La dernière âme
Vendredi 13 août 2083.
Devant l'entrée d'un vieux bâtiment décoré pour l'occasion, une bande d'enfants agités criait et se bousculait pour obtenir les meilleures places. Une cloche sonna derrière les portes vitrées, elle annonçait le début des festivités. Peu à peu, la foule se calma et leva la tête vers le toit, dans un silence presque religieux.
Un homme, vêtu d'un costume mauve foncé, venait d'y apparaître. Il portait un masque imposant : une tête d'ours en mauvais état dont l'oreille droite était absente. L'ossature métallique qui comblait les espaces où la peau manquait rappelait à tous ici une époque révolue depuis longtemps. Pendant un moment, il jaugea du regard les enfants, immobile, sur son morceau de tôle qui détonnait au milieu des habitations futuristes entourant cette vieille pizzeria des années 1980. Soudain, il se pencha vers le vide et sa voix, boostée par un micro camouflé, pour préserver la magie de l'instant, résonna dans les gigantesques enceintes qui encerclaient la cour pavée où les gamins attendaient, impatients.
« Bienvenue au Freddy Fazbear's Museum, les enfants ! cria t-il, en faisant sursauter plus d'un. Vous avez été nombreux à répondre à l'appel pour notre vendredi treize de l'horreur et vous ne serez pas déçus ! Foxy le Pirate vous effrayait ? Attendez de voir notre nouvelle attraction, tirée tout droit d'une décharge il y a quelques jours à peine. »
Les portes s'ouvrirent dans un grincement qui aurait découragé n'importe qui d'entrer s'il s'était retrouvé seul. Pourtant, la foule se rua à l'intérieur en explosant de joie, arrachant un sourire au gardien de nuit sur le toit. Il prenait goût à ce rituel. Il jeta un regard en bas, pour s'assurer que personne ne restait derrière.
Une petite fille attendait patiemment que tous ses camarades entrent, visiblement en retrait. Sur la pointe des pieds, elle cherchait à voir ce qui se trouvait dans le bâtiment. L'homme retira son masque et se laissa glisser le long de la gouttière. Il avança ensuite d'un pas calme vers elle.
« Eh, petite, tu es perdue ?
— Non, répondit-elle, nerveuse. C'est ma première nuit ici. Je ne connais personne. »
L'homme passa une main dans ses cheveux pour la rassurer. Les vendredi treize, le musée n'ouvrait que la nuit et seuls les enfants étaient autorisés à y entrer pour y dormir. Des tas d'animations étaient créées pour ces rendez-vous emblématiques qui avaient popularisé la vieille pizzeria et ses histoires peu-ordinaires. Beaucoup d'enfants revenaient à chaque nouvelle nuit, les non-initiés se faisaient souvent des amis dès que les jeux commençaient.
« Ne t'inquiète pas, lâcha le gardien. Contrairement aux animatroniques, les autres enfants ne vont pas te manger. »
Elle lui lança un regard mi-effrayé, mi-confiant. Le gardien de nuit lui tendit la main, qu'elle prit volontiers. Ils passèrent la porte tous les deux. L'homme en costume ferma à clé derrière elle, question de sécurité. Il préférait éviter de perdre un enfant trop aventureux pendant les animations. Le chef de l'entreprise avait été clair : aucun accident ne devait se produire, le nom de la compagnie avait déjà trempé dans bien trop d'affaires ces dernières années. Maintenant que le temps avait effacé les derniers procès auxquels ils avaient du répondre, après les accidents de 2022 dans une attraction d'horreur dédiée à la pizzeria, ils veillaient à garder leur image intacte.
Les enfants s'étaient agglutinés dans un coin de la pièce et chuchotaient à voix basse. Un grand sourire éclaira le visage du gardien, fier du petit effet de la nouvelle attraction, présentée pour la première fois aujourd'hui.
Le Fazbear's Museum était parvenu à récupérer un seul robot des vieilles locations, en piteux état. Sa restauration avait pris du temps, mais depuis plus de deux ans maintenant, Foxy le pirate, représentait le meilleur argument marketing de la compagnie. Le renard avait, certes, perdu de sa superbe : son exosquelette dépassait là où les parties de sa fourrure manquaient, il avait perdu un œil, mais pas celui couvert par son bandana, et un bon nombre de vis avaient été nécessaire pour restaurer ses vieux ressorts qui coinçaient parfois, l'empêchant de jouer convenablement son spectacle. Néanmoins, il restait la coqueluche des petits et des grands qui venaient apprécier les légendes l'entourant avec un grand plaisir.
Mais ce n'était pas lui que les enfants regardaient aujourd'hui.
Il y avait quelques jours, un appel anonyme avait signalé la trouvaille d'un autre animatronique, que l'inconnu conservait chez lui jusque là. Il avait décidé de s'en débarrasser et leur en avait fait don, ne cherchant même pas à monnayer le potentiel commercial énorme qu'il représentait. La mention de son simple nom aurait pourtant valu à son propriétaire l'équivalent en billets du prix de la Maison Blanche. L'homme avait également refusé tout contact avec la compagnie. Il avait déposé le robot un matin dans la cour de la pizzeria, sans jamais se faire voir, et était parti sans laisser aucune trace. Dans un état tout aussi médiocre que le renard, sa restauration n'avait été que partielle, pour garder toute son authenticité.
Au passage du gardien, les enfants s'écartèrent, toujours en murmurant. L'homme se stoppa devant l'animatronique qui avait jadis fait couler tant de théories sur les forums du monde entier : un grand lapin de couleur jaune délavée, couvert de sang séché et avec plusieurs trous menant droit sur ses composants internes. Autrefois s'y trouvait le corps d'un homme dont la compagnie s'était débarrassé pour éviter de se prendre un nouveau procès pour non-respect des normes d'hygiène. Sa position lui paraissait avoir légèrement changé, ce qui interloqua le gardien un moment. Il se ressaisit pourtant rapidement. Il était minuit, les animations devraient être lancées depuis une heure, il ne pouvait pas s'occuper de le remettre en place immédiatement. Il se retourna vers les enfants et leur offrit un grand sourire.
« Vous l'avez reconnu ! Notre surprise du soir, c'est le fameux Springtrap ! On l'appelle aussi le meurtrier d'enfants. Dans le temps, il paraît que c'est lui qui a tué les cinq enfants qui ont ensuite hanté les animatroniques, dans le but de se venger. C'est ce que les rumeurs disent en tout cas, personne n'a jamais pu le démontrer. Ce soir, il revient à la vie. Juste pour vous. »
Tout en parlant, il activa une carte magnétique qui envoyait le courant nécessaire pour faire bouger le costume. Celui-ci prenait un peu de temps à se lancer, le gardien reprit donc son monologue.
« Vous connaissez les rumeurs sur son sujet ? On dit que les enfants disparus, une nuit, alors qu'ils le hantaient, réussirent à le piéger dans son costume, celui qu'il utilisait pour commettre ses meurtres. Les "springlocks", qui permettaient au costume d'être utilisé par un homme, ont mystérieusement sautées, toutes en même temps. Le pauvre homme a été empalé par des barres métalliques, dont une au niveau de sa gorge, pour l'empêcher de hurler. Les enfants l'ont laissé mourir dans une salle inaccessible et ont veillé à ce qu'il ne puisse plus jamais leur faire de mal. »
Les yeux de l'animatronique, derrière lui, se mirent à briller et la tête du costume pencha légèrement sur le côté. Le gardien sourit, le spectacle allait bientôt commencer. Il jubilait, impatient. Il avait travaillé toute la semaine sur la présentation du robot et avait hâte de voir quelle réaction il provoquerait sur les enfants.
« La légende dit que, pourtant, Springtrap se releva, peut-être même parce qu'il est intuable. Comme les enfants ont hanté les animatroniques, lui s'est mis à hanter son vieux costume. Sa piste a été perdue en 2022, où des rumeurs disaient qu'il avait brûlé avec l'ancien établissement et les âmes de ses précédentes victimes, ne pouvant plus supporter leurs cris et leurs accusations. Mais comme vous pouvez le voir, il est toujours là pour vous hanter ! »
Les enfants eurent un mouvement de recul. Dans leurs yeux se lisait une terreur indescriptible. L'espace de quelques instants, leur animateur se demanda s'il n'avait pas été trop loin dans son récit. Il oubliait parfois qu'il n'avait affaire qu'à des enfants. Il se radoucit légèrement et leur sourit.
« Ça va, je déconne ! Il ne vous fera rien, ce n'est qu'un robot. On est même pas certains qu'il s'agisse de l'origi... »
Une main robotique se posa sur son épaule et se referma violemment, la broyant sur le coup. Le gardien poussa un cri de douleur, surpris, avant de se retourner pour frapper l'animatronique avec sa lampe-torche, dans un réflexe de survie. Springtrap attrapa l'objet et relâcha le gardien. Pendant quelques instants, il étudia l'appareil, fasciné.
« D'ac.. D'accord, lâcha le gardien, difficilement, maintenant aussi effrayé que les gamins. Les enfants, vous allez reculer et... Et je vais ouvrir la porte et on va... »
Le lapin robotisé souleva le gardien par sa cravate. Il enfonça ensuite la lampe-torche dans la poitrine du pauvre homme qui poussa un cri horrible avant de rendre l'âme. Les enfants s'agitèrent, mal à l'aise et hésitèrent à bouger. Cela faisait-il partie de l'attraction ?
La lumière s'éteignit un bref instant. Ils hurlèrent tous de terreur. La petite fille, toujours en retrait, rebroussa chemin et chercha à atteindre la porte. Une main robotique l'arrêta net. Springtrap avait bougé et venait de se placer devant la porte. Il pencha sa tête de manière étrange. La foule recula lentement, de moins en moins assurée.
« Nous allons jouer à un jeu, dit-il d'une voix hachée. Vous avez trois secondes pour vous cacher. Si je vous trouve... Je vous tue.»
Les lumières s'éteignirent. La petite fille se dégagea de l'emprise de Springtrap et courut droit devant elle.
« Un... »
Les enfants se mirent à courir et à hurler dans tous les sens.
« Deux... »
Les cris doublèrent. Le sang du gardien, piétiné, ruissela sur le sol carrelé.
« Trois ! »
Le plus grand massacre, que la compagnie Fazbear's Entertainment aurait dû prévoir, venait d'avoir lieu.