La huitième merveille

Chapitre 15 : Le jardin

2504 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/10/2024 17:48

Spéciae et Thésée s’étaient retrouvés dans le grand-ascenseur de Gala-mère. Plus personne n’empruntait cet ascenseur parce que ce n’était pas le moyen le plus rapide de se déplacer à bord de la station. La cabine offrait pourtant une vue incomparable sur les anneaux de Gala. 

—   Hum hum !

Ils sursautèrent. Les portes de l’ascenseur s’étaient ouvertes. Madame Félihenceta entra avec le visage des mauvais jours. Elle tenait une tasse de thé où émanait une forte odeur de clou de girofle. Outrée de tomber sur deux étudiants en train de se cajoler, elle les fusilla de deux battements de cils.

—    Ce n’est pas un endroit pour… 

—    Viens ! coupa Spéciae en attrapant Thésée par la main.

Ils se jetèrent hors de la cabine et coururent plus loin, laissant madame Félihenceta rouspéter dans son coin. Les parages étaient déserts, pas un hologramme, pas un droïde. Thésée attira Speciae dans ses bras, elle bascula la gorge en arrière, il l’embrassa dans le cou.

Ils passaient des heures à déambuler au hasard des couloirs de Gala. Thésée adorait ces moments de découverte ; c’était magique. Ils parlaient de tout, de rien, refaisaient le monde, et s’embrassaient. Spéciae, grande sportive, n’était jamais la première fatiguée. 

—    Tient, remarqua-t-elle, on n’est pas loin du jardin. On y va ? 

Elle l’entraina par la manche devant un portique recouvert de lierre. Un panneau précisait qu’il était strictement interdit de cueillir les fleurs. Thésée crut pénétrer dans un autre monde. Un ciel d’été faisait illusion au-dessus de leur tête, une agréable bise humifiait les narines, et un parfum de fleurs, de sucre, de printemps, flottait dans l’atmosphère.

—    Je venais souvent ici durant ma première année, confessa Spéciae. Toutes ces fleurs, je trouve ça incroyable.

—    On se croirait sur Terre !

—    C’est vrai ?

Elle se pinça les lèvres.

—    Ta planète doit être merveilleuse.

Spéciae était toujours aussi enthousiaste quand elle entendait parler de la Terre. Elle connaissait plein de chose sur l’univers, mais la planète bleue restait pour elle un mystère.

Un tapis d’herbe cernait des parterres bariolés de plantes. Des arbres originaires des quatre coins du cosmos projetaient leurs ombres par-dessus les fleurs. Un séquoia géant dépoussiérait même le plafond. D’innombrables et minuscules insectes volaient de pétales en pétales, comme des essaims d’abeilles, de guêpes et de papillons. En observant attentivement un bourdon soupoudré de pollen, Voxa expliqua à Thésée qu’il s’agissait d’un droïde velu.   

Ils longèrent un enclos au milieu duquel était planté un étrange arbre mort. Ses branches dégarnies, épineuses, menaçaient comme une créature de film d’horreur. Par contre, une agréable odeur de pain d’épice ondoyait depuis son écorce. Thésée s’informa en lisant le panneau descriptif. 

Danger : Il est strictement interdit de nourrir l’agoya-épicé.

Espèce protégée, l’agoya-épicé est un arbre carnivore originaire des confins de NGC 1569. Il était autrefois vénéré par le peuple Mzaï comme le gardien des morts et de la vie. L’agoya-épicé attire ses proies grâce au suc qui émane de son écorce sucrée. Ses nombreuses épines aspirent le sang de sa proie pendant que la chair est digérée à l’aide de l’acide gastrique contenu dans sa sève. L’agonie est lente et douloureuse, le processus d’incubation pouvant durer entre une semaine et un an. Une dizaine d’accidents mortelles sont à dénombrer chaque année, toujours des touristes imprudents…

Spéciae attira Thésée sous les branches d’un arbre moins hostile. Ils s’allongèrent derrière un parterre d’œillets. Elle posa sa tête sur ses cuisses.  

—    Pourquoi tu souris ? demanda-t-elle. 

—    Parce que je suis heureux, confessa-t-il.

Elle échangea un sourire mielleux.

—    Des fois j’imagine, dit-il, que tout ça est trop beau pour être vrai. J’ai peur de me réveiller et de réaliser que ce n’était qu’un rêve et qu’en fait je suis encore sur Terre.

—    Ça voudrait dire que je n’existe pas, remarqua Spéciae.

—    Je serais le plus malheureux des hommes.

—    C’est mignon, dit-elle en lui caressant l’oreille.

Il soupira

—    Je déteste ce genre de rêve ; quand on se réveille et qu’on réalise que la personne qu’on aime n’est pas là ; qu’elle ne sera plus jamais là.

Spéciae le fixa assidument. Elle finit par dire, le plus sérieusement du monde : 

—    Mais Thésée, je n’existe pas. Tout ça se passe dans ta tête…

Mais la malice qui étirait ses lèvres d’une oreille à l’autre trahissait sa pensée.

—    Alors je peux faire ça ! dit-il en lui pinçant la joue comme un bébé.

Elle se défendit par un éclat de rire. Elle reposa gaiement sa tête sur ses genoux. Elle soupira à son tour ; un long silence s’en suivit. Thésée observa amoureusement ses magnifiques iris, perdus quelque part dans le vide, entre le rêve et l’oubli.

—    A quoi penses-tu ? sonda-t-il à son tour.

Spéciae ne répondit pas tout de suite. Il devinait la danse de ses pensées à l’expression de ses yeux.  

—    Si on se trompait ? finit-elle par dire.

Il fronça des sourcils.

—    Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle s’assit en face de Thésée. Ses pupilles rétractées indiquaient qu’elle ne plaisantait plus :

—    Tu ne t’es jamais demandé… si tout ce en quoi tu crois était réellement juste ? 

—    Je ne vois pas trop où tu veux en venir, répondit mollement Thésée. 

Elle chercha ses mots :

—    Songe que… si tes parents, enfin ton père… ceux qui t’ont éduqué, qui t’ont inculqué des valeurs, des idées… et s’ils s’étaient trompés ? Ne crois-tu pas que tu te tromperais toi aussi ; je veux dire, malgré eux, même s’ils pensaient bien faire ; même en voulant le meilleur pour toi ?  

Thésée ne savait vraiment pas quoi répondre. Elle posait une question à laquelle il n’avait jamais réfléchi.

—    Tu sais, admit-il, il y a encore quelques mois je n’imaginais même pas qu’il soit possible d’étudier à des milliards d’années lumières de la Terre, et encore moins que je sortirais avec la plus jolie des extraterrestres.

—    Une extraterrestre ?

—    Oui, c’est comme cela que l’on appelle les espèces qui ne viennent pas de la Terre.

Spéciae abandonna sa réflexion et reposa sa tête sur les genoux de Thésée. Il en profita pour caresser la frange qui encadrait le joli visage de sa copine.

—    J’aimerais tellement pouvoir visiter ta planète, dit Spéciae comme un vœu.

—    On doit pouvoir s’arranger, répondit Thésée. 

—    Tu es naïf, mais c’est mignon.

—    Pourquoi dis-tu ça ?

—    Ce n’est pas si simple d’aller sur Terre pour ceux qui n’en sont pas originaire. C’est une planète extrêmement bien protégée. Il faut soit être terrien, soit travailler pour la Ligue de Talos, soit avoir un visa très compliqué à obtenir.

—    J’espère qu’ils me laisseront rentrer.

—    Bien sûr, tu es un terrien.

—    Moi j’aimerai aller sur Air. J’ai vu qu’il y avait des ponts de pierre entre les îles, ça me fait penser à des dalles japonaises suspendues dans le vide.

—    Un bel endroit pour se casser la binette, confirma Spéciae. C’est vrai que la planète est jolie, et en plus elle est bien plus accessible que la Terre. Mais les airiens ont une sale réputation. Ils n’aiment pas les étrangers. Ils gardent jalousement leur gaz et se querellent pour rien.

—    Pourtant, Prosper et Carmin sont plutôt cools, non ? 

—    Je ne les apprécie pas trop, avoua Spéciae à demi-mot parce qu’elle savait qu’elle allait blesser Thésée. Enfin, surtout Carmin. Je le trouve prétentieux, un peu trop sûr de lui. Mais je ne t’empêche pas de les voir, hein ! Tu fais ce que tu veux.

Thésée se moqua.

—    Ton autorisation me réchauffe le cœur.

Elle replongea dans ses pensées, absorbée par quelque chose que Thésée ne pouvait pas voir.  

—    Parle-moi encore de ta planète. Il parait qu’elle est recouverte par un immense océan.

—    Oui, mais pas seulement, précisa Thésée qui cherchait quelque chose d’intelligent à dire un peu différent de ce qu’il avait pu répéter cent fois. Il y a aussi des forêts, des déserts.

—    Tu as déjà marché dans une forêt ?

—    Mon père m’y emmenait quand j’étais petit.

—    La chance.

—    Quoi ? Tu n’as jamais été dans une forêt ?  

—    Si mais… enfin non. Tu sais, j’ai grandi dans un vaisseau, je n’ai pas eu la chance de voir beaucoup de forêts. Je suppose que c’est un peu comme le jardin, mais en plus grand.

—    Tu as grandi dans un vaisseau ?

Thésée l’ignorait, ce rendant compte que Spéciae ne parlait jamais d’elle.

Spéciae déglutit :

—    Oui ! Ma famille vit dans un vaisseau, pour le boulot. Ils font de l’exploration minière. Mais moi, mon rêve, c’est d’habiter sur une planète, pour pouvoir marcher dans une forêt, admirer le soleil, me baigner dans l’océan. Et en même temps, je dois avouer que j’ai peur de descendre.

—    Peur ? Carrément ! s’étonna Thésée. Il n’y a pas de raison ! J’en viens.

Spéciae releva son nez.

—    Tu n’as jamais entendu parler du drame de Léther ?

—    Le drame de Léther ? Non, c’est quoi ?

—    C’est une planète. Autrefois elle était recouverte par une immense forêt vierge. Il y avait un grand océan aussi, un peu comme sur Terre. Mais un jour, on ne sait pas pourquoi, la planète a quitté son orbite. Elle est partie en ligne droit, sans explication, d’un claquement de doigt ! Tout s’est passé si vite que personne n’a rien pu faire, et le temps que les vaisseaux de secours arrivent, c’était fini. Léther était recouverte par un manteau de glace de plusieurs kilomètres, projetée loin de son étoile. Rien n’a survécu. Aujourd’hui, il n’est même plus possible de la rejoindre, elle est loin de tout, sans portail, perdue à jamais quelque part dans l’espace. 

—    Mais, c’est horrible ! s’épouvanta Thésée. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

—    On ne sait pas vraiment. Certains disent qu’elle aurait été percutée violemment par quelque chose… Mais moi je n’y crois pas, parce qu’on aurait retrouvé des débris et qu’il faut une force considérable pour sortir une planète de son orbite. Je pense plutôt que… que c’était l’œuvre de quelqu’un…   

—    Faut être complètement cinglé pour faire ça. Puis comment ? Tu crois que ce sont les éoliens ?

—    Les éoliens ?

Spéciae blêmit.

—    Soyons raisonnables une minute. Pourquoi auraient-ils fait ça ? Je pense au contraire qu’ils auraient étaient trop contents de pouvoir habiter une planète comme Léther.

—    Ça, on n’en sait rien. On n’est pas dans leur tête. Quand on voit ce qu’ils sont prêts à faire. C’est à cause d’eux que ma mère est morte.

Spéciae se tue plusieurs secondes.

—    Je suis désolé, finit-elle par dire.

—    Tu n’as pas à être désolé, rassura Thésée. C’est comme ça, et tu n’y es pour rien.

Spéciae se pinça les lèvres. Elle voulait rajouter quelque-chose, mais au dernier moment se ravisa. Une perle scintillait sous ses paupières. Elle enlaça Thésée et posa sa tête contre sa poitrine. Il attribua ce soudain changement d’humeur à l’histoire du drame de Léther. Sous son allure de guerrière, Spéciae était quelqu’un de très sensible.

—    Un jour je t’emmènerais sur Terre, dit-il pour la réconforter. On ira regarder un coucher de soleil en bord de mer, et on écoutera les oiseaux chanter.

—    Tu me le promets ?

—    Promis.

Spéciae l’enlaça plus fort et répondit :

—    Alors j’ai beaucoup de chance de t’avoir rencontré. 

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