La huitième merveille
— Tout assassin consciencieux ne doit inspirer qu’à une chose, quelqu’un à une idée ?
Les terriens hésitèrent. Fanny osa prendre la parole :
— Le nombre de victimes ?
— Stoppez là, malheureuse ! s’exclama madame Tétissanoma ; l’assassinat est un art raffiné, ce n’est pas une simple tuerie de masse.
Madame Tétissanoma, l’enseignante chargée des cours de Résolutions de Problèmes, avait d’abord terrorisé ses élèves par son accoutrement peu familier. Sa silhouette longiligne, élancée, faisait penser à un mauvais méchant de science-fiction. D’autant plus qu’elle portait une longue et lourde robe noire qui trainait sur le sol et remontait sous son menton, mettant en relief son protubérant crâne chauve, en forme d’œuf à la coque. Elle avait la peau d’un blanc céruse, dépigmentée, une face cadavérique avec deux petits yeux enfoncés dans leur orbites et creusés de cernes bleus. Sa voix faussement grave, fluette, achevait de rendre sinistre le personnage au demeurant très sympathique.
Encouragé par un Samuel motivé à l’idée de faire des mathématiques, Thésée et Aaron étaient rentrés à reculons en classe de Résolutions de Problèmes. Ils pensaient souffrir d’un ennuyeux cours d’algèbre. Mais, dès l’intitulé de la première leçon, Samuel avait déchanté. Il avait rangé sa règle et sa calculatrice au fond de son sac, et trainait désormais des pieds pour assister aux cours. Il se contentait de recopier les notes avec indolence, tout au contraire de Fanny qui faisait preuve d’une assiduité vivifiante.
— Je renouvelle ma question, répéta madame Tétissanoma, vers quoi tendent les meilleurs assassins ? Comment les reconnait-on ? Ne cherchez pas midi à quatorze heures. Voyons, Thésée London ! Une idée ?
Thésée sursauta. Aaron et lui étaient en train de jouer mentalement à la bataille spatiale.
— Ils échappent à la police ! hasarda-t-il pour se débarrasser de la question.
— Vous êtes sûr la voie, poursuivez…
— Le crime parfait ! s’exclama Fanny qui ne tenait plus en place.
Elle leva la main après coup, mais la professeure Tétissanoma l’exhorta à poursuivre :
— Exactement, le crime parfait. Et quelles sont les conditions du crime parfait ? Pouvez-vous détailler votre idée ?
— On ne retrouve jamais le corps !
— Cela ne suffit pas, contesta l’enseignante, car on peut ne pas retrouver un corps sans que le meurtre soit une réussite complète.
— On ne retrouve jamais l’assassin ! corrigea Fanny.
Madame Tétissanoma tapa du poing comme si Fanny venait de découvrir le graal.
— Rappelez-moi votre nom mademoiselle ?
Fanny répondit avec un sourire infatué :
— Fanny Desanges.
— Mademoiselle Desanges a visé juste, le plus sublime, la perfection ultime, dans notre histoire, c’est lorsque que le tueur fait accuser quelqu’un d’autre à sa place et que les enquêteurs n’y voient que du feu. Nous venons de mettre le doigt sur l’essence même de cette leçon.
Elle baissa la voix, la luminosité de la classe s’obscurcie :
— Imaginez un macchabé. Il baigne dans son sang ; sur les murs, une phrase mystérieuse. Imaginez les inspecteurs, ils se creusent la cervelle, nuit et jour, et ne parviennent pas à résoudre ce mystère ; ils en perdent les nerfs. Ils accusent un faux coupable sans jamais soupçonner une seule seconde…
Aaron donna un léger coup de coude à Thésée pour l’inciter à regarder par la fenêtre. Un groupe de filles chahutait devant la porte. Elles attendaient le prochain cours.
— Il y a peut-être ta future femme là-dedans, chuchota-t-il.
Les pupilles de Thésée s’allumèrent et jetèrent des étincelles. La fille à la mèche violette était-là. Elle riait avec une amie. Cette dernière leva ses beaux yeux vers Thésée. Il plongea aussitôt dans ses fiches et fit semblant de prendre des notes, pendant que son cœur galopait.
— … c’est pourquoi, conclut madame Tétissanoma, on évitera le poison dans cette situation-là. C’est bientôt l’heure, je vous demande un travail pour la prochaine fois : à partir de la situation donnée, je veux que vous me décriviez le meilleur moyen pour contourner l’obstacle. Notez bien la condition de départ : on ne doit jamais retrouver le corps.
La sonnerie retentit, Fanny se précipita vers l’enseignante. Inversement, Thésée attrapa son sac et sortit de la classe en frôlant volontairement la fille à la mèche violette. L’air s’électrisa.
— Ça ne vous parait pas un peu déplacé comme thématique ? s’insurgea Samuel alors qu’ils se regroupaient devant la plateforme des téléporteurs.
Thésée se contenta de hausser les épaules.
— Moi j’ai hâte de passer aux travaux pratiques, avoua Fanny en les rejoignant. J’imagine déjà la scène : « Mamie, faut qu’on parle ! »
Samuel grimaça :
— Sans moi !
— Quel rabat-joie ! se moqua Eva. Ne me dis pas que tu n’as jamais rêvé d’étriper personne ?
— Tu dis ça parce que pour une fois tu en sais moins que la prof, renchérit Aaron à l’adresse de Samuel.
— Je vous laisse voir ça avec votre conscience, répondit ce dernier en remettant son casque.
Thésée ne s’était jamais senti aussi joyeux lors d’une rentrée scolaire. Pour la première fois de sa vie, il prenait plaisir à retrouver ses professeurs. Cela faisait trois semaines que les cours avaient commencé, et ils avaient rencontré l’essentiel de leurs professeurs.
Seul ombre au tableau, les cours de pilotage de vaisseau n’étaient programmés qu’après les vacances de Noël. C’était pourtant un des cours qu’il attendait avec le plus d’impatience.
Ils avaient aussi le droit, une demie heure par semaine, à un étrange cours de Méditation Stellaire, Durant les séances, ils s’exerçaient à faire le vide dans leur esprit. Thésée ne comprenait pas très bien le sens de cette séance. Madame Félihenceta, l’enseignante spécialiste de la méditation, leur faisait faire la sieste sous la coupole du laboratoire d’astronomie, au-dessus d’une gigantesque sphère armillaire.
— Détendez-vous, oubliez qui vous êtes, oubliez d’où vous venez. Laissez votre esprit dériver, voguez entre les étoiles. Respirez, soufflez…
Aaron se pinça le nez, il n’arrivait pas à contenir son fou-rire. Samuel avait étendu les bras en croix sans prendre la peine de retirer ses écouteurs. Quant à Thésée, il avait les deux mains derrière la tête. Il songeait à cette fille qu’il avait aperçu le premier jour, avec sa mèche violette, et des yeux… Bon sang ! Quels yeux ! Il ne l’avait toujours pas recroisé depuis son arrivée. Il faut dire que la station était immense et que les journées étaient bien remplies. Il s’était déjà paumé un nombre incalculable de fois, confondant les innombrables étages de Gala-mère, les anneaux qu’on ne pouvait rejoindre qu’à l’aide des téléporteurs, et les milliers d’étudiants qui occupaient les lieux. Même avec un plan et un GPS dans la tête, Gala était une usine à gaz. Voxa venait quotidiennement le tirer de là.
Les filles du groupe participaient avec le plus grand sérieux à l’activité proposée par madame Félihenceta. Aaron s’attira une foudre noire quand il éclata de rire sans retenue ; l’enseignante leur avait demander de se rouler en boule dans l’optique de détendre leur périnée.
— Ne laissez pas vos émotions vous submerger. La méditation vous aidera à vous déconnecter des sources d’angoisses, et elle améliora votre connexion avec la mécaconscience. Sentez Gala vibrer en vous…
Des vibrations fourmillèrent dans les doigts de Thésée. Elles lui montèrent même aux oreilles. Il sentait bien Gala vibrer en lui, mais cela n’avait rien agréable, c’était même inconfortable.
Un étrange chahut dérangea la classe. Des gens couraient dans l’escalier de la salle d’observation.
Les terriens interrompirent leur activité.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
La tête d’un étudiant surgit par l’ouverture de la porte.
— C’est le Mothership, cria-t-il tout excité, le Mothership. Il va accoster à la station.
L’étudiant disparut aussi vite qu’il était arrivé.
— Hein ?
— Le Mothership ?
La classe attendait une explication. Au lieu de quoi, madame Félihenceta sauta sur ses deux jambes et bondit vers l’escalier en s’écriant folle de joie :
— Le Mothership, le Mothership ! Dépêchez-vous, il ne faut pas manquer ça !
Elle abandonna sa classe et se perdit dans la foule d’étudiants qui courait dans les couloirs.
— C’est quoi le Mothership ?
— C’est le vaisseau du capitaine Goodmeyers, répondit Voxa.
— Une célébrité locale ? demanda Aaron.
Laissés à eux-mêmes, les terriens n’eurent pas d’autres choix que d’imiter le mouvement. Ils convergèrent vers les grandes verrières de l’atrium. Une foule compacte, euphorique, s’était agglutinée au ré-de-chaussé. Certains, prêts à prendre tous les risques, enjambaient les rambardes des galeries supérieures.
— Ça fait du monde ! réalisa Thésée.
Personne à bord de Gala ne voulait manquer le passage du Mothership.
La bande des cinq rechercha une position à l’écart pour ne pas étouffer dans l’effervescence qui avait envahi l’atrium.
Thésée repéra Prosper dans la foule. Ce dernier les aperçut à son tour. Il se fraya un chemin pour les rejoindre.
— C’est le Mothership, le vaisseau du capitaine Goodmeyers, expliqua-t-il aussi exalté que les autres. J’ai entendu dire que le Mothership allait accoster pour une maintenance complète.
Aaron fit la moue :
— Je ne sais toujours pas qui est le capitaine machin.
Prosper était trop absorbé par l’évènement pour répondre.
— Il devrait arriver d’une minute à l’autre. Vous ne voulez pas vous rapprocher ?
— On voit très bien d’ici, répondit Samuel qui comme Aaron n’avait pas envie d’être englouti par l’essaim d’élèves.
— LE VOILA ! hurla un étudiant perché en haut d’une colonne, le nez collé à la vitre.
La foule exulta quand l’ombre d’un vaisseau émergea des abysses spatiaux.
Prosper siffla d’approbation, Aaron acquiesça, et Thésée ouvrit grand les yeux.
— C’est un super cuirassé, crut bon de préciser Prosper en applaudissant.
Thésée sollicita Voxa pour obtenir les renseignements nécessaires. Le Mothership était le plus grand vaisseau de guerre connu à ce jour.
— Il a été conçu dans l’optique de défendre la Ligue de Talos face à la menace que représente le peuple éolien, expliqua le génius. Grace à lui, le capitaine Goodmeyers a renversé le cours de la guerre en écrasant des adversaires pourtant supérieurs en nombre, lors de la bataille de la constellation d’Hydaspe. Depuis la destruction de leur flotte, les éoliens ont cessé toute tentative d’invasion, et les planètes membres de la Ligue de Talos vivent enfin en paix.
— Le Mothership est capable de tenir tête à plusieurs destroyers en même temps, ajouta Prosper. Ses canons découpent n’importe quel bâtiment adverse. On dit même qu’il a une puissance de feu capable de ravager des planètes.
— C’est effrayant, s’alarma Fanny. Comment peut-on seulement imaginer construire un truc pareil ?
— C’est dissuasif, se justifia Prosper insensible à la remarque de Fanny. Ça tient l’ennemi en respect.
Fanny s’inquiéta :
— Il y en a d’autres des vaisseaux comme ça ?
— Tu rigoles ! C’est le fleuron des fleurons. La seule chose capable de lui tenir tête, c’est Gala. La Ligue possède les deux armes les plus puissantes de tout l’univers, et vous les avez sous les yeux. D’un côté une station indestructible, de l’autre un vaisseau broyeur de planète. Les éoliens payeraient cher pour être à notre place. Mais si jamais le Mothership trouve leur base, c’en est fini d’eux.
— Et tu penses que Gala peut tenir tête au Mothership ? demanda Aaron.
— Je crois que la question ne se pose même pas. Non seulement elle lui tiendrait tête, mais je pense même que le Mothership n’aurait aucune chance. Les planètes ne rivalisent pas avec les étoiles.
Thésée n’eut pas le temps de s’interroger sur cette mystérieuse réponse de Prosper, parce que les haut-parleurs de Gala grésillèrent :
— La navette du capitaine Goodmeyers va atterrir dans le hangar numéro 8 !
L’euphorie s’empara de l’atrium. Les stations de téléportations furent prises d’assaut par les milliers d’étudiants. Thésée et les autres suivirent Prosper jusqu’au lieu-dit. Il y avait encore plus de monde que dans l’atrium. Le hangar numéro 8 était le plus grand hangar à vaisseau de Gala. Une vaste allée avait été improvisée ; les spectateurs s’agglutinaient de chaque côté des barrières. Le plafond cathédral amplifiait le tumulte.
— Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait à moitié peur, murmura Aaron à Thésée.
Fanny ne perdit pas un instant pour se donner en spectacle, elle lâcha un long youyou. Prosper la prit au pied de la lettre et cria à son tour. Les porte du hangar s’entre-ouvrirent. Une navette atterrit au milieu de l’allée. Un petit homme, un nain en fait, descendit le premier. Il boitait.
— C’est lui le capitaine Goodmeyers ?
Thésée était très déçu.
— Mais non, répondit Prosper, c’est le fidèle Major Pippen.
La foule explosa pour de bon. Le capitaine Goodmeyers, en chair et en os, descendait de la navette. C’était un très bel homme, une mèche rebelle sur le front, la clop au bec. Il marchait tel un vieux loup de mer, les mains perdues dans les poches de son long manteau de cuir.
Aaron pointa du doigt des filles du premier rang, elles pleuraient de joie.
— Regarde-moi ces groupies ! se moqua-t-il consterné.
Le capitaine Goodmeyers leva la tête et sursauta. L’ovation le déconcerta. Il leva poliment sa casquette pour saluer la foule ; elle s’embrasa de plus belle. L’amiral Trah-an, impeccable dans son uniforme blanc, repassé deux fois par jour, exhibait sa Légion. Il avança solennellement vers le capitaine et l’accueillit les bras ouverts.
Mais Thésée préféra regarder les étudiantes accoudées à l’a rambarde d’une plateforme supérieure. Le groupe observait attentivement la scène. Elles étaient impassibles et ne partageaient pas l’enthousiasme ambiant. Il reconnut immédiatement la fille avec la mèche violette et aux yeux mauves. Il l’avait cherchée toute la semaine, et la revoyait enfin. Elle fixait assidument le capitaine Goodmeyers. Thésée pouvait voir l’éclat de ses pupilles se dilater. Il se mit à rêver et aurait tout donné pour être à la place de l’homme du jour.
Le capitaine échangea quelques mots avec l’amiral Trah-an, puis, la voix de Goodmeyers résonna divinement dans toutes les oreilles.
— Au nom de tout l’équipage, merci du fond du cœur.
Le hangar trembla sous la nuée d’applaudissements. Encouragé par la foule en liesse, le capitaine reprit :
— Je n’oublie pas le temps où, l’amiral Trah-an et moi-même, étions élèves ici.
La voix de l’amiral Trah-an se substitua à celle du capitaine Goodmeyers.
— Je me souviens aussi, dit-il, que le capitaine Goodmeyers n’était pas toujours l’élève le plus assidu.
Le capitaine Goodmeyers s’esclaffa, signe qu’il approuvait la boutade.
— Pourtant, ajouta l’amiral comme pour se faire pardonner, c’est en véritable héros que nous le recevons aujourd’hui.
Le capitaine Goodmeyers salua modestement l’éloge, une rougeur gonflait ses pommettes. Cette modestie d’un homme adulé le rendit bientôt sympathique aux yeux de Thésée.
Et pour remercier le capitaine de ses exploits, la foule se mit à chanter comme un seul homme.
Si tu cherches ton chemin la nuit.
Que ton cœur s’assombrit.
Lève les yeux vers les cieux,
Il y aura toujours une étoile
Pour t’accueillir, te recueillir
Qui que tu sois, où que tu ailles.
Quoi que tu croies, quoi que tu vailles…
Le cœur de Thésée s’écarquilla. Quelque chose de lointain se mit à résonner en lui.
— C’est quoi cette chanson ?
— C’est l’hymne des naufragés, expliqua Voxa mentalement. Son titre exact : Le clair de la nuit.
Prosper chantait à plein poumon.
Le génius, d’une voix douce, demanda alors à Thésée :
— Quelque-chose ne va pas ?
Thésée avait déjà entendu cette chanson quelque part. Seulement, il ne savait plus où, ni quand. Le chant réveilla chez lui une profonde tristesse, comme un ruisseau qui clapote discrètement sous de vieilles pierres et de hautes herbes.
— Non ! Rien ! mentit-il.
Voxa n’insista pas.
Le capitaine Goodmeyers et l’amiral Bird attendirent la fin de la chanson pour s’éclipser. La foule se dispersa aussi vite qu’elle était arrivée. Il ne resta plus, dans l’immense hangar, qu’une poignée de techniciens afférés sous la navette, ainsi que Prosper, Eva, Aaron, Fanny, Samuel, Thésée, et une forte odeur de sueur. Les cinq terriens étaient perplexes, mais ils n’osèrent pas le dire, afin de ne pas vexer Prosper fou de joie. Au fond d’eux, ils se sentaient dépassés par l’étrange euphorie à laquelle ils venaient d’assister.
Thésée leva la tête vers la plateforme, la fille était encore là. Pire, elle les regardait. Il vit la nébuleuse régner au fond de ses yeux. Au croisement des regards, elle sourit et s’en alla.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Un grand moment d’émotion, avoua Prosper, une vraie chance pour nous tous. Ce type est une légende vivante.
— Ça ! Une légende ?
Prosper tapota Aaron à l’épaule avec condescendance.
— Si tu es ici aujourd’hui, c’est grâce à lui.
Aaron voulait répondre, mais Prosper mit fin à la discussion :
— Bon, il faut que je file. On se voit plus tard.
— Super idée, répondit Aaron en se plaçant volontairement entre lui et Fanny.
Mais Thésée n’écoutait plus. Perdu dans ses pensées, il était trop occupé à savourer son bonheur. Il l’avait revue, et elle l’avait regardé. Sa journée sonnait comme un véritable succès.