Chroniques désespérées d’un casque-micro
Chapitre 14 : Partie 2 : L’humanité en solde
441 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour il y a 27 jours
Tu te rappelles donc de ce collègue, notre Robocop.
Pas un mot plus haut que l’autre. Pas une inflexion, pas un soupir.
On aurait dit qu’il gérait des résiliations d’assurance depuis la matrice.
Et le plus tragique — ou comique, selon ton niveau de cynisme — c’est la réaction du superviseur.
Ce même superviseur qui, d’habitude, s’arrache les cheveux dès qu’un conseiller client hausse le ton.
Ce même superviseur qui répète comme un perroquet sous caféine :
« Tu es un professionnel. Tu dois te maîtriser. »Ce jour-là, il trouve notre collègue trop froid. Trop robot. Pas assez... humain.
— « Franchement, tu pourrais être un peu plus chaleureux. T’es pas un robot, mec ! »La blague.
Le gars vient de se faire détruire pendant quinze minutes par un client furax parce qu’un vendeur de la Fnac l’a pigeonné, et sa seule défense a été la politesse robotique.
Et au lieu de le féliciter d’avoir gardé son calme, on lui reproche de ne pas en faire assez. Pas assez d’émotion. Pas assez de "soft skills".
Mais imagine l’inverse.
Imagine qu’il ait craqué, levé la voix, même d’un demi-ton.
Le même superviseur l’aurait sermonné, probablement avec cette petite moue paternaliste :
— « Tu ne dois pas t’impliquer émotionnellement. Ce n’est pas toi qu’il insulte, c’est l’entreprise. »Voilà le grand écart hypocrite des centres d’appel.
On te forme à devenir un robot compatissant, mais dès que tu réussis à simuler parfaitement l’androïde poli, on te reproche de ne pas être assez humain.
C’est le syndrome du conseiller client quantique :
Tu dois être à la fois chaleureux et détaché.
Empathique mais pas touché.
Souriant dans la voix, même quand on t’envoie balader avec des noms d’oiseaux.
Humain, mais pas trop, faut pas que ça se voie.
Et toi, t’es là, assis huit heures par jour avec ton badge plastifié, ton script kafkaïen, et tes KPI qui te rappellent chaque matin que ton "taux de désengagement émotionnel" n’est pas encore optimal.
La vérité ?
Ce collègue, ce pseudo-T1000 au cœur sec, il n’était pas déshumanisé.
Il était le produit final, le fruit mûr d’un système qui presse ses agents jusqu’à l’os.
Il avait juste compris un truc que beaucoup mettent des mois à admettre :
ressentir, c’est souffrir.
Et dans ce boulot, ceux qui durent sont ceux qui, à un moment donné, décident de fermer le robinet à émotions.