La huitième merveille
Thésée, Aaron et Samuel retrouvèrent Eva et Fanny au comptoir de l’Arène.
— Alors, c’était bien ? demanda Fanny.
Les filles s’étaient commandées des coupes glacées ; pistache caramel pour Fanny ; fraise chantilly pour Eva.
— Franchement, pour une première fois, vous vous êtes vachement bien débrouillés, dit Féric en lisant le dépit affiché sur le visage des débutants.
— Ils étaient trop forts, répondit Prosper en rejoignant le groupe avec Carmin.
Féric se voulait encourageant :
— Pas de chance. Vous êtes tombés sur une excellente équipe ; il n’y avait pas grand-chose à faire.
— Vous ferez mieux la prochaine fois, réconforta Eva en dessinant des arabesques dans le fond de sa soucoupe glacée.
Elle se lécha savoureusement la crème sur le bout des doigts.
Des rires de joie remontèrent des escaliers du labyrinthe. C’était l’équipe adverse. Thésée repéra son meilleur joueur malgré son casque. Il surpassait tous les autres. La feuille statistique parlait d’elle-même ; il avait marqué plus d’un tier des points de son équipe. Curieux de voir à quoi il ressemblait, il le suivit discrètement des yeux. L’autre retira son casque devant l’armurerie. Thésée tressaillit : c’était la fille à la mèche violette.
Croisant son regard, elle partagea un clin d’œil moqueur.
— Mince alors, maugréa discrètement Aaron. On s’est fait rouler dessus par une équipe de filles.
— Pourquoi ? Ça te surprend ? railla Fanny trop heureuse de pouvoir défendre la cause féminine.
— Pas du tout ! répondit Aaron aigri.
Il cachait mal sa frustration.
— Je les reconnais, dit Carmin. Elles ont perdu d’un point en finale l’année dernière. Ça me rassure, on n’avait aucune chance de les battre dans ces conditions.
La fille à la mèche violette déposa son matériel. Thésée se précipita pour l’imiter. Il s’accouda au comptoir.
— Beau match ! déclara-t-elle avec un sourire rayonnant de chaque côté des lèvres. C’était la première fois que vous jouiez ?
Thésée frissonna. Il regarda tout autour de lui pour voir avec qui elle parlait, mais il n’y avait personne. La fille s’adressait directement à lui. La gorge nouait, il bafouilla un truc incompréhensible. Elle fronça des sourcils.
— Pardon ?
Il reprit sa respiration.
— Vous nous avez explosé, finit-il par dire dans un effort surhumain pour articuler chacun de ses mots.
Il se sentait ridicule. Sa foutue mâchoire se crispait au plus mauvais moment possible ? Pourquoi, lui qui était d’habitude vif d’esprit, ne trouvait-il rien d’original à dire ? Mais la jeune femme le rassura quant à son niveau de jeu.
— Vous vous êtes bien défendus.
Thésée ne perdait pas une miette de son sourire, hypnotisé par ses prunelles violètes. Sa voix mielleuse vibrait d’une profonde sincérité.
— Ça fait deux ans qu’on s’entraine ensemble, expliqua-t-elle. On a tout de suite vu que vous étiez perdu dans le labyrinthe. Cela ne t’a pas empêché de m’envoyer en prison au début de la partie. C’était bien joué.
— C’est toi qui as traversé comme une folle ? s’exclama Thésée. Coup de chance, admit-il en se grattant le crâne, gêné.
Il se perdait dans les yeux galactiques de la jeune fille.
— J’ai clairement manqué de prudence, répondit cette dernière. Mais vous n’avez pas démérité. Il y a deux ou trois petits fondamentaux à apprendre quand on joue en équipe. Vous ne pouviez pas le savoir, ça peut valoir le coup de s’entrainer.
Une de ses coéquipières l’interpella :
— Spéciae, on va boire un verre ?
Elle avait de longs cheveux roux, bouclés. Elle s’intercala entre Spéciae et Thésée, faisant comme si Thésée n’existait pas.
« Spéciae », se répéta en boucle Thésée dans sa tête.
— Une douche d’abord, puis après, pourquoi pas, répondit Spéciae.
L’incorruptible sourire de la jeune femme dérida le cœur de Thésée.
— Vous voulez venir avec nous ? demanda-elle. On va à l’Auberge-Des-Naufragées.
Pris de court par la proposition, il balbutia une fois de plus. Par chance, Aaron, qui s’était discrètement glissé à côté d’eux, répondit à sa place :
— Bien sûr qu’on veut venir !
— Vous pouvez venir avec vos copines, dit Spéciae en désignant de loin Eva et Fanny.
— Ce ne sont pas nos copines, répondit Thésée farouchement.
Il ne voulait surtout pas qu’il y ait d’amalgame. Il ajouta :
— Enfin si, mais on est juste camarade de classe.
— Pourtant, répondit Spéciae, les terriennes sont vraiment trop belles ! C’est la première fois que j’en vois d’aussi près, et on ne m’avait pas menti à leur sujet.
Thésée avait très envie de répondre quelque chose qui ferait comprendre à la jeune fille qu’il la trouvait plus belle encore. Au lieu de quoi, il garda son compliment pour lui.
Spéciae ajouta :
— Entendu ! On se retrouve dans une heure à la station des taxi-navettes.
Sa copine l’attrapa par le bras et l’attira un mètre à l’écart.
— Pourquoi tu les invites ? murmura-t-elle suffisamment fort pour qu’Aaron et Thésée les entendent. On ne devrait pas.
Les deux filles chuchotèrent avec véhémence, Thésée et Aaron subirent, mal à l’aise, la conversation. Spéciae se montra agacée. Elle mit fin à leur concertation :
— On fait ça !
— On ne veut pas vous déranger ! dit Aaron qui ne voulait plus s’imposer.
— Absolument pas ! répondit Spéciae. Gadga est une grande timide, il ne faut pas lui en vouloir. On dit dans une heure. Venez avec vos amis. A tout à l’heure.
Elle lança un grand sourire à Thésée avant de rejoindre son groupe de copines.
— C’est moi, ou tu lui as tapé dans l’œil ? commenta Aaron en infligeant à Thésée un maladroit coup de coude dans les côtes.
— Je ne pense pas, non, répondit Thésée qui au fond espérait tant qu’Aaron ait raison.
Le sang lui montait à la tête.
— Alors, tu as un ticket ? demanda Fanny quand ils leur proposèrent de sortir.
— Elle est vachement jolie, ajouta Eva égrillarde, ce qui eut pour conséquence de faire rougir Thésée jusqu’à la pointe des oreilles.
Aaron proposa à Prosper et Carmin de les accompagner à l’Auberge-des-Naufragés, ce que les deux garçons acceptèrent spontanément.
Thésée ne doutait pas un instant que la présence de Fanny et d’Eva motivait la décision des deux airiens. Les prunelles de Prosper pétillaient à chaque fois qu’elles se posaient sur Fanny.
Propres comme des bambins sortis du bain, ils se retrouvèrent à l’heure convenue sur les passerelles des taxi-navettes.
— Je ne vois pas de bar ? s’étonna Aaron en balayant le hangar de droite à gauche.
Une vingtaine de navettes jaunes, guère plus grandes que des bus, stationnaient autour d’un embarcadère circulaire. Elles étaient suspendues à des pinces d’amarrage qui laissaient tomber les taxi-navettes dans le vide spatial.
Spéciae leur fit un grand signe de main. Elle et sa copine Gadga les attendaient de l’autre côté de l’embarcadère. Elles avaient toutes deux les cheveux mouillés. Gadga dissimulait à peine sa contrariété, mais Spéciae se chargeait de sourire pour deux.
— On fait le trajet ensemble, informa-t-elle car les terriens s’étonnaient comme des touristes.
— On a le droit de sortir de la station ?
Samuel s’inquiétait. Il observait une navette disparaitre sous l’anneau.
— Je ne vois pas pourquoi vous n’auriez pas le droit ! répondit Prosper en s’approchant du portillon de sécurité. Ce sont des navettes automatiques, elles font la liaison avec l’Auberge-des-Naufragés. On ne vous demande pas de les piloter.
Ils obtinrent leur réponse quand le scanner du portillon confirma l’autorisation. Thésée releva que son matricule de puce était le n°X…11, et qu’il embarquait dans le taxi-navette n°9638. La bande se tassa sur les banquettes spiralaires du petit vaisseau jaune.
— Vous n’avez jamais mis les pieds à l’Auberge-des-Naufragés ? s’étonna Spéciae.
— Non ! avouèrent les terriens. On est nouveau.
— C’est un incontournable, ajouta Prosper.
La navette larguée, elle chuta sous l’anneau. Elle n’activa ses propulseurs qu’une fois à l’extérieur. C’était silencieux, comme un planeur. Ils survolèrent la station et ses huit anneaux. Depuis leur arrivée, les humains mettaient pour la première fois le nez hors de Gala. Ils purent l’admirer dans toute sa splendeur. La station était immense, si bien que même le Mothership, amarré au huitième anneau pour ses maintenances, faisait pâle figure à côté.
— Comment la navette peut-elle pivoter avec autant de fluidité ? s’étonna Samuel. Je pensais que dans l’espace on ne pouvait pas avoir de trajectoire courbée ?
Aaron envoya un message mental à Thésée : « il pose toujours des questions bizarres ».
— Vous n’avez pas encore eu de cours de pilotage, s’étonna Prosper ?
— C’est prévu au second semestre.
Prosper s’expliqua :
— Certains vaisseaux ont des réacteurs à magnéton qui leur permettent de virer normalement. Je ne saurais pas vous dire comment ça marche, c’est une sorte d’aspirateur à vide.
Spéciae intervint :
— En fait, oui et non ! corrigea-t-elle d’une voix douce et bienveillante, ce qui faisait bondir le cœur de Thésée.
Prosper s’étonna, Spéciae précisa :
— C’est vrai pour un certain type de vaisseaux, notamment pour les chasseurs. Mais pas pour les taxi-navettes. Elles sont tout simplement guidées par le magnétisme de Gala ; comme si une main invisible les déplaçait.
Puis elle ajouta :
— Cours de troisième année d’Ingénierie Spéciale.
— Vous êtes en troisième année ? demanda Aaron désireux de participer à la conversation.
— Vous êtes à quelle école ?
— On est toutes les deux au Têchnèdome. Et vous ?
— Je suis sur l’Agora, répondit Prosper. C’est ma seconde année sur Gala.
— Et moi je suis chez les Ministrums, dit Carmin. J’ai hésité entre le Bastion et le Palais, mais après réflexion, je ne suis pas fait pour la guerre.
— Tu as bien fait, dit la jeune femme.
Puis elle s’adressa directement aux terriens :
— Et pour vous, si j’ai bien compris, c’est votre première année ?
— Ah ce qu’il parait, répondit Fanny qu’on n’avait pas trop entendu jusqu’alors.
Un fabuleux balai de vaisseaux s’entrecroisait de l’autre côté de la bulle du taxi-navette. Alors que Gala s’étendait de toute sa hauteur dans leur dos, la navette se rapprochait dangereusement d’un astéroïde.
— C’est-là qu’on va, dit Prosper sans s’inquiéter le moins du monde.
Le rocher gravitait autour de la station. La navette le contourna. La façade d’un bâtiment apparut, incrustée dans l’énorme roche, et des navettes se croisaient à l’entrée de l’édifice. Le taxi-navette amorça son approche. Thésée se crispa, car l’astéroïde tournait sur lui-même comme une boule de bowling partie pour un strike. Mais la navette s’ajusta automatiquement à la vitesse de rotation du rocher. Elle réussit à rentrer dans l’édifice et s’y amarrer.
— Venez, c’est par là !
Spéciae les conduisit à travers un boyau creusé dans la roche. Il était illuminé de milles néons fluorescents. La crasse ambiante dénotait avec la clarté de Gala. En effet, la lumière, chargée de poussières, étouffait l’atmosphère. Ça puait l’huile de vidange, le cambouis, mais aussi la pierre vieillie et la rance. On avait du mal à s’entendre ; des vibrations métalliques remontaient des basfonds de l’astéroïde par les canalisations, et l’explosion des moteurs alourdissait le brouha de la foule.
— C’est lugubre, murmura Fanny. Ça me rappelle un peu la chambre d’Aaron !
Aaron ne daigna même pas répondre. Il fit celui qui n’avait rien entendu.
Ils longèrent une allée souterraine aux parois en gruyère, trouées. L’étroit passage était bondé de monde. Il y avait une grande variété d’échoppes et de bars aux enseignes fluorescentes.
Ils dépassèrent une boutique spécialisée dans la vente de visses et de boulons pour vaisseaux, et bifurquèrent par un escalier si exsangue qu’on ne pouvait pas se croiser. Un tuyau d’évacuation des eaux usées servait de rampe. A l’angle du second palier, Spéciae les invita à rentrer dans une enseigne toute discrète. Derrière la poussière de l’insigne, on pouvait lire : L’Auberge-des-Naufragés.
— C’est un point de passage obligé pour tout bon étudiant de Gala, expliqua Prosper. On dit qu’autrefois l’astéroïde était un repère de pirates. Aujourd’hui, il accueil surtout les voyageurs.
— Ils ne peuvent pas venir sur la station ?
— Holà, malheureux ! s’exclama Carmin. Tout le monde n’est pas autorisé à monter à bord de Gala. Ce n’est pas un hôtel.
— On est un peu des VIP, ajouta Fanny fièrement.
— Oui, répondit Eva en tenant la porte, mais si madame veut bien se donner la peine de bouger ses fesses, parce que la VIP bloque l’entrée et qu’il y a du monde derrière nous.
L’intérieur du club n’avait rien à voir avec sa devanture miteuse. Sombre, c’était une salle spacieuse qui proposait des musiques dansantes.
— On a nos habitudes, dit Spéciae en désignant une table dans un angle au fond.
Ils traversèrent la piste de danse encore vide à cette heure-ci. Un droïde dansait tout seul. Il fit tourner ses jambes comme une hélice autour de son bassin désarticulé.
Thésée leva les yeux. Un drapeau blanc à bandes noires était accroché au plafond. Il avait la forme du drapeau américain, mais à la place des cinquante-et-une étoiles, il compta onze croix d’hermine.
Ils devaient parler fort pour couvrir le bruit de la musique. Les terriens réalisèrent qu’ils n’avaient pas d’argent à dépenser. Grand prince, Prosper les rassura :
— Ne vous inquiétez pas, ce soir, c’est moi qui offre !
Il posa sur Fanny des pupilles pétillantes. Spéciae les interrogea :
— Vous êtes tous terriens ?
— Eux oui, nous non, corrigea Prosper en passant un bras par-dessus l’épaule de Carmin. On vient d’Air.
— La chance, répondit Spéciae. Je n’ai jamais mis les pieds sur Terre, ni sur Air. Il paraît que c’est magnifique.
Carmin répondit :
— C’est un peu casse gueule pour les visiteurs. On a beaucoup d’accidents chaque année. Toujours des étrangers d’ailleurs. Ils ne font pas attentions où ils mettent les pieds. Mais nous, les locaux, on est habitué à sauter de roche en roche.
La serveuse passa pour prendre la commande. Les airiens convainquirent les terriens de goûter à la spécialité locale : l’Astral, une bière brassée au cœur de l’astéroïde.
— Comment ce sont passées vos premières semaines à bord ? demanda Spéciae avec beaucoup d’intérêt. Pas trop dépaysés ? Bien acclimatés ?
— Si on enlève le fait qu’on a failli être accusé pour meurtre sur une célébrité locale, se moqua Fanny, tout est top.
— Ils étaient aux premières loges, rappela Prosper.
— Ouais, ajouta Aaron, et même que c’est nous qu’on a peut-être déjoué la tentative d’assassinat.
Il siffla sur la mousse de son verre.
— A ce point-là ? s’étonna Spéciae. Racontez-moi ça ! C’est dingue.
— Tout le monde ne cause que de ça, intervint Gadga la voix railleuse.
Cette dernière lança un sourire malicieux à Spéciae, comme pour lui faire passer un message que seule son amie était en mesure de décrypter.
— Mais que s’est-il passé exactement ?
— On ne peut rien dire, répondit immédiatement Aaron. Secret d’enquête.
Il était fier d’attirer l’attention sur lui. Mais Thésée prit la relève.
— A vrai dire on n’en sait rien. On ne sait pas qui a fait ça.
— Ça peut être n’importe qui, répondit Spéciae. Goodmayers a beaucoup d’ennemis.
— Mouais ! coupa Prosper visiblement pas d’accord. Pas besoin d’enquêter pour savoir qui a commandité le meurtre.
— Qui ? voulut savoir la tablée.
— C’est évident, c’est Agamemna.
Spéciae et Gadga froncèrent des sourcils.
— Agamemna ? C’est qui ? interrogèrent les terriens.
— Une prêtresse complètement folle qui cherche à conquérir le monde. Les éoliens la vénèrent comme une déesse.
— Quelles sont tes preuves ? interrogea Spéciae curieuse d’en savoir plus.
— Pas besoin de preuve. C’est vrai quoi ? Tout le monde le sait. Elle n’a même pas le courage de revendiquer sa lâcheté.
— C’est un peu léger pour porter une accusation, souligna Spéciae avec une intonation qui montrait qu’elle ne voulait pas brusquer Prosper.
Thésée appréciait ce côté raisonné et mesuré. Spéciae avait tout pour elle. Il attendit la justification de Prosper.
Mais Prosper fit comme s’il n’avait rien entendu. Le sujet semblait l’émouvoir.
— Si ça se trouve, intervint Carmin, l’assassin est encore sur Gala. Ils ont plein d’espions. Petit conseil, les nouveaux, méfiez-vous à qui vous parlez.
Le sujet semblait délicat. Carmin venait de jeter un froid sur la table. Gadga porta sa paille à sa bouche en détournant les yeux vers le drapeau au plafond. Spéciae l’imita, elle sirota son verre, mais en souriant à Thésée. Une petite flamme virevolta dans le cœur de ce dernier. Thésée comprit qu’il était tombé amoureux.
Durant tout ce temps, Aaron lorgnait dangereusement vers le récipient de gâteaux apéro qui était apparu sur la table. Eva s’en aperçut, car elle proposa poliment de faire tourner le bol avant qu’Aaron ne s’en empare.
Enfin, Samuel chercha à résumer la situation.
— Si j’ai bien compris, les éoliens, ce sont les ennemis de la Ligue de Talos.
— C’est ça, confirma Prosper.
— « La Ligue de Talos ? J’ai entendu ça, marmonna Thésée en faisant un effort pour se souvenir.
— Madame Phi-161 nous en a parlé, rappela Samuel. C’est l’alliance militaire et commerciale menée par les mèriens.
— Pour quelle raison sommes-nous en guerre ? s’étonna Thésée. L’univers n’est-il pas assez grand pour que chacun trouve sa place sans se marcher dessus ?
Il s’assura que Spéciae ait bien entendu.
— Parce qu’ils en veulent à nos ressources, justifia Prosper. Les planètes habitables sont rares dans l’univers. C’est même la première cause des guerres interstellaires.
— Paraitrait-même qu’ils voudraient mettre la main sur Gala, ajouta Carmin.
— Tout le monde voudrait mettre la main sur Gala, objecta Spéciae.
— Pourquoi faire ? demanda Thésée.
— Ce serait une prise symbolique. Gala est réputée pour être indestructible. C’est une prouesse technologique comme on n’en a jamais vue, une arme de dissuasion imparable. Même le Mothership ne peut pas en venir à bout. La perde serait un coup fatal pour les mèriens.
— Et ils viennent d’où les éoliens, demanda Fanny qui essayait de s’intéresser à la conversation.
— On ne sait pas trop, dit Prosper. D’un peu nulle part et de partout à la fois.
— Je crois que c’est un peu plus compliqué que ça, précisa Spéciae.
Elle hésita, chercha ses mots. Son visage était si doux que Thésée ne s’attendait pas à voir ses traits se durcirent avec autant de force. Enfin, elle se tourna vers lui, et plantant ses yeux dans les siens, elle s’expliqua :
— On parle des éoliens pour désigner un ensemble de peuples qui n’ont pas de planète.
— Ce n’est pas une raison pour essayer de piquer celle des autres, coupa Carmin.
— Ils n’ont pas de planète ? répéta Aaron.
— Ce sont des peuples vagabonds, poursuivit Spéciae. Ils tirent leur nom d’une de leur base spatiale : Eolia.
— Ouais, coupa Carmin sans laisser le temps à Spéciae de finir son explication. Il paraitrait que c’est un redoutable vaisseau de guerre. Mais on a le Mothership pour le tenir à distance. Autrement, les éoliens pilleraient tout ce qu’il y a à piller. La Ligue de Talos est là pour les en empêcher. Sans elle, des planètes comme Air et comme la Terre seraient rayées de la carte dans les deux jours. C’est pourquoi le capitaine Goodmeyers est un héros. Heureusement que des mecs comme lui existent pour faire face à cette folle d’Agamemna.
— Au capitaine Goodmeyers, répondit Prosper en levant son verre.
— Au capitaine Goodmeyers, répéta Carmin en trinquant avec son camarade.
Ils s’inondèrent la gorge et relancèrent une tournée.
Thésée crut déceler chez Spéciae un fond de tristesse. Aucun changement sur le visage de cette dernière n’échappait à son œil amoureux. Elle ne semblait pas d’accord avec Prosper et Carmin, mais elle ne livra pas le fond de sa pensée. Quant à Gadga, elle n’écoutait même plus.
— Ils sont si terribles que ça, les éoliens ? s’inquiéta Aaron.
Il avait réussi, sans que personne ne le remarque, à rapprocher les chips de sa place.
— Je serais bien curieux de voir à quoi ils ressemblent, continua-t-il.
— C’est tout le problème des espions, répondit Prosper en vidant sa seconde chope d’Astral. Ils nous ressemblent comme deux gouttes d’eau.
— Ça peut vouloir dire qu’ils ne sont pas si différents, remarqua Thésée qui cherchait quelque chose d’intelligent à dire pour plaire à Spéciae. Sur Terre, on dit que tous les hommes sont pareils, quelle que soit leur couleur de peau et leur origine.
Son petit discours fit son effet. Spéciae leva vers lui des yeux lumineux.
Mais Carmin le brima :
— Ouais, mais ici on n’est pas sur Terre. Je peux te dire qu’on n’est pas tous pareils. Tu ne dirais pas ça si tu avais mis les pieds dans le Mémorial. C’est très impressionnant.
— Le Mémorial ? C’est quoi ?
— Un monument érigé en mémoire de ceux qui sont morts pour la Ligue. Rien que pour la bataille d’Hydaspe, on parle de six millions de morts en une poignée d’heures. La moitié des élèves d’ici ont un parent qui est décédé là-bas, comme les miens et le père de Prosper. Alors n’imaginez pas que la paix soit possible avec les éoliens.
— Oh, désolé, s’émut réellement Fanny.
Des larmes coulèrent le long de ses joues. Thésée aussi fut transporté par l’émotion. Il comprenait mieux pourquoi Prosper et Carmin parlaient du sujet avec autant de passion. Surtout, il se souvint de ce que lui avait dit Voxa. Si le nom de sa mère était inscrit sur le Mémorial, cela signifiait qu’elle aussi était morte durant cette fameuse bataille. Il se prit immédiatement d’une amitié sincère pour les deux airiens, et comprenait mieux l’adulation que l’on vouait au capitaine Goodmayers.
— C’est comme ça, répondit Prosper. C’est une guerre qui a commencé il y a des lustres, et on ne sait pas quand elle finira.
— Si on sait, ajouta Carmin : il suffirait d’assassiner Agamemna pour que tout cela cesse.
— Vraiment désolé pour vos parents, dit Spéciae mal à l’aise.
Aaron voulut détendre l’atmosphère avec un peu d’humour :
— En tout cas, s’il y a un espion sur Gala, ce n’est pas moi. Mais je soupçonne Eva.
Cette dernière fit les gros yeux et se mit à rougir des pommettes.
— Et pourquoi ? Tu peux me dire ? se défendit-elle la voix saccadée.
— C’est vrai quoi, continua Aaron, tu ne dis jamais rien, mais tu épies tout avec ton air de fouine.
Eva était toute rouge, les joues gonflées en tomate. Mais pour une fois, elle ne se laissa pas marcher sur les pieds. Ayant bien cerné Aaron, elle répliqua avec finesse et un humour acerbe :
— Super la mission d’espionne ! Vous imaginez ? Me coltiner à longueur de journée un gros lourd-dingue aussi obscène qu’obsédé. Si je devais faire un rapport en me basant sur la seule observation d’Aaron, je conseillerais à mes supérieurs de ne pas s’approcher de la Terre à moins de dix millions d’années-lumière.
La tablée rigola, Fanny exagéra son rire.
— Je te trouve désobligeante, s’amusa Aaron un peu déconcerté. Tu caches bien ton jeu.
— Tu ne vois que le bout de ton nez.
A partir de cet instant, les langues se délièrent, l’ambiance jusqu’alors pesante s’essouffla. Chacun prit ses aises. Aaron était parvenu à rapprocher le bol de chips et finissait les dernières miettes.
Tout en parlant à Thésée, Spéciae enroulait sa mèche violette autour de son index. Ce dernier buvait ses paroles. Elle expliquait que son équipe s’entrainait au IFFF au moins une fois par semaine.
— C’est vrai que l’année dernière vous aviez perdu d’un point ?
— Oui, répondit Spéciae en soufflant sur sa mèche.
Elle était dépitée par ce mauvais souvenir.
— C’était un beau match, ce souvint Prosper. Franchement, vous étiez meilleures que les frères Méoès.
— Gadga, plutôt silencieuse, intervint :
— Le niveau de cette année risque d’être plus relevé que celui de l’année dernière. J’ai cru comprendre que des gars de notre interna montaient une équipe. Des Prétoriens en quatrième années, spécialité fantassin ; c’est leur métier. Nous, on a deux nouvelles à intégrer, et je trouve que Niana a du mal à se coordonner.
— Donne-lui le temps, rassura Spéciae.
— On fera les groupies, dit Fanny à Eva.
Elles pouffèrent de rire.
La soirée se prolongea plus tard que nécessaire. Thésée s’attendait à un réveil difficile le lendemain. Il anticipait les courbatures qui l’ankyloseraient pendant deux jours. Mais Gadga reçu un appel. A la suite de quoi, elle supplia tacitement Spéciae de rentrer. Le groupe finit par regagner les taxi-navettes. Ils se saluèrent aux téléporteurs ; Spéciae et Gadga rejoignirent leur internat sur un autre anneau, Prosper et Carmin le leur par un chemin différent, et les humains se téléportèrent devant l’escalier du dortoir de la zone 3-1-52.
— Prosper est cool de nous avoir invité, dit Samuel.
— On peut remercier Fanny et Eva, répondit Thésée.
— Tu crois ? s’étonna faussement Fanny.
— C’est un beau parleur.
— Ce n’est pas le seul !
— Enivré de fatigue, Aaron beuglait comme un homme éméché.
— On est tous d’accord pour dire que Thésée à un ticket avec Spéciae ?
— Pffff !
— Si ! Trop ! insista Eva. J’ai bien vu vos petits échanges de regard durant toute la soirée.
Thésée ne voulait pas se faire de faux espoirs.
— Si c’est pour entendre des salades, répliqua-t-il afin d’esquiver la conversation, je vous souhaite bonne nuit.
— Regardez comme il est gêné ! s’exclama Aaron en l’attrapant par l’épaule. Mon pote, si tu veux des conseils, demande-moi.
Thésée se dégagea gentiment et abandonna ses amis qui ricanaient bêtement. Aaron et Fanny se ressemblaient sur ce point : c’étaient deux grandes gueules.
Il regagna sa chambre et s’enfonça dans son lit en souhaitant une bonne nuit à Voxa. Il ne parvint pas à s’endormir tout de suite. Le visage radieux de Spéciae surgissait en boucle dans ses pensées. Il prolongea la conversation comme s’il était encore avec elle. Il s’en voulait de ne pas avoir dit telle chose, ou ne pas avoir su se taire sur d’autres sujets, et ne pas paraître ridicule. Il passa en revue les erreurs commises durant la partie de IFFF. Il aurait pu être meilleur et briller davantage.
« Elle a deux ans de plus que moi, remarqua la petite voix dans sa tête (et ce n’était pas Voxa). Elle est belle, intelligente, largement plus forte. Moi, je ne suis qu’un pauvre mec pas très beau. Qu’est-ce qu’une femme aussi brillante et aussi belle ferait avec un puceau comme moi ? »
Il était en train de s’endormir, assaillit de doutes, quand il reçut un message en provenance d’un destinataire inconnu. Il ouvrit la notification et trouva trois mots :
Bonne nuit 😊
Signé : Spéciae
Son cœur bondit dans sa poitrine. Il s’imagina tous les scénarios possibles et prit le temps de répondre. Il répondit par un simple smiley pour montrer qu’il n’était pas indifférent, mais sans trop insister.
— Voxa, soucieuse de comprendre les sentiments de son hôte, demanda :
— Êtes-vous heureux ?
— Juste amoureux.
Cette fois, il s’endormit le cœur en lune.