La huitième merveille
Thésée se leva tard le lendemain matin, préférant paresser dans son lit. Il avait les jambes lourdes et la nuque douloureuse. Il s’étira et alla déjeuner. Samuel lisait tranquillement une revue scientifique devant la baie vitrée, soufflant sur un café aussi noir que ses lunettes, aussi corsé que son humeur. A côté, Aaron jouait à un jeu. Deux étudiantes s’exerçaient à une séance de yoga, mais c’était tout, le salon du dortoir aspirait la tranquillité en ce jour de repos.
— Les filles ne sont pas levées ?
— Si, répondit Aaron, je crois qu’elles sont à la douche. Mais toi, apparemment, tu as bien dormi, ajouta-t-il en voyant la mine radieuse de Thésée. Des nouvelles de Spéciae ?
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Je ne sais pas, une intuition.
Thésée évoqua le message de la veille.
— Et tu ne lui as pas proposé de vous revoir ?
— Je ne veux pas me faire de film…
— Oh, il fait son faux modeste !
Aaron le dévisagea d’un air faussement ému.
— Elle a deux ans de plus que moi, rappela Thésée.
— Et alors ? Tu n’y comprends rien en coup de foudre. Les filles ne se posent pas toutes ces questions.
— Je préfèrerais qu’elle se les pose avant, pas après, pas une fois qu’elle me verra vraiment comme je suis.
Aaron se désespéra :
— A ce rythme-là, mon pauvre vieux, tu n’es pas près de conclure. Mais parlons de l’essentiel : tu l’as déjà fait ?
Il affichait un rictus égrillard et malaisant, Thésée n’avait pas envie de répondre.
— Ça ne te regarde pas, lâcha-t-il à demi-mot.
— Non ! traduisit Aaron. Hé bien c’est parfait ! Une femme d’expérience, c’est ce qu’il te faut. Franchement, mec, ne te prends pas la tête. Une des plus belles meufs de la station vient de flasher sur toi. Ne réfléchis pas, fonce.
Fanny déboula dans le salon avec son énergie habituelle. Elle s’était préparée un cocktail citronné parce qu’elle avait lu dans un article que l’acidité de l’agrume permettait de garder ses dents blanches.
— Regardez-moi ces margoulins ! Qu’est-ce que vous manigancez ?
— Tu as fait ton travail pour madame Tétissanoma ? demanda Aaron vif comme l’éclair.
— Non, mais sérieusement ! se moqua Fanny. Vous ne me ferez pas croire que vous parliez des cours ?
— Aaron s’insurgea :
— On n’est pas obligé de tout te dire ! Madame la commère.
Mais, chose étrange, Samuel s’écria depuis son canapé :
— Ils parlaient de Spéciae !
Il n’avait pas décollé un œil de sa lecture.
— L’autre ! s’insurgea Aaron. Il écoute aux portes !
Samuel dénia enfin lever la tête, et sèchement répliqua :
— Je n’écoute pas aux portes, vous parlez FORT… Tout le monde vous entend.
Ses deux yeux rouges luisaient dans leur orbite. Sa réponse incita Fanny à venir fouiner :
— Des nouvelles de Spéciae ?
Aaron répondit à la place de Thésée :
— On ne veut pas provoquer le mauvais destin.
— Je le savais, s’écria Fanny en frappant du poing dans sa main. Ah, c’est trop bien ; je suis contente pour toi.
Elle s’assit entre les deux garçons.
— Alors, quand est-ce que vous allez vous revoir ?
— Ne t’emballe pas, interrompit Aaron. On n’est pas trop sûr.
— Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure, répondit Fanny. Vas-y, tu attends quoi ? Tu n’as rien à perdre.
— C’est exactement ce que je lui ai dit, ajouta Aaron.
— Elle a deux ans de plus que moi, répéta Thésée.
— Et alors, répliqua Fanny, c’est ça l’amour, ça ne se commande pas.
— C’est une question d’hormones ! conclut Aaron
Fanny répliqua :
— Elles ont bon dos tes hormones. Encore faut-il les échanger.
Eva surgit à son tour. Elle sautillait dans son peignoir, une serviette enroulée dans les cheveux et une paire de chaussette rose dans ses gros chaussons de laine. Elle croisa ses grandes jambes sur le bout de canapé, puis alluma sa Gameboy.
— Vous parlez de Spéciae ? demanda-t-elle ingénument.
Thésée s’insurgea :
— Il ne s’est absolument rien passé, mais tout le monde est déjà au courant.
Il soupçonnait Aaron d’échanger des messages dans son dos.
— Ça sautait aux yeux ! expliqua Eva en y allant d’un sourire mielleux en coin de lèvres.
Très observatrice, Eva était plus malicieuse qu’elle ne le laissait paraître.
La situation n’était pas pour déplaire à Thésée ; pour une fois qu’il était au centre de l’attention. Plus les autres insistaient, plus sa poitrine se gonflait d’orgueil, d’espoir, d’amour.
— En plus elle est trop belle !
— Baissez d’un ton, supplia Thésée.
Les deux yogistes mettaient un terme à leur séance en tournant vers eux des têtes ingrates.
— C’est vrai quoi ! ajouta-t-il. Entre Aaron qui beugle comme si on était sourd et Fanny qu’on entend rire à l’autre bout de la station...
— Je te trouve désobligeant, se défendit Fanny. Mon rire est communicatif. Je suis un être de paix et d’amour.
— Et vous comptez-vous revoir quand ? demanda Eva très intéressée par l’aventure de Thésée.
Elle aussi posait la question qui fâche. Thésée haussa des épaules.
— Je ne suis même pas sûr que…
Mais Nébulo se matérialisa et lui coupa la parole :
— Gamin ! Je serais toi, je proposerais un rencard.
Son gros nez en forme de patate sentait le vin.
Thésée ne savait jamais si le génius d’Aaron prenait seul ce genre d’initiative, où s’il était de connivence avec son hôte. Car Voxa ne se permettait jamais d’intervenir devant tout le monde sans son accord. Quoi qu’il en soit, les quatre terriens l’encouragèrent : Thésée devait tenter sa chance.
Une semaine passa sans qu’il ne reçût de nouvelles de Spéciae. Il pensait tout le temps à elle, mais il n’osait pas lui écrire. Grâce à Voxa qui avait gentiment fouillé sur le Serveur Central pour retrouver son emploi du temps, il apprit qu’elle terminait un de ses cours à quinze heures, pendant que lui était libre. La salle de classe de Spéciae localisée, et après avoir tergiversé toute une soirée, il se convainquit enfin de franchir le pas et de l’attendre à la sortie, pour lui proposer un verre « en toute amitié ».
Il dormit mal cette nuit-là ; plus l’échéance se rapprochait, plus il avait l’impression qu’on lui avait glissé un nid de vipères dans l’estomac. Il prit donc la direction du lieu de la rencontre, nœud au ventre, et en se répétant en boucle tout ce qu’il avait prévu de dire :
« Salut Spéciae, ça va ? Je passais par hasard. Ça te dirait de venir boire un verre avec moi ? »
— Mais si elle est avec ses copines ?
— Dites-lui que vous voulez lui parler deux minutes, conseilla Voxa.
— Et si elle dit non ? La honte.
— Je partage l’avis de Fanny, répondit Voxa. Qui ne tente rien n’a rien. Et quoi qu’il arrive, Spéciae sera sensible à votre proposition.
Thésée fit une pause pour dévisager son reflet dans une vitre. Il était tellement crispé qu’il donnait l’impression d’être constipé. Il força son sourire, mais le résultat fut pire, exacerbant les défauts de son visage. Il se recoiffa, aplatit son épi de trois cheveux. Soudainement, derrière la vitre, deux yeux sombres se dessinèrent dans le reflet des siens. C’était le regard noir de Cella Néous, la tutrice. Thésée était en train de se relooker devant le bureau de la surveillante.
Plus honteux que jamais, il s’esquiva en se morfondant :
— « Je ne suis pas très courageux comme garçon. »
Ses ulcères se tortillaient, s’emmêlaient, se serraient ; toute sa fierté était essorée ; il maîtrisait à peine ses bras brimbalants.
— Détrompez-vous ! rassura Voxa. Du courage, il en faut beaucoup pour faire ce que vous faite.
Thésée n’écouta qu’à moitié. Il venait de trouver la classe de Spéciae. Il s’assit sur un banc au fond du couloir, pâle comme un garçon fiévreux, anxieux. Il avait un quart d’heure d’avance, un quart d’heure à se tordre sur son banc comme un ver au bout d’un hameçon.
Il eut envie d’aller aux toilettes.
Il s’exaspéra : ce n’était pourtant pas la fin du monde ! Mais même un examen aurait-été préférable à cette heure.
La sonnerie retentit, sa poitrine s’emballa, son cœur sautait et cognait comme un vieux moteur de tracteur. La porte de la classe s’ouvrit. Un premier élève sortit en trombe, suivi d’un autre, puis d’un groupe aux rires bruyants.
Thésée attendait tout tremblant, Spéciae ne sortait toujours pas.
« Elle n’est peut-être pas là ? »
Etrangement, il espéra que cette possibilité soit la bonne, car il n’aurait plus à se jeter dans la gueule du loup. Mais au même moment, Spéciae émergea de la classe, belle et resplendissante. Elle était accompagnée de Gadga et d’une autre copine qui devait être Niana. Thésée se leva spontanément, poussé par un ressort invisible. Le poids au fond de son ventre remonta brusquement dans sa gorge, les vipères s’agitaient, mais Spéciae ne l’avait pas encore aperçu.
Au même moment, une quatrième fille sortit de la classe. Elle attrapa Spéciae par le bras. Contrainte, cette dernière se retourna, et, elles échangèrent un bref baiser du bout des lèvres.
Si Thésée avait pu décrire ce qu’il ressentait à ce moment-là, il aurait dit qu’une main sadique venait de lui assener un coup de poignard. Cette main diabolique s’efforçait d’enfoncer sa lame jusqu’à l’âme, en tranchant, taillant, découpant, nerfs après nerf, la moindre parcelle de chair. Puis, tout en lui souriant au nez, elle aurait déversé un sceau d’acide dans sa gorge, mélange de poisse et de miasme : ça piquait.
Il savait à quoi s’en tenir.
Paradoxalement, à la seconde d’après, il se sentait soulagé, car il n’aurait pas besoin de prendre son courage à deux mains pour affronter ce monstre d’amour.
« Je suis trop naze, se morfondit-il encore une fois, comment pouvais-je croire un seul instant… »
— Thésée !
Spéciae s’était rapprochée, l’autre fille à ses côtés. Elles se tenaient la main du bout des doigts. Thésée vit le regard mesquin que lui lança Gadga dans le dos de Spéciae.
Quoi qu’il eût l’âme en ruine, il s’efforça de sauver les apparences, s’obligeant à sourire tout en jaugeant sa rivale du coin de l’œil. Plus grande que lui, elle avait les cheveux courts, d’un blanc déteint, et une longue mèche en lune par-dessus sa frange. Son visage était enlaidi par un horrible piercing nasal, et un second, tout aussi ridicule, jaillissait comme un furoncle prêt à éclater en coin d’arcade.
Il parut évident aux yeux de Thésée que le vide abscon qui régnait dans les yeux sombres de sa rivale reflétait en fait le néant abyssal d’un esprit en manque de repère. La question se posait sérieusement : comment Spéciae pouvait-elle sortir avec un taureau pareil ? Il y pensa fortement.
— Qu’est-ce que tu fais-là ? s’étonna Spéciae avec une voix qui transportait toute la douceur du monde.
Elle lâcha la main de sa dulcinée.
Thésée balbutia une énième fois. Il s’énerva intérieurement parce qu’il se rendait ridicule. Puis, Spéciae le troublait encore plus, parce qu’elle soutenait son regard, et que Thésée était amoureux de ses beaux yeux nébuleux ; il la trouvait magnifique.
— Je… Je…
Les mots coincés derrière les dents, il ne savait pas quoi dire. Tout se passait comme si elle lui arrachait le cœur avec ses yeux.
— Tu ? insista-t-elle amusée.
Elle paraissait contente de le voir.
— Je visite la station, mentit-il enfin.
Il n’arrivait plus à guider ses pensées ; ses neurones avaient déserté sa cervelle, en prenant soin de faire sauter ses synapses. Il songea un instant à demander conseil à Voxa, au lieu de quoi il balbutia bêtement :
— Vous vous promenez en amoureux ?
Il regretta aussitôt ses mots, comme si sa langue avait pris le contrôle de sa bouche.
Spéciae rigola.
— On sort plutôt des cours, répondit-elle sans le lâcher des yeux.
Sa copine dévisageait Thésée d’un œil oblique. Elle finit par exprimer de l’impatience :
— On y va ! Les autres vont nous attendre.
— On va faire une partie de IFFF, expliqua Spéciae.
— Tu vas encore les rouster, dit Thésée.
Il cherchait désespérément un moyen de la retenir un peu.
— Tu peux venir si tu veux, proposa Spéciae.
— Les équipes sont faites, coupa sa copine.
— Une autre fois, répondit Thésée. J’ai beaucoup à faire. Mais je veux ma revanche de la dernière fois.
Il se serait bien percé deux trous dans les tempes pour s’aérer le cerveau.
— On fait ça ! dit Spéciae en s’éloignant vers les téléporteurs.
Elle le salua avec un sourire amical et s’éclipsa.
Thésée se retrouva seul dans un couloir morne et sans vie. Une ombre le frôla et disparut à l’angle. Il reconnut madame Tétissanéma à sa tête en forme d’œuf à la coque et à sa robe noire glissant sur le sol.
Il ne savait plus s’il voulait pleurer ou rigoler ; en tout cas, il était paumé, morcelé, l’âme en porcelaine. Il s’en voulait terriblement : pourquoi y avait-il cru un seul instant ?
« Pourquoi faut-il que même les filles intelligentes sortent avec ce genre de… de...
Il ne trouvait pas les mots pour discréditer sa rivale.
Elle n’a pourtant pas l’air fino. L’instinct fait donc partout sa loi ? »
— On ne choisit pas toujours ses sentiments, répondit Voxa conciliante.
— J’avais remarqué, pesta Thésée. C’est bien ce que je dis.
— Je suis désolée de cette déconvenue, ajouta Voxa.
Il s’énerva :
— Je n’ai pas envie d’en parler, surtout avec un algorithme. C’est vrai, quoi ! Qu’est-ce que tu y connais en sentiment ?
— J’apprends à les interpréter, répondit Voxa.
Thésée voulait rester seul avec ses sombres pensées.
Il rentra au dortoir sur la pointe des pieds, évita soigneusement ses amis, et s’enferma dans sa chambre.
« Ressaisis-toi, bon sens, ce n’est pas la fin du monde. »
Il leva la tête vers la baie vitrée. Tout était silencieux, tranquille. Antaria brillait avec sérénité, somptueuse ; un saphir au milieu d’une obscure caverne. Pourtant, en cet instant, la douceur du soleil lui manquait. En fait, les caresses du vent lui manquaient, puis le chant des mésanges, le triolet des merles, les sérénades des moineaux, et même, c’est pour dire, les troupeaux de pigeons sur le toit, tout cela lui manquait. Oui, en cet instant, il aurait préféré être sur Terre, à regarder le poteau électrique devant la fenêtre de sa chambre, et entendre ronronner le vieux moteur de la Ford, signal que son père venait de rentrer à la maison.
La voix d’Aaron résonna dans le salon. Il était en train de se chamailler avec Fanny. Fanny avait du caractère, elle ne se laissait jamais faire et remettait toujours l’insolent à sa place. Ces deux-là s’étaient bien trouvés, il y avait entre eux deux une forme de complémentarité. Thésée soupira et prit la meilleure décision qui s’imposait, il les rejoignit.
— Alors, tu étais où ? s’inquiéta Aaron.
— Je me reposais, mentit Thésée.
Il redoutait l’épreuve de la vérité, mais personne n’insista. Les autres voulaient aller manger dans un restaurant de Gala-mère qu’Eva avait déniché.
— Tu viens ? demanda la jeune fille alors qu’ils s’apprêtaient à sortir.
Thésée se leva d’un bon et suivit le mouvement. Deux trois méchantes railleries d’Aaron (mais drôles) sur des étudiants qu’ils croisèrent, suffirent à lui faire oublier les causes de son chagrin.