Chroniques désespérées d’un casque-micro
Chapitre 20 : “L’invisible mission secrète des ‘objectifs non atteints’”
1158 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a 26 jours
Ah, les objectifs, cette promesse que tout téléconseiller reçoit en arrivant, comme un bon vieux contrat de mariage signé sous la contrainte. Les objectifs, tout le monde en parle, mais personne ne sait vraiment ce que c’est. C’est un peu comme ces promesses de campagne électorale : tout le monde les entend, mais au final, on se retrouve toujours dans le même trou.
Tu commences ta journée avec un objectif en tête, tu sais que si tu l'atteins, tu seras félicité, peut-être même tu recevras une récompense, peut-être même une prime. Mais très vite, tu réalises que l’objectif est une chimère, une illusion qu’on te présente pour te faire croire que tu contrôles ta destinée, alors que, au fond, tu n’es qu’un pion dans un jeu où les règles changent sans cesse.
Le premier piège est de croire que les objectifs sont atteignables. Oh, bien sûr, au début, tu les vois comme une défi amusant, un challenge à relever. "Je vais tout défoncer !" Mais, au fur et à mesure que les jours passent, tu t’aperçois que l'objectif grimpe toujours plus haut, comme un mirage dans le désert, juste à portée de main, mais jamais assez près pour que tu puisses y toucher.
Le second piège, c’est que les objectifs sont changés en fonction des résultats. Non, ce n’est pas toi qui les as ratés, c’est que, en fonction des statistiques, le niveau a été réajusté. Ah, tu crois avoir fait un super score en prenant 50 appels ? Et bien, ce n’est plus suffisant. Maintenant, il faut en prendre 60, et que 80% de tes ventes soient qualifiées comme premium. Mais pourquoi ? Parce qu’on a dit qu’il fallait. Et si tu n’atteins pas ce chiffre, tu vas te faire rappeler par le superviseur, qui te dira avec son sourire professionnel : “T'as bien bossé, mais tu peux mieux faire…”
Il faut que tu sois plus rapide, plus efficace, plus souriant, et surtout, moins humain. Oui, ça c’est le vrai secret : les objectifs ne sont pas faits pour toi, mais pour que l'entreprise puisse continuer à faire son beurre, avec moins d'effort, et plus de pression. Alors peu importe si tu as sacrifié tes week-ends, ton temps libre, ou même un peu de ta santé mentale, ce qui compte, c’est le nombre d'appels que tu as passés. Le reste ? Bah… c’est secondaire.
Tu réalises assez vite que les objectifs ne sont jamais atteints. Pourquoi ? Parce que c’est impossible d'atteindre un objectif que tu n’as jamais été censé atteindre. C’est comme un jeu vidéo où l’objectif est toujours un cran au-dessus de ta capacité. Et si par miracle tu arrives à toucher le but, il y a toujours un nouveau critère qui apparaît, plus complexe et encore plus inatteignable. Ah, les fameuses surprises de fin de mois : le client a un problème technique ? Et bien, tu n’as pas pris assez de ventes. La connexion était mauvaise pendant 10 minutes ? Dommage, tu n’as pas atteint ton taux de satisfaction client.
Et là, tu vois ton superviseur arriver, avec son regard compatissant mais vide. “T’as pas atteint tes objectifs cette semaine, tu sais…” Oui, bien sûr, je sais. Je sais que, comme chaque mois, je vais devoir voir mes efforts être réduits à rien. Mais, comme chaque fois, je vais sourire, dire “Ok, je vais m'améliorer la semaine prochaine”, et recommencer à jouer le jeu sans fin. Le jeu du hamster dans sa roue.
Mais, comme pour toutes les grandes arnaques, il y a un moment où tu réalises que le jeu est truqué. Ce n'est pas toi qui échoues, c'est le système qui est fait pour te faire échouer. Quand tu regardes autour de toi, tu vois des collègues qui se battent avec leurs objectifs, leurs KPI, comme des gladiateurs dans une arène, essayant désespérément de rester debout sous la pression des chiffres. Mais au bout du compte, tout ça n'a qu'un seul but : le système gagne. Le client est content tant qu'il ne se plaint pas, et Webhelp se frotte les mains, car tout est sous contrôle.
Parte 2 :
Il était une fois, dans un open space sans fenêtres, un téléconseiller qui croyait encore à la récompense méritée. Il avait donné le meilleur de lui-même : voix douce, sourire audible, pitch calibré, CNIL récitée comme un psaume. Il avait tout fait, même vendu des abonnements à des clients qui voulaient juste résilier. Il attendait donc la récompense suprême.
Et il l’a eue.
Un café froid, posé sur la table de pause, laissé là par un collègue compatissant, et… une pile de paperasse à remplir. Formulaires, tableaux Excel imprimés, “fiche d’analyse de ton ton”, “évaluation de ta posture téléphonique”, et bien sûr, le formulaire de satisfaction post-coaching (tu n’as pas été coaché, mais bon, c’est dans le process).
Tu pensais à une prime, peut-être ? Quelle idée. Tu n’es pas là pour l’argent, tu es là pour l'expérience, voyons ! Et puis tu as déjà eu quelque chose d’encore mieux qu’une prime : une tape sur l’épaule de ton superviseur, suivie du grand classique :
"Tu es vraiment un pilier de l’équipe. Continue comme ça, on compte sur toi."Mais toujours pas d'augmentation. Pas de jours off. Pas même un gobelet de café chaud. Juste… du papier.
Et puis arrive le moment des fameuses “récompenses d'équipe”. Le top vendeur du mois ? Il gagne un T-shirt avec le logo du projet. Taille M. Toujours M. Jamais S, jamais L. Toujours M. Même si t’es XXL, c’est M ou rien, c’est l’excellence dans la standardisation.
Et toi, qui n’as pas été top vendeur, tu gagnes… le droit de continuer à répondre au téléphone. Et de sourire. Toujours sourire. Car ici, même ton épuisement doit être positif.
Le café est froid ? Pas grave. Tu n’avais pas le droit de le boire à ton poste de toute façon. La paperasse est inutile ? Peut-être, mais elle permet aux superviseurs de dire "On encadre notre personnel." Les clients hurlent ? C’est un enjeu de qualité de service. Tes 300 appels par jour ne comptent pas s’ils ne sont pas qualifiés.
Et tu réalises, en regardant le café froid trembler sous le souffle de la clim, que la vraie récompense, dans ce monde absurde, c’est de tenir une journée de plus sans exploser. C’est ça, l’héroïsme silencieux du casque micro.