel et bien terminé, en déduisit-il amèrement. Son pied poussa également le corps qui reposait sur ses pieds. Foxy, surpris par la masse, baissa la tête aussi bas que ce que son cou rouillé lui permettait.
Lentement, il pencha le haut de son corps vers le sol pour voir de plus près. Il s'agissait d'un jeune garçon. Son T-Shirt était recouvert d'un liquide poisseux qu'il identifia rapidement comme du sang. Lentement, Foxy passa la main sur son visage terrifié. Le renard, maladroitement, referma ses paupières. Ce gamin avait le même âge que lui, le jour où il avait su qu'il ne rentrerait jamais à la maison. Il se redressa et posa son pied en dehors de la scène en évitant soigneusement de marcher sur le corps du garçon. La mort ne l'affectait plus vraiment, mais l'injustice serrait ses circuits d'une colère sourde.
Presque mécaniquement, il se dirigea vers la salle principale de la pizzeria. Le sol produisait un bruit de métal étrange à chacun de ses pas, comme si le carrelage n'existait pas vraiment. Il ignorait combien de temps s'était écoulé depuis son dernier réveil, mais l'ambiance avait changé. Dans le couloir, il croisa un nouveau corps, celui d'une jeune fille, cette fois. Appuyée contre le mur, elle se tenait le ventre. Sur son visage des lacérations causées par des griffes alertèrent l'animatronique. Ses oreilles se plaquèrent en arrière, il était de plus en plus nerveux.
Que s'était-il passé ici ?
Il détourna le regard et reprit sa route vers la salle principale. Dès qu'il en passa l'entrée, il se figea net. Des vitrines recouvraient l'espace où étaient autrefois disposées les tables du restaurant. Sur la scène principale, là où ils auraient dû se tenir, un projecteur renvoyait les images de Freddy, Bonnie et Chica en train de chanter et danser, comme ils le faisaient avant les premiers meurtres, avant que les enfants ne prennent possession de leur corps.
Le renard boîta jusqu'à eux et passa la main dans les images pour s'assurer qu'ils n'étaient pas réels. Dès qu'il le toucha, Freddy tourna la tête vers lui et poussa un cri agressif qui fit sursauter le robot. Qu'est-ce que c'était que ça ? Plus inquiétant, s'ils ne se trouvaient pas ici, où étaient-ils ? Partout où il s'était réveillé, Foxy avait trouvé réconfort auprès de ses trois amis, morts le même jour que lui. Si leurs noms s'était perdus, ils avaient pris l'habitude de jouer les personnages dont ils empruntaient les formes : Freddy, l'ours chanteur, Bonnie, le lapin bleu qui jouait de la guitare et Chica, le poulet qui dansait et présentait habituellement les gâteaux d'anniversaire. Et la Marionnette, la première d'entre eux, celle qui avait volé à leur secours.
Des yeux, Foxy chercha la boîte de la Marionnette. Elle se trouvait disposée sous un projecteur, au fond de la salle. Le renard descendit de la scène, son pied frappa immédiatement dans quelque chose. Son œil s'éclaira davantage, pour illuminer l'endroit sombre et poussiéreux. Il le regretta immédiatement. Le sol était jonché de cadavres d'enfants. Des flaques de sang recouvraient le carrelage en damier. Les corps, couchés contre les meubles ou les vitrines brisées, affichaient tous cette expression terrifiée qu'il avait vu sur le visage du malheureux qui s'était réfugié dans l'aire des pirates. Seule preuve de l'attaque : la porte d'entrée, grande ouverte, vers laquelle des traces de pas trop carrées pour appartenir à un humain se dirigeaient.
Il compta quarante-sept corps. Avec les deux précédents, cela montait le nombre de victimes à quarante-neuf. Pourquoi n'avait-il pas été réveillé plutôt ? Il ne tarda pas à avoir la réponse. La Marionnette, coupée en deux par une hache rouillée, reposait contre le mur. Foxy s'accroupit à son niveau. Deux pupilles blanches se posèrent sur lui.
Il a recommencé... murmura une voix dans sa tête. J'ai essayé de l'arrêter, mais il était plus en forme que moi.
"Où sont les autres ?"
Ils sont là, avec toi. Regarde.
Foxy se tourna vers la direction qu'indiquait son ami. Trois ombres d'enfants se détachaient de l'obscurité. Seuls leurs yeux blancs lumineux permettaient de les localiser précisément.
Tu ne peux pas les entendre, tu es le seul à avoir été reconstruit. Mais moi, je les entends. Regarde ce qu'il a fait... Toutes ces âmes... Elles sont là... Elles ont peur... Je vais m'occuper d'elles.
Deux mains fines saisirent la tête du renard. Foxy releva les yeux vers le masque blanc de son ami, strié de deux traits violets qui coulait de ses orifices vides.
Une dernière âme vit. Retrouve-la. Protège-la. Nous trouverons un moyen de l'arrêter. Nous te recontacterons quand il sera localisé. Protège-la bien. Il va vouloir la reprendre. Il sait qu'elle vit. Il le sait.
La Marionnette retomba sur elle-même. Foxy se retourna, un quatrième fantôme venait de joindre les trois autres. Il se redressa. Il avait une mission désormais. Il s'approcha de la fenêtre, la lune était haute dans le ciel, mais le temps était compté. Sur le coup des six heures du matin, il serait figé. Telle était la malédiction. Cela laissait peu de temps pour trouver le survivant du massacre et se cacher. Une enquête aurait certainement lieu le lendemain. Il ne pouvait pas se permettre d'être détruit comme les autres. Il devait l'arrêter.
En progressant dans l'allée, un bruit attira son attention. Un gémissement, provenant de la boîte de la Marionnette. Comme un cadeau. Foxy s'approcha du cube de carton. Celui-ci avait été vulgairement peint pour ressembler à la boîte d'origine en métal, mais elle ne leurra pas le robot. Du sang recouvrait déjà le bas du carton qui se désagrégeait peu à peu avec la peinture. Doucement, il ouvrit la boîte.
Une jeune fille aux cheveux noirs releva immédiatement vers lui un regard rempli de terreur. Elle poussa un cri perçant et se cacha le visage, terrorisée. Foxy repéra très vite que le sang qui coulait du carton provenait d'elle. Elle cachait son ventre d'une main ensanglantée, tandis que l'autre cherchait désespérément à saisir le couvercle de la boîte.
Foxy arracha la devanture de la boîte, ce qui ne fit que redoubler les cris de la fillette. Le renard s'abaissa devant elle et tendit sa main, paume tendue vers elle.
"N'aie pas peur, dit-il de sa voix robotique."
La petite fille recula légèrement pour se coller contre l'autre extrémité du carton. Elle se mit à sangloter, sous le regard impuissant de son nouveau gardien.
"N'aie pas peur, répéta Foxy. Ami."
Son vocabulaire était bien plus limité que lorsqu'il s'adressait mentalement à ses amis. Il n'avait plus l'habitude de parler à voix haute.
"Ami, répéta t-il. Toi, mal ?"
La petite, toujours méfiante, se calma peu à peu quand elle comprit que le robot ne comptait pas la tuer. Elle hocha doucement la tête, en tremblant.
"Montre. Mal. Montre."
Foxy pointa son ventre, espérant que cela soit suffisant pour lui faire comprendre ce qu'il voulait. La jeune fille souleva doucement son T-shirt ensanglanté. Une plaie profonde traversait intégralement son ventre. Bien qu'il ne connaissait rien à la médecine, le renard se douta bien qu'une telle quantité de sang devait se trouver dans son corps et pas sur le sol, il devait faire vite.
"Toi savoir où trouver homme guérit mal ?"
La petite hocha positivement la tête et sortit un téléphone. Elle lui tendit. Une carte s'afficha sous les yeux du renard. La fillette avait tracé une croix verte, qui représentait la pizzeria et une croix rouge, qui devait représenter l'hôpital le plus proche. Foxy mémorisa le trajet dans la mémoire du robot, puis baissa la tête vers l'enfant.
"Moi chercher couvrir toi. Toi ne pas bouger. Elle, dit-il en pointant la Marionnette, surveille toi. Elle, ami moi."
La Marionnette reprit possession de son corps, comme pour confirmer ses dires. Elle salua l'enfant. Foxy attrapa les restes de celle-ci et la déposa près de l'enfant. La Marionnette commença immédiatement à lui faire des grimaces, ce qui mit la jeune fille en confiance. Elle se dérida peu à peu et, malgré la douleur, accepta de jouer un peu avec elle.
Confiant, le renard s'éclipsa. Il retourna à la Baie des Pirates et arracha les deux rideaux qui entouraient la scène où il se trouvait quelques minutes plus tôt. Il enroula précautionneusement le premier autour du corps désormais froid de l'enfant qui avait cherché de l'aide auprès de lui. Même s'il ne le voyait pas, il savait qu'il devait le regarder faire. Foxy espéra que cela suffise à se faire pardonner de n'avoir pas réagi à temps.
Il repartit vers la salle principale avec le deuxième drap. La Marionnette tenait la main de la petite fille, qui s'était endormie, l'autre main sur sa plaie.
Son âme est de plus en plus faible, chuchota télépathiquement son ami. Tu dois faire vite.
Foxy s'abaissa vers l'enfant. Il la souleva doucement et la posa sur le rideau qu'il replia pour la protéger du froid. Il plaça ensuite la Marionnette dans ses bras qu'elle s'empressa de refermer autour. Le renard souleva doucement les draps, en veillant à la maintenir aussi droite que possible, chose difficile avec le crochet qui lui servait de deuxième main. Il jeta un dernier regard à la pizzeria reconstituée, le sol jonché de corps, puis il s'enfonça dans la nuit, poursuivi par les âmes fidèles des anciennes victimes du tueur d'enfants.