La huitième merveille
Musique: M83, un nouveau soleil.
Les terriens eurent le droit à plusieurs jours de repos pour ce qui ressemblait à la période d’Halloween, mais version spatiale. Le calendrier de Gala ne ressemblait en rien au calendrier terrestre ; mais mademoiselle Misse, la tutrice, s’était assurée, pour le bien-être de ses élèves, que leur rythme scolaire corresponde à peu près à celui de la terre. Elle avait eu pour bonne idée d’adapter la luminosité du dortoir en la calquant sur l’équivalent d’une journée terrestre.
Thésée avait remarqué, grâce à Samuel, que l’anneau numéro trois mettait désormais précisément vingt-quatre heures pour effectuer sa révolution autour de Gala-mère. Mieux encore, Antaria était désormais visible depuis la baie vitrée du dortoir du matin au soir, simulant la durée de rotation du soleil autour de la Terre.
Chacun des huit anneaux avançait avec un rythme bien à lui. Il arrivait même que les anneaux se croisent. L’anneau numéro quatre venait de remonter au-dessus de l’anneau numéro cinq, et avait légèrement incliné sa rotation.
Les terriens avaient pris leur marque à bord de la station, et s’étaient bien adaptés.
Thésée n’avait pas recroisé Spéciae, et, pour son plus grand malheur, il pensait tous les jours à elle, si ce n’est plus.
Les cinq humains passaient la plupart de leur soirée dans le salon de leur dortoir. C’était leur petit cocon, toujours propre, toujours accueillant, avec tout ce qu’il fallait. Le temps passait si vite, et Gala était si grande, qu’ils avaient pris l’habitude de fréquenter les mêmes lieux sans trop s’égarer.
La grande baie vitrée du salon était sur le point de tourner le dos aux dernières lueurs bleues d’Antaria. Une flamme synthétique s’alluma dans le simulateur de cheminée au centre de la pièce.
— Eva n’est pas là ? demanda Thésée.
— Non, elle s’est inscrite à un cours de gymnastique aérienne.
Aaron faisait le poirier sur le fauteuil antigravitationnel prêtait par Prosper. Fanny en profita pour faire une remarque à Aaron, quand Nébulo apparut pour répliquer méchamment et sans aucun tact. Pour la première fois, Fanny se vexa réellement. Elle en avait marre de subir les sarcasmes de Nébulo. Elle s’en alla, talons bruyants, énervée.
— Mais, je n’ai rien dit, s’écria Aaron en se renversant.
— Non, mais tu l’as pensé, répondit Nébulo.
Aaron se releva et clama sa bonne foi en réprimant son génius. Il prit à témoin Samuel, mais ce dernier ne voulait pas rentrer dans son jeu. Il avait mis ses lunettes de soleil et allumé son casque de musique, signe qu’il n’était pas disposé à parler. Thésée se retira à son tour. Il ne supportait pas les disputes. Même quand il n’avait rien à y voir, il ne pouvait pas s’empêcher de ressentir de la culpabilité.
Couché dans son matelas gélatineux à rêvasser depuis trois quart d’heure, il reçut une notification. Il pensa d’abord à Aaron et se dit qu’il l’ouvrirait demain. Mais Voxa intervint :
— Vous devriez peut-être jeter un coup d’œil.
Interloqué, Thésée ouvrit le message. Il sursauta. C’était Spéciae :
« Ça va ? 😊 » demandait-elle simplement.
Le sang de Thésée reflua dans ses ventricules. Il opta d’abord pour une erreur de Spéciae, mais il voulait en avoir le cœur net.
« Salut ! Ça va et toi ? Es-tu sûr de ne pas t’être trompé de destinataire ? »
Il attendit la réponse qui ne se fit pas prier.
« Certaine 😉 »
Thésée perdit tout sommeil. Il chercha quelque chose de pas trop banal à répondre.
« Tes entraînements se passent bien ? »
« Nickel, cette année on est prête. »
Et avant que Thésée ne puisse répondre, elle lui envoya un nouveau message :
« Ça te dirait de venir boire un verre demain soir ? »
Thésée réfléchit deux secondes. Il avait promis à Prosper une partie d’IFFF. Il répondit :
« Volontiers. »
« Super, 19h, ça te va ? »
C’était pile poil l’heure où il devait retrouver Prosper avec Aaron. Il écrivit :
« Parfait 😊 »
« Super, alors à demain, bonne nuit ! »
« Bonne nuit ! »
Thésée se retourna dans son lit. Il faisait complètement noir dans sa chambre. La poitrine enflammée, il ressassa ces quelques messages, en boucle, pendant plus d’une heure.
La première chose qu’il fit au réveil fut de prévenir Aaron et Prosper qu’il ne pourrait pas participer à la partie d’IFFF. Aaron râla un peu, d’autant plus que Thésée ne donna pas ses vraies raisons.
La fin des cours sonnant, il abandonna ses camarades et se précipita dans la salle de bain.
— Et si elle ne venait pas toute seule ? s’inquiéta-t-il sous la douche.
— Son message ne sous-entend à aucun moment qu’elle viendrait accompagnée, remarqua Voxa.
Le génius était traversé par l’épais panache de vapeur qui embuait la salle de bain.
— Et sa copine ?
— On peut aller boire un verre entre camarade.
La réponse de Voxa sonnait comme un avertissement, Thésée ne devait pas s’emballer. Ils allaient boire un simple verre, rien de plus.
Mais dans le fond, il croyait à un vulgaire amalgame. Comment Spéciae réagirait-elle quand elle s’apercevrait que c’était bien lui, Thésée London, qui se rendait au rendez-vous ?
— J’espère qu’elle ne me fait pas une blague.
— Ce serait de très mauvais goût.
Mais Spéciae l’attendait à l’heure convenue, et, pour son plus grand plaisir, elle était seule. Elle ne parut pas s’étonner de voir Thésée. On peut même dire que son sourire s’illumina alors que des rougeurs coloraient ses joues pâles. Comme toujours, elle était resplendissante.
Et comme ils étaient tous deux gênés, elle prit l’initiative :
— Je te propose d’aller au M83, c’est un bar sympa en périphérie de Gala-mère.
— Je te suis, répondit Thésée.
Il s’efforça de paraître le plus naturel possible, mais cet inébranlable nid de serpents recommençait à se tortiller au fond de son ventre. Pourtant, le fait de savoir que Spéciae était déjà en couple lui donna de la confiance, il était beaucoup moins stressé, plus franc, plus sincère.
Le M83 offrait de confortables pétales de fleurs violettes en guise de banquettes, assombries par la teinte bleutée qui descendait des luminaires. Un groupe de droïdes jouait de la musique sur une estrade en fond de salle.
La conversation se dénoua en même temps que les nœuds de son ventre. Surtout que Spéciae rigolait à chacune de ses blagues, même les plus nulles. Aussi, conscient qu’il n’avait rien à perdre, il parla franchement :
— Et ta copine, ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ?
Pour la première fois, Spéciae eut un sourire gêné.
— On n’est plus ensemble, avoua-t-elle.
— Je suis désolé, s’empressa de mentir Thésée.
Il avait sa réponse, mais il évita de retourner le couteau dans la plaie. Il changea aussitôt de sujet et s’intéressa à elle.
Spéciae était bien plus mature que lui. Ses paroles étaient mesurées, prudentes. Mais la douceur de son regard, la bienveillance de sa voix, son rire franc, dès plus sincère, ses plaisanteries au second degré, sa manière de se caresser les cheveux, toutes les conditions étaient réunies pour que Thésée puisse tenter sa chance. Cette fois-ci, c’était sérieux.
Elle le questionna abondamment sur la Terre, et quand il répondait, elle écoutait attentivement, s’intéressant à des détails pointilleux. L’explication de Thésée sur la différence entre les donuts et les bagels lui donna l’impression d’être un homme savant. Son baratin faisait son effet ; Spéciae était captivée.
— Sinon, tu fais quoi en dehors de l’IFFF ?
— J’explore la station, répondit-elle.
— Tu explores la station ?
— Oui, je gambade pas mal.
— En même temps, il y a de quoi faire.
— Oui, Gala est gigantesque, et pourtant on ne peut pas se perdre. On découvre toujours plein de choses. Ce n’est pas pour me venter, mais je crois que je connais la station mieux qu’aucun autre étudiant. Je te mets au défi de me semer.
— Tu n’auras pas trop de mal, remarqua Thésée, je me paume tout seul.
Spéciae hésita. Elle vérifia que personne ne les regardait, puis elle projeta un petit plan de la station sur l’hologramme de son Babel.
— Tu vois, dit-elle, nous sommes-là, à bord de Gala-mère.
— C’est marrant, répondit Thésée, parce que mon plan ne ressemble pas tout à fait au tient.
En effet, celui de Spéciae regorgeait de détails.
— C’est normal, expliqua-t-elle, le plan d’origine n’indique que les endroits où tu es autorisé à aller.
— Tu veux dire que…
Spéciae parla tout bas.
— Je mets mon plan à jour au fur et à mesure des explorations.
— Tu ne t’es jamais fait prendre ?
Spéciae sourcilla.
— Pourquoi ? Je ne fais rien de mal. Et puis c’est le jeu, il ne faut pas se faire repérer. En tout cas ça ne m’est encore jamais arrivée.
Thésée analysa la carte de Spéciae.
— C’est quoi la grande sphère ? demanda-t-il en désignant l’arrondit principal de Gala-mère autour duquel gravitaient les huit anneaux.
Spéciae s’étonna :
— Tu ne sais pas ce que c’est ?
Thésée hocha de la tête. Il était subjugué par Spéciae. Il n’en revenait toujours pas d’être en tête à tête avec une des plus belles filles de la station.
Elle avait visiblement une idée à partager. Elle se leva.
— Tu viens ?
— Où ça ?
— Je voudrais te montrer quelque chose.
Elle n’en dit pas davantage. Obnubilé et trop heureux, Thésée la suivit sans poser de question. Elle l’entraina vers une zone de Gala-mère qu’il ne connaissait pas. L’endroit était désert.
Ils s’arrêtèrent devant une porte sur laquelle on pouvait lire en lettres noires : « Accès réservé au personnel ».
Le portique coulissa.
— « Thésée, intervint mentalement Voxa, vous ne devriez peut-être pas… »
— Tu es sûr qu’on a le droit ? demanda Thésée en regardant Spéciae.
— Personne ne vient jamais ici, répondit-elle en franchissant le passage sans une once d’hésitation.
— Peut-être parce qu’on n’a pas le droit, dit Thésée en faisant semblant de rigoler.
Mais dans le fond, il n’était pas sûr de lui.
— Tu ne vas pas le regretter, rassura Spéciae.
Elle posa son index sur ses lèvres pour signifier qu’il fallait rester discret.
« Je lui fait confiance, dit Thésée à Voxa.
— Vous êtes maître de vos décisions, répondit le génius. »
Spéciae l’entraîna par une porte bleue située dans un renfoncement. Ils marchèrent plusieurs minutes et arrivèrent devant une immense cage d’escalier. Les marches s’enroulaient autour d’une colonne centrale absolument vertigineuse. On n’en voyait pas l’extrémité supérieure. Thésée se pencha par-dessus la rambarde : on n’en voyait pas non plus l’extrémité inférieure. Un courant d’air remontait en sifflant le long de la rampe. La grille vibra.
— C’est l’escalier central de Gala-mère, expliqua Spéciae.
— C’est interminable !
— On dit qu’il faut plus d’une journée pour le parcourir de haut en bas. Mais je ne crois pas que qui que ce soit n’ait jamais essayé. Viens !
Ils descendirent une partie de la spirale. Les marches étaient raides, et Thésée n’en voyait pas le bout. Ses mollets chauffaient.
— On y est ! avertit Spéciae en s’arrêtant sur un palier des plus anodin.
Elle désigna une porte. Thésée ne l’avait pas vue, parce qu’elle était située de l’autre côté de la cage d’escalier. Un gouffre sans fin en interdisait l’accès.
— Je ne sais pas si tu as remarqué, dit Thésée, mais il n’y a pas de passerelle.
Un subreptice sourire balaya le visage de Spéciae. Elle sortit une paire de gants électromagnétiques depuis sa Babel.
— Ceux qui ont construit Gala n’ont pas pensée à tout. Tu vois la bande grise juste au-dessus des néons ; c’est du métal.
— Attend ! s’effara Thésée. Tu veux qu’on escalade le mur en se suspendant dans le vide ?
— Pourquoi ? Tu as peur ?
Spéciae n’attendit même pas sa réponse, elle enjamba la rambarde, sauta d’un bon, et s’agrippa à la bande métallique à l’aide de ses gants. Les gants adhéraient parfaitement. Thésée l’observa faire avec des yeux ronds. Sa fierté venait d’en prendre un coup.
« Elle a une drôle de manière de tester votre courage, murmura Voxa.
— Ce n’est pas le moment de me faire douter, répliqua Thésée pour faire comprendre à son génius qu’il tenait à se passer de ses remarques. »
— Ne regarde pas en bas, s’écria Spéciae pour l’encourager. Tu vas voir, ce n’est pas très compliqué.
Elle se balança et acheva le dernier mètre d’un bon de trapéziste.
Thésée était terrifié à l’idée de se jeter dans le vide pour atteindre la bande métallique. Mais il ne voulait pas perdre la face.
— Tu viens ? insista Spéciae.
Déterminé, il réunit son courage, débrancha son cerveau, enfila ses propres gants électromagnétiques, et s’assura qu’ils étaient parfaitement serrés et activés. Il monta à son tour sur la rambarde, prit une grande inspiration, et, sans réfléchir, se jeta en avant.
Ses jambes se balancèrent à leur tour au-dessus du vide. Agrippés à la bande métallique, les gants fonctionnaient parfaitement.
Voxa murmura dans un coin de son esprit :
« Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour plaire ! »
Le poids du corps dans les talons, Thésée ne se pensait pas si lourd.
« Ne regarde pas en bas, ne regarde pas en bas ».
Spéciae l’encouragea.
Ses deltoïdes commençaient à brûler nerveusement. Il accéléra sa traversée.
— Tu vois, félicita Spéciae quand il posa enfin un pied sur la plateforme opposée, ce n’était pas si terrible.
Thésée ne répondit rien, il ne faisait pas le malin.
— Au retour, dit-elle, il suffira d’appuyer sur l’interrupteur pour faire apparaitre la passerelle.
— Attend ! Quoi ! Tu aurais pu me faire traverser sans danger ?
Il était outré, son cœur battait encore à mille à l’heure.
— Tu ne t’es pas dégonflé, dit-elle comme si elle avait lu dans ses pensées. Je te félicite. Tu t’en es sortie haut la main. Tu ne vas pas être déçu, promis.
Spéciae ne tergiversa pas et l’emmena plus loin. Fier, Thésée commençait à trouver leur expédition palpitante.
Ils traversèrent un long couloir éclairé de diodes rouges. Spéciae s’arrêta soudainement et projeta son plan holographique de Gala.
— On est là, dit-elle en désignant le point rouge sur la carte.
Ils s’étaient rapprochés de la grande sphère.
— Cette partie-là n’apparait pas non plus sur mon plan, dit Thésée en comparant le sien avec celui de Spéciae.
— Normal.
— C’est toi qui as tout découvert ?
— En grande partie.
— Tiens, remarqua Thésée en naviguant sur le plan de Spéciae, il y a un passage depuis mon dortoir que je n’ai jamais vu.
— C’est une bouche d’aération.
— Parce que tu as vérifié ?
— Je te l’ai dit, je suis incollable sur Gala.
Admiratif, Thésée continua de la suivre sans rien dire.
— On y est, avertit Spéciae alors que deux portes leur faisaient face.
Ils passèrent par celle de gauche et franchirent un premier sas. Leurs pieds s’éloignèrent du sol ; ils étaient désormais en apesanteur. Spéciae s’engagea tête en bas par une écoutille, puis elle longea une longue rangée de barreaux qui descendaient profondément dans les entrailles de Gala.
— Regarde !
Ils venaient d’arriver au bout de l’échelle, dans une salle vitrée aux reflets turquois.
Thésée leva le nez, ses yeux bégayèrent. De l’autre côté de la vitre, suspendue dans le vide, une gigantesque boule de feu brillait à l’intérieur de ce qui devait être la grande sphère de Gala. Thésée ravala sa salive, il se sentit minuscule, insignifiant, comme écrasé par la puissance du titan de flammes. Des protubérances claquaient en l’air avec la rage de lassos en lave.
— On dirait…
— Un soleil ? compléta Spéciae.
Il posa sa main sur la façade transparente qui les protégeait de l’éruption de gaz en fusion. Rien à l’intérieur de la sphère ne pouvait survivre au gouffre de chaleur. Pourtant, la vitre était froide.
Spéciae expliqua :
— C’est l’étoile d’Archiloque.
— L’étoile d’Archiloque ! J’ai lu ça quelque part. C’est…
— Magnifique ?
— Grandiose…
Spéciae sourit. Elle était satisfaite de la réaction de Thésée.
— On dit qu’Archiloque a créé l’étoile avec ses larmes. Tu as sous les yeux un exploit prodigieux ; une des sept merveilles de l’univers. C’est l’étoile la plus convoitée de toute la galaxie.
— Tu m’étonnes… Mais qu’est-ce qu’elle fait-là ?
— C’est le cœur de Gala. Sa source d’énergie. Viens !
Elle l’attrapa par la main et l’entraina plus loin. Le couloir d’observation faisait le tour complet de l’immense sphère. Chaque fenêtre était comme autant d’alvéoles ouvertes sur l’intérieur de la coquille où régnait l’étoile turquoise.
— Ne t’inquiète pas, rassura Spéciae, on ne va pas faire le tour. Ce serait beaucoup trop long.
— Mais, s’interrogea Thésée à voix haute, comment se fait-il que les vitres ne fondent pas ?
— La surface extérieure de l’étoile n’est pas si chaude ; quelques milliers de degrés tout au plus ; insuffisant pour endommager le bouclier interne qui protège l’intérieur de la coquille. L’étoile se consume très lentement. On pense que quand l’univers aura disparu, elle aura encore assez d’énergie pour exister.
— Il y a un bouclier interne ?
— Oui, regarde, dit-elle en désignant un scintillement bleu sur le bord intérieur de la sphère. L’étoile fournit toute l’énergie dont Gala à besoin. C’est ce qui la rend indestructible.
— Comment ça ?
— Son bouclier ne s’épuise jamais, il est alimenté en permanence. Ordinairement, la résistance des champs de force dépend de la taille des générateurs. Ils puisent leur alimentation dans les moteurs du vaisseau. Mais les champs de force sont extrêmement gourmands en énergie. Plus l’impact encaissé par un bouclier est puissant, plus le générateur du champ de force puise dans ses réserves, ce qui fragilise le vaisseau par la même occasion. C’est pourquoi une torpille suffit à mettre hors-jeu une petite navette, quand des cuirassés encaissent des milliers d’impact sans broncher. Tu apprendras vite qu’en situation de combat, un vaisseau sans bouclier est un vaisseau détruit. Mais il y a une limite. Tous les boucliers de tous les vaisseaux de tout l’univers ne peuvent absorber qu’une certaine quantité d’énergie, variable selon la taille des générateurs, même un super cuirassé comme le Mothership. Tous, à une exception près : Gala. Pour détruire son bouclier, il faudrait mobiliser une force de frappe titanesque ininterrompue pour parvenir à consumer l’étoile de l’intérieur. Or, il n’existe aucune arme capable de rivaliser avec une étoile.
— Si ce n’est une étoile encore plus grosse, ou un trou noir, susurra Thésée.
— Aucun être vivant n’a jamais plus réussi à reproduire un tel prodige. Pourtant, beaucoup s’y sont attelés, toujours entrainés à leur perte. Le savoir du Grand Ingénieur est parti avec lui dans la tombe.
— C’est certainement mieux comme ça, dit Thésée effrayé par le potentiel destructeur d’une telle création.
Il comprenait mieux pourquoi on qualifiait Archiloque de Grand Ingénieur. Il avait enfermé la puissance d’une étoile au cœur de Gala, rendant cette dernière indestructible grâce à sa source d’énergie inépuisable.
— Mais si quelqu’un réussissait à désactiver le bouclier interne de la sphère ? L’étoile consumerait Gala de l’intérieur ?
Spéciae le dévisagea comme s’il venait de poser une question essentielle.
— De ce que j’en sais, c’est impossible.
Elle pivota sur elle-même et l’entraina par une trentaine de mètres de galerie jusqu’à une pièce en forme d’ampoule.
— Nous y sommes, annonça-t-elle fièrement. C’est l’endroit le plus proche de l’étoile que j’ai trouvée. Il y a une salle encore plus près ; on la voit en se collant à la vitre ; mais impossible d’y accéder, c’est un mystère. J’ai pourtant fait tout le tour…
Thésée se tordit le cou pour entr’apercevoir la salle dont Spéciae parlait. Il peinait à rester statique à cause de l’apesanteur. Comme il n’y avait aucune prise autour d’eux, il se stabilisa en collant ses mains contre la vitre. Là, il put admirer l’étoile.
— Je ne t’avais pas menti, dit Spéciae, le risque en valait la chandelle.
La vue était incomparable. L’étoile d’Archiloque tournoyait paisiblement dans sa coquille d’acier, crachant parfois des jets de gaz.
Spéciae s’était rapprochée de Thésée. Ce dernier frissonna. Le spectacle était magnifique, et il était seul avec elle. Mais il manquait cruellement de courage pour tenter quelque chose. Il le fallait pourtant.
« Vous avez un message, dit Voxa intérieurement.
— Voxa ! blâma Thésée, ce n’est pas le moment ».
— Ouvre-le, conseilla Spéciae en lui faisant face.
Il crut un instant que Spéciae lisait dans son esprit. En fait, c’est elle qui venait de lui envoyer.
Il l’activa. C’était de la musique. La mélodie résonnait tout autour de lui, et nulle part en même temps. En fait, la musique était dans sa tête, depuis le message de Spéciae. Elle aussi l’entendait, parce qu’elle chanta :
« I hurt myself today… ».
Thésée avait déjà entendu cette chanson. C’était une chanson terrienne. Spéciae en profita pour glisser ses mains dans les siennes. Ses beaux yeux noirs scintillaient d’une lumière vive. Il ne parvenait pas à se détacher des nébuleuses dans son regard. L’étoile d’Archiloque faisait pâle figure à côté. Leur visage se rapprochèrent ; leurs bouches s’effleurèrent ; son coeur palpitait, et tout son corps résonnait comme des ondes stellaires venues de l’autre bout de l’univers.
Elle avait les lèvres chaudes.
Le big-bang explosa dans sa poitrine. Tout se passa comme si treize milliards années d’existence devaient nécessairement mener à cet unique instant. L’univers tout entier était posé sur le bout de ses lèvres, il était né pour ce baiser, ce rêve éveillé.
C’était la première fois.
Il s’efforça de mettre son cerveau en veille, mais mille pensées fusaient dans sa tête. Quelque chose œuvrait au fond de lui, une force mystérieuse.
Spéciae redressa son beau visage, elle souriait. Thésée fourmillait de la tête au pied. Ce baiser agissait comme une délivrance, car tous les mots, tous les sentiments, toute la passion, tout était enfin révélé, avec une sensation d’évidence. En fait, cela semblait écrit, et ce dès le premier jour. Il le savait, il l’avait toujours su, il ne pouvait pas en être autrement.
Ils s’embrassèrent encore. Ils n’étaient plus retenus que par la gravité de leurs lèvres.
Spéciae ria.
Il la trouva magnifique.
— Eh bien, qu’est-ce qu’il t’arrive ? s’étonna Aaron en voyant Thésée revenant sourire aux lèvres. Tu as croisé la vierge ?
— Mieux que ça !
— Ah, toi, dit Fanny, quelque chose me dit que tu étais avec Spéciae.
Le sourire de Thésée s’agrandit.
— Raconte ! Vous vous êtes embrassés ?
Il répondit par un clin d’œil.
— C’était comment ?
Aaron avait sauté sur le canapé et levait les poings en signe de victoire. Puis il ajouta :
— Quel beau gosse !
— Tu veux vraiment un schéma ? répondit Thésée.
— Tu es amoureux ? s’enquerra Aaron comme un enfant excité le jour de Noël.
— Je crois, oui.
Aaron se figea, et fixa Thésée droit dans les yeux d’un air très sérieux :
— Ne t’emballe pas mon vieux, tu sais comment ça se passe…
— Non, admit Thésée en détournant la tête.
Les pupilles d’Aaron se dilatèrent ; il avait le regard fou, comme ceux d’un lion prêt à bondir sur sa proie. Il s’expliqua.
— Les histoires d’amour finissent toujours mal.
Fanny le fustigea de ses deux yeux perçants. Elle entreprit de lui faire fermer son caquet :
— Tu es vraiment casse-couille quand tu t’y mets ! On dirait un petit vieux qui prêche sa morale à deux balles. Laisse-le savourer, bon sang !
Elle se tourna vers Thésée :
— Spéciae est quelqu’un de bien. Vous allez bien ensemble. Je suis contente pour vous.
— Ça y est ! C’est fini ! clama Samuel sur un ton désabusé.
— Il faisait semblant de lire son livre.
— Qu’est-ce qui est fini ?
— On te verra de moins en moins. Les amis passeront après les amours.
— Et il viendra pleurer dans nos bras quand il se fera larguer, ajouta Nébulo en pointant le bout de son nez d’ivrogne.
Il sécha une fausse larme.
— Pffff !
Thésée ne savait pas quoi répondre.
— Peut-être que Spéciae pourra vous présenter ses copines, brima Eva avec courage. Vous avez l’air d’en avoir besoin.
— Ce sont des aliènes ! s’épouvanta Aaron. Qui sait ce qu’elles cachent comme tentacules ?
Puis, se retournant vers Thésée avec deux yeux oppressants, il supplia :
— Tu me diras, hein ?
— Je ne te dirais rien du tout ! répliqua Thésée. Tu n’auras qu’à faire ta propre expérience.
— Voilà, renchérit Samuel d’une voix pleine de reproches, l’amitié n’est qu’un grand mot !
Thésée savait que ses amis le narguaient, mais il n’avait pas le courage de les supporter davantage
— Les mecs, vous êtes désespérant. Je vais me coucher. Bonsoir !
— Passe le bisou à ta dulcinée de ma part, poursuivit Aaron.
— Ce mec est lourd, soupira Fanny, pire qu’un éléphant en rut.
Aaron se lança dans un concours d’hurlements qui attira toute l’attention sur eux. Samuel remit son casque. Désespérées, Eva et Fanny l’abandonnèrent à sa triste jalousie.